Chapitre 6.2

12 minutes de lecture

Eliah n’avait pas détaché son regard de l’Île qui se rapprochait petit à petit. Ou plutôt, elle grossissait à mesure que le vaisseau se dirigeait vers la planète. Dès l’instant où elle fut visible à l’œil nu, Eliah s’était planté devant la baie vitrée dans la salle de commandement. Asbel l’avait rejoint quelques heures plus tard, alors que l’agitation gagnait peu à peu le vaisseau. Il s’était assis à côté de son ami, sans que celui-ci s’en aperçoive. Ses iris restaient rivées sur le spectacle qui se révélait à eux. Malgré tous les récits qu’il avait lus, rien n’avait pu décrire parfaitement la vue qu’offrait l’Île.

Asbel s’approcha davantage de la vitre, le nez presque collé à la surface froide. Pendant de longues semaines, il avait essayé d’imaginer l’Île et sa beauté. Mais il n'aurait jamais pu inventer de telles nuances. Il n’avait jamais vu ces teintes. La planète semblait irradier, Asbel n’arrivait même pas à trouver les mots pour décrire l’aspect des océans. Même dans le désert où il habitait, sans aucun nuage, le ciel n’avait jamais été aussi beau et chatoyant que ces mers.

Une gigantesque tache verte se détachait du fond turquoise. La couleur était si intense, rien ni personne n’aurait pu peindre ou décrire l’Île sans lui faire défaut. Aucun appareil n’aurait été capable de capturer sa beauté. Les nuances étincelantes devinrent plus précises et nombreuses tandis que le vaisseau entamait sa descente.

Asbel jeta un regard rapide à Eliah et découvrit avec étonnement que les joues de celui-ci étaient recouvertes de larmes. Il n’avait pas vraiment pris le temps de mesurer à quel point son ancien ami était attaché à cet endroit. Il avait certes écouté ses histoires mais sans vraiment apporter une grande attention aux anecdotes de sa vie. Comme tous les citoyens de Rianon, Asbel avait toujours voulu aller sur l’Île, mais le temps passé avec Eliah avait surtout été pour lui soutirer des informations : l’accès le plus facile pour atteindre l’Île, sa capitale, des dangers potentiels… Jamais le jeune homme n’avait éprouvé un tel attachement pour Rianon. Mais il comprit en la voyant que l’Île n’avait rien de comparable.

Pendant quelques secondes, Asbel fut assailli par les remords. Il savait que ses actions étaient impardonnables. Certaines nuits, il se réveillait en sursaut, saisi d’angoisse à l’idée que des centaines de vies allaient être massacrées par sa faute. Il essayait de se rassurer en repensant au plan de son père. Selon lui, les pertes seraient minimes. Une fois que la mince armée du Seigneur de l’Île serait vaincue, les habitants se plieraient au nouveau régime. Les Îliens avaient perdu leur combativité depuis bien longtemps. La Purge était encore gravée dans la mémoire de tous. Asbel doutait pourtant de ces paroles, proférées par son père. Il voyait bien avec quelle détermination agissait Eliah, élevé sur l’Île, mais qui n’était même pas considéré comme un Ilien. Alors, par moment, le jeune homme ne pouvait s’empêcher de douter.

Tout ce périple à cause de son égoïsme et de son envie de voir l’Île. Et surtout, son envie de quitter Rianon. Un tel voyage ne valait-il pas tous les sacrifices ? Il savait qu’il aurait été capable de renoncer à tout pour quitter sa planète natale. Et c’était ce qu’il avait fait. L’Île représentait le sanctuaire sacré dont Rianon limitait l’accès depuis des décennies. C’était devenu une planète presque légendaire. Ce voyage n’était pas seulement un coup d’état. Pour le jeune citoyen de Rianon, c’était l’accomplissement de ses rêves.

Dès son plus jeune âge, Sevastian avait abreuvé ses fils de légendes à propos de l’Île, que lui-même tenait de ses parents. Ses nombreux voyages avaient été motivés par l’envie de découvrir le Sanctuaire. Il s’était toujours dit que les jungles exotiques d’Escaris pouvaient ressembler à l’Île. Il savait à présent que rien n’était comparable.

Les reliefs qui recouvraient la planète et les nuances de bleu qui composaient ses fonds océaniques lui apparurent plus clairement. Malgré la taille de l’Île, qui devait bien faire la même taille que le continent principal de Rianon, les mers qui l’entouraient recouvraient le reste de la planète et représentaient une surface si grande qu’Asbel était encore bouche bée.

Toute cette eau. Depuis bien longtemps, Rianon avait réussi à assainir cette ressource et la rendre viable. Devant ses yeux, il y en avait assez pour boire toute une vie, pour se laver et même se baigner ! Un tel trésor pour si peu de gens. Il sentit une bouffée de colère – voire de haine – l’envahir. La planète d’Asbel abritait plusieurs milliards d’humains en manque d’eau. Et cette Île en était recouverte !

Oh il y avait d’autres mondes avec des ressources hydriques, mais jamais aussi importantes. Rianon avait asséché de nombreuses colonies pour sa survie, détruit des écosystèmes entiers. Ce pillage avait duré des siècles durant, jusqu’à ce que les citoyens soient obligés de parcourir des millions d’années lumières pour coloniser d’autres astres. Et cet essaimage avait affaibli la planète, créé des révoltes. Toute la république avait été sur le point de s’effondrer, jusqu’à ce qu’ils trouvent l’Île.

Cette maudite île qui leur posait finalement tant de problèmes. En organisant le voyage avec son père, Asbel avait vite saisi toutes les complications logistiques que comprenait leur l’arrivée. Ils avaient passé de longues heures à se creuser les méninges pour trouver une solution. Grâce à son poste au gouvernement, Sevastian avait eu accès aux documents interdits qui parlaient de l’Île. Il avait arrêté de compter le nombre de rapports, livres, récits de voyage qu’ils avaient épluchés pour trouver la moindre faille dans leur plan. Alors si Rianon n’en voulait plus, ça deviendrait leur mine d’or.

Asbel avait dû batailler pour que son père accepte qu’il vienne. Il avait trouvé presque cruel d’être laissé sur place après tout le mal qu’il s’était donné. Il avait passé des semaines à manipuler Eliah, à lui mentir, à essayer de le faire parler. Il avait été aidé par l’étrange attitude de son ami qui était souvent la tête dans les nuages, comme dans un état second. Il l’avait réconforté, et finalement, cela lui avait presque brisé le cœur de devoir le trahir. Il avait sacrifié ses études, ses autres amis pour se consacrer à l’Île.

Cette planète avait toujours représenté un attrait pour Asbel, mais depuis l’arrivée d’Eliah, l’Île était devenue une obsession. Il savait que c’était le voyage de sa vie. Il avait été hors de question pour Asbel de rester avec son frère, à attendre que le voyage se passe sans lui. Sa relation avec Dimitri s’était beaucoup améliorée car pour la première fois de sa vie, sa passion avait été partagée par son frère et son père. Dimitri s’était beaucoup impliqué, et fut heureux de diriger les opérations depuis Rianon. Il ne pouvait pas voyager, à cause de sa maladie, mais ce soutien depuis leur planète natale lui permettait de participer à l’opération et de rassurer son père et son frère.

« Qu’est-ce que c’est ? », demanda soudain Eliah.

Asbel suivit des yeux ce que son ami pointait du doigt. Il lui expliqua qu’il s’agissait de petits satellites qui gravitaient autour de l’Île. Ils avaient été installés des décennies plus tôt afin de protéger la planète d’invasion extérieure. Le Sanctuaire de Rianon ne devait pas profiter à d’autres états.

« Seuls les vaisseaux avec une accréditation spéciale ont le droit de passer. Si un vaisseau sans autorisation approche, les satellites lui tirent dessus. »

Eliah pâlit.

« Ne t’inquiète pas, mon père en a dérobé plusieurs à son travail. On ne craint rien normalement. »

Ils reposèrent leur attention sur la planète. La nuit était en train de tomber sur ce côté-ci de l’Île et des points lumineux commencèrent à apparaître. Asbel faillit lâcher un rire méprisant en voyant seulement quelques zones peuplées. L’invasion avait fortement diminué la population, un siècle plus tôt, ainsi que les épidémies. La chasse aux sorcières et aux créatures avait fini par réduire considérablement la population. Même si le Seigneur avait une armée, elle ne ferait jamais le poids face aux armes des mercenaires.

Asbel fut sorti de ses pensées par un sursaut involontaire. La gravité de l’Île faisait à présent effet sur le vaisseau et la descente n’était plus aussi douce. C’était l’une des phases les plus délicates du voyage, la plus incertaine. Il remarqua qu’Eliah s’était levé et que son visage était recouvert de sueur, un mélange d’excitation et de peur. Il avait relevé ses manches qui dévoilèrent ses cicatrices. Asbel sentit son cœur se serrer.

Il savait qu’il était puni pour ses actions. Pour avoir manipulé et trahi son ami, il était condamné à rester avec lui, alors qu’Eliah le haïssait à présent. Mais n’était-ce pas ce que méritait Asbel ? La punition s’était accentuée lorsqu’il avait découvert les scarifications sur le bras de son ami. Ses marques sanglantes qui lui hurlaient que tout était de sa faute. S’il n’avait pas manipulé Eliah ainsi, jamais il ne se serait fait du mal. L’Îlien n’avait pas supporté de trahir sa planète, de placer sa confiance dans la mauvaise personne.

La subite agression d’Eliah, dans la chambre, deux semaines plus tôt, avait beaucoup surpris Asbel. Jamais il n’avait soupçonné tant de brutalité chez son ami. Il s’était passé et repassé en boucle cette scène dans sa tête sans comprendre pourquoi Eliah avait agi ainsi. Le citoyen de Rianon avait été désolé de découvrir les cicatrices. Le poids de la culpabilité lui avait écrasé le cœur. Etait-ce de sa faute si Eliah avait une attitude aussi étrange ? Il n’avait rien dit à son père, tout d’abord parce que son ami lui avait vraiment fait peur, et aussi parce qu’Asbel savait au fond de lui qu’il méritait cette haine.

Une nouvelle secousse, plus violente cette fois, ébranla le vaisseau. Plusieurs personnes vacillèrent et se retinrent de justesse. L’atmosphère changea soudain et on sentit la panique gagner quelques membres de l’équipage. Asbel se redressa et son sang se glaça dans ses veines. La descente du vaisseau était bien trop rapide. Des exclamations énervées lui parvinrent du commandant, ce qui n’était pas bon signe. L’Île brouillait les appareils. Tous le savaient, mais c’était différent de le vivre. Des ordres fusaient dans tous les sens et bientôt un vrai chaos régna dans la salle de contrôle.

Asbel reporta son attention sur la vitre et le décor qui filait à toute vitesse autour d’eux. La nuit était tombée et leur vue était très limitée. Les appareils n’étaient plus en mesure de calculer la distance qui les séparait du sol, et la visibilité était nulle. Une vague de panique secoua toutes les personnes présentes. Seul Eliah semblait échapper à l’hystérie générale.

Un grand sourire illuminait ses traits. Si cette descente continuait à mal se dérouler, cela signifiait la fin de ce voyage et donc la fin de cette invasion. Sevastian était donc si arrogant qu’il avait cru pouvoir arriver sur l’Île en douceur ?

Les secousses de plus en plus fortes et violentes agitaient tout le vaisseau de tremblements frénétiques. Eliah se décida enfin à lâcher la vue du regard. On n’y voyait plus rien depuis déjà quelques minutes. Il entendit vaguement que les projecteurs étaient en panne mais l’information se perdit dans la cacophonie.

Eliah se faufila tant bien que mal parmi la foule pour quitter la salle de commandement avec une idée derrière la tête. Dans les couloirs, des lumières rouges clignotaient et accentuaient l’atmosphère d’angoisse qui régnait dans le vaisseau. Des mercenaires et des techniciens couraient dans tous les sens et ne se préoccupèrent pas d’Eliah. Il eut des difficultés à atteindre les étages inférieurs ; le jeune homme était ballotté dans tous les sens et se cognait sans arrêt aux parois. Il dut plusieurs fois se tenir à un tuyau pour ne pas tomber. Il finit par remarquer qu’Asbel le suivait, avec tout autant de difficulté.

« Tu vas où ? », lui demanda son ancien ami.

Eliah s’apprêtait à lancer une pique cinglante mais une secousse bien plus puissante que les autres les fit tomber par terre. Elle fut suivie par deux autres chocs puissants et le calme revint. Une douleur élança le bras d’Eliah, mais il se releva rapidement. Il ignora Asbel qui lui exhortait pourtant de l’attendre.

Le jeune homme atteignit la salle de chargement. Elle était remplie d’armes de tous calibres et de provisions. Les caisses s’empilaient par centaines dans l’entrepôt. Il passa au milieu en ignorant ce qui l’entourait. Toutes les lumières avaient cessé de fonctionner et le générateur de secours, censé marcher sur l’Île, avait visiblement un problème. Seules des petites lumières rouges éclairaient faiblement le vaisseau. Cela suffit à Eliah pour se repérer et il fonça vers à la grande porte. Asbel le retrouva quelques minutes plus tard mais le portail métallique était toujours clos. Les boutons ne fonctionnaient pas et il cherchait un autre moyen pour l’ouvrir. Enfin il trouva sur une manivelle circulaire. Il moulina rapidement sous le regard intrigué d’Asbel.

« On est en pleine mer, tu comptes vraiment t’enfuir à la nage ? ricana celui-ci. Il faudrait que tu nages pendant des semaines pour trouver de l’aide. »

Eliah l’ignora. Il ne l’entendait même pas. Son esprit était focalisé sur une chose. Petit à petit la plateforme se mit à descendre et le doux son des vagues lui parvint enfin. Un long frisson de plaisir lui parcourut l’échine. Il savait bien qu’il ne pouvait pas s’enfuir. La mer était bien trop agitée à cause de l'amerrissage. Cependant, tandis que l’équipage s’échinait à remettre le vaisseau en état, il pouvait jeter un coup d'oeil aux alentours. Peut-être apercevrait-il un îlot ? Ou encore mieux, un navire.

Asbel crut qu'Eliah allait nager, lorsque l'Îlien commença à enlever ses chaussures. Le citoyen de Rianon sentit monter en lui une sorte de panique. Jamais il n’avait été entouré par autant d’eau. Il s’approcha de la porte avec lenteur et appréhension et la vue d’une énorme vague le fit reculer à toute vitesse. Les nuages, épais dans le ciel, dissimulaient la lune. L’extérieur était à peine discernable et les lumières n’avaient toujours pas été remises dans le vaisseau.

« T-t-tu vas te noyer si tu nages là-dedans. Attends que la mer se soit calmée », supplia-t-il.

Son ancien ami l’ignora. Il regarda l’eau avec envie. Une dispute se déroulait dans son esprit, opposant sa furieuse envie de plonger, à sa raison qui s'inquiétait. Cela faisait des mois qu'il rêvait de la mer, et à présent qu'elle se trouvait à quelques mètres de lui, elle lui était interdite.

« On devrait retourner voir mon père, il doit être inquiet… »

Eliah avait une autre idée en tête. Il s’approcha de la porte et se pencha sur le côté, où une échelle en métal, soudée au vaisseau, permettait d’accéder au sommet. Il entreprit de l’escalader sous les exclamations intriguées d’Asbel. Après deux semaines à le supporter, Eliah n’en pouvait plus. Il était irrité par la moindre de ses remarques et d’autant plus maintenant qu’ils étaient arrivés.

De là-haut, il pourrait peut-être apercevoir un îlot. Le plan de Sevastian consistait à arriver non loin d’une des îles secondaires pour ne pas être repéré depuis l’Île, et ensuite de rejoindre la capitale pour l’attaquer. Mais Eliah ne voyait rien à l’horizon. Il attendit quelques minutes, le cœur battant, mais les nuages dissimulaient la lune et seule l’obscurité l’entourait. Il frissonna à cause de ses vêtements mouillés et s’apprêtait à rentrer.

Soudain, un rayon de lune se fraya un chemin et Eliah hoqueta de surprise. Il n’avait pas remarqué l’énorme navire qui s’approchait d’eux. Toutes les lumières du bateau étaient éteintes et aucun bruit n’en provenait. Le jeune homme se demanda pendant quelques instants si ce n’était pas son esprit qui lui jouait des tours ou si un mythe de bateau fantôme n’avait pas pris vie devant ses yeux. Une détonation retentit, qui le fit sursauter et un boulet de canon percuta le vaisseau spatial. Eliah tomba sur les fesses et commença à glisser sur la coque en métal. Il se retint de justesse à l’échelle, le cœur battant la chamade.

Il ne comprit pas tout de suite ce qui était en train de se passer. Un second projectile atteignit le vaisseau de plein fouet. Un nuage de fumée s’éleva de l’autre côté de la coque en métal. Il n’entendait pas à l’intérieur, mais pouvait imaginer le capharnaüm qui régnait dans la salle de commandement. Les citoyens de Rianon avaient à peine le temps d’atterrir que déjà ils étaient attaqués ! Eliah se mit à sourire. Le plan de Sevastian ne se déroulait pas comme prévu visiblement. Après tout le jeune homme n’avait jamais mentionné la présence des pirates sur les mers.


Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Krysten ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0