Chapitre 7.1

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Lenaïs regagna la plage d’un pas trainant. Elle avait passé son sac de voyage en bandoulière et il lui cognait la jambe gauche. De sa main valide, elle tenait les pans de sa veste. Elle n’avait pas vu le temps passer sur ce bout d’île, mais une grande lassitude l’avait envahie. Peut-être était-ce cette isolation qui avait fait remonter de douloureux souvenirs.

Les Îliens appelaient cet endroit « Le bout du monde » et elle avait rapidement compris pourquoi. Elle était venue dans le but de trouver une réponse à ses questions mais la jeune femme repartait bredouille. Trois mois s’étaient écoulés et elle se questionnait encore plus qu’à son arrivée. La frustration et la solitude se mélangeaient en elle.

Elle n’avait pas été seule sur l’ilot. Un mois après son arrivée, elle avait remarqué une présence humaine au sud, on aurait dit des naufragés. Elle y était retournée à la nuit tombée, pour observer en toute discrétion. Thanael lui avait assuré qu’il n’y avait rien d’intéressant sur ce morceau d’île vide, mis à part quelques mines abandonnées. Il avait d’ailleurs hésité à la conduire ici. Quel intérêt d’explorer un bout de caillou désert ? Elle avait supplié Thanael de naviguer jusqu’ici, malgré les quatre semaines de voyage. Il avait fini par accepter, car il savait quelle importance ces recherches représentaient pour elle. L’équipage ne fut pas difficile à convaincre ; il ne leur fallait pas une raison pour voguer sur les flots, c’était dans leur sang.

Elle était tombée sur un campement d’une petite vingtaine de personnes. Ce n’était pas des mineurs. Ils avaient l’air malades ou en mauvais état pour la plupart. Quelques bicoques avaient été dressées autour d’une plage. Ils faisaient sécher du poisson. Ces gens n’étaient pas dangereux. Elle préféra les ignorer. Ils ne s’éloignaient jamais beaucoup de la zone de leur campement et personne n’était venue la déranger.

Deux mois plus tard, comme convenu, le bateau devait revenir la chercher. Et le moment était venu. Lenaïs s’était attardée le plus possible dans les mines dans l’espoir de trouver quelque chose, jusqu’au dernier instant, et elle était en retard. Pourtant, elle savait que jamais Thanael ne l’abandonnerait ici.

Elle ressentait pourtant une appréhension à l’idée de retourner sur le bateau. Elle était rongée par le doute et l’incompréhension. Cela faisait un peu plus d’un an que ses recherches avaient commencé et elle n’avait pas avancé. La Purge avait détruit tous les livres et toutes les personnes en mesure de l’aider. Cette île n’avait été qu’un gros tas de cailloux sans intérêt. De nombreuses fois, cette question était revenue à son esprit pendant son séjour : devait-elle abandonner ? Lenaïs avait passé sa vie à chercher l’Île. Maintenant qu’elle y était, elle ne pouvait pas baisser les bras.

La jeune femme escalada avec difficulté le dernier monticule qui la séparait de la plage. Son sac était lourd et elle avait trop chaud avec sa veste. Elle s’arrêta à bout de souffle en haut de la butte et vit au loin L’Albatros. Son cœur s’emballa et elle dévala la pente à toute vitesse. Elle avait fini par s’habituer à vivre sur le navire, parmi ces hommes un peu rustres au premier abord. Mais ils avaient pris soin d’elle. Lenaïs savait au fond d’elle qu’au moment venu, il serait difficile de les trahir.

Un sourire naquit sur ses lèvres en voyant le pavillon noir, dressé en haut du mat. Avaient-ils rencontré des problèmes ? Les océans étaient dangereux et remplis de pirates. Pourtant, elle n’avait pas douté une seconde qu’ils aient pu ne jamais arriver au rendez-vous. Depuis combien de temps étaient-ils arrivés ? Thanael lui avait dit qu’il enverrait un coup de canon si l’attente était trop longue, mais elle n’avait rien entendu.

Son regard se posa ensuite sur la petite barque qui l’attendait sur la berge. Le capitaine était dos à la plage et regardait l’horizon. Elle s’arrêta quelques instants, pour reprendre son souffle et essuyer la sueur qui coulait le long de son front. La brise marine souffla sur son visage et elle ferma les yeux quelques instants. Le vent secoua ses cheveux et dévoila une des cicatrices sur sa joue. Même s’il n’y avait que Thanael dans les parages, elle rabattit immédiatement ses mèches, gênée. Elle avait pris l’habitude de cacher son handicap et ses cicatrices, même à l’équipage, qui était pourtant habitué.

Elle avança tant bien que mal dans le sable épais et chaud, son sac semblait plus lourd à mesure qu’elle progressait. Traverser la plage sous le soleil de plomb lui parut durer une éternité et elle fut heureuse de voir Thanael se retourner en sentant une présence dans son dos. Un grand sourire illumina son regard et il la rejoignit en trottinant. A quelques mètres l’un de l’autre Lenaïs jeta son sac dans le sable et l’homme la prit dans ses bras. Elle décolla légèrement du sol et ils s’embrassèrent avec passion.

Ils durent mettre fin à leur étreinte, à bout de souffle. Lenaïs n’aurait voulu l’admettre, mais le capitaine lui avait terriblement manqué. Elle s’était sentie si seule sur cette île aux confins du monde. L’homme lui caressa doucement la joue, le regard rempli de tendresse. Un rire cristallin franchit les lèvres de la femme. Elle se sentait comme une adolescente transie d’amour, tremblante d’émotion.

Elle récupéra son sac et monta dans la barque tandis qu’il mettait le canot à flot. Elle en profita pour le dévorer du regard et admirer ses muscles saillants sous sa chemise mouillée par la mer. Il avait laissé pousser sa barbe et ses cheveux, ce qui lui donnait un air plus sauvage. Elle remarqua des blessures tout juste cicatrisées ; son arcade sourcilière avait été fendue, il ne restait plus qu’une fine ligne rougeâtre, ainsi qu’une croûte au niveau de la bouche. Son ample chemise blanche dévoilait le haut de son torse musclé et tanné par le soleil, et cachait d’éventuelles contusions sur son corps, mais elle les découvrirait bien assez tôt.

Il poussa la chaloupe jusqu’à avoir de l’eau jusqu’aux cuisses et monta à bord. Ils s’installèrent de façon à ce que Thanael ait le dos au rivage et il entreprit de ramer jusqu’à L’Albatros. Ils ne décrochèrent tout d’abord pas un mot ; ce qui était habituel pour Lenaïs mais pas pour Thanael. L’homme pouvait paraître taciturne au premier abord, mais il aimait beaucoup discuter, encore plus lorsqu’ils ne s’étaient pas vus depuis des mois. Mais il semblait soucieux, une barre d’inquiétude marquait son front buriné.

« Je n’ai rien trouvé », lâcha-t-elle.

Il redressa le visage, presque étonné d’être sorti de ses pensées. Il ne trouva rien à répondre, peut-être parce qu’il s’y attendait un peu.

« Je ne comprends pas d’où ça vient. Que ce soit sur l’Île ou ici, l’énergie est la même. Le réseau doit être immense, marmonna-t-elle.

̶ Il faudrait que tu songes à aller en ville. On trouvera peut-être des sages qui ont la réponse. Je sais que tu voulais trouver par toi-même, explorer les possibilités, toute seule mais… Ça fait déjà un an et tu n’as pas avancé.

̶ Tu as peut-être raison… »

Elle se renfrogna quelque peu. Cette année de recherche à parcourir les mers avec eux… Avait-elle perdu son temps ? Ou avait-elle tout fait pour retarder sa véritable mission ? Cette question l’avait beaucoup taraudée pendant son séjour ici. Les premiers temps, elle avait été obnubilée par ses recherches. Ce nouveau terrain offrait tant de possibilités, elle s’était sentie enorgueillie de trouver une nouvelle piste. Mais cela n’avait mené à rien. Et après ces mois passés seule, les doutes l’avaient assaillie.

Ils approchaient du navire. Son cœur se fit plus léger en voyant la figure de proue, qui était devenu le symbole de sa nouvelle maison. Dès le début, Lenaïs était tombée amoureuse de cette magnifique statue. La sculpture représentait une sirène qui tendait les bras et formait une coupe avec ses mains. Lenaïs ne comprenait pas vraiment le sens de ce geste, même si Thanael lui avait expliqué que c’était un signe de soumission. La figure représentait l’ensemble des mythes marins, tous rassemblés sous l’image de la sirène, et cette position était leur soumission. Les océans avaient été domptés par l’homme. Lenaïs voyait plutôt un geste doux, de paix et d’acceptation, même si c’était en contradiction avec les pirates.

La queue de poisson était taillée dans le bois avec une précision incroyable, chaque écaille était visible et unique. Son corps continuait le long de l’étrave et disparaissait sous les flots. Lenaïs n’avait jamais vu le bateau hors de l’eau, mais elle imaginait parfaitement la nageoire caudale s’étendre de part et d’autre de la quille.

Elle aimait par-dessus tout les ailes d’albatros qui entouraient la proue et encadraient le navire de part et d’autre. Cet oiseau était symbole de la liberté et de bon augure. Les voiles étaient, à son image, blanches avec un dégradé noir. Leur rafistolage fréquent avait cependant modifié les teintes, et ressemblait plus à un assemblage chaotique.

Elle fut sortie de ses pensées par Thanael, qui prit enfin la parole.

« Il s’est passé quelque chose hier soir. Un vaisseau de Rianon s’est écrasé non loin d’ici. On l’a bombardé, je ne pense pas qu’il y ait de survivants. »

Ils arrivèrent en bas de l’échelle de coupée. Lenaïs pouvait entendre les exclamations enjouées des membres de l’équipage qui les regardaient par-dessus le bastingage. Elle leur fit un signe de la main. On leur avait lancé des cordages pour attacher la chaloupe qui serait ensuite remontée sur le bateau. Thanael s’arrêta au milieu d’un nœud :

« Et s’il en vient d’autres ? », demanda-t-il.

Elle reposa son attention sur lui. Elle ne l’avait jamais vu dans un tel état, aussi inquiet. Cet événement représentait tout ce que Thanael redoutait. La Purge avait été un traumatisme pour lui et sa famille. Si Rianon reprenait son invasion, le capitaine avait des raisons d’être nerveux.

« On va en parler plus calmement à b… »

Elle ne finit pas sa phrase et tourna vivement le visage vers le haut du navire.

« Il y a quelqu’un à bord.

̶ On a recueilli un homme du vaisseau, expliqua-t-il en prenant le sac de sa compagne. Un soi-disant prisonnier. Il nous a fait une scène hier soir, on a halluciné. Mais… comment tu le sais ?

̶ J-j-je le perçois ? C’est étrange, je n’avais jamais ressenti ça. »

Thanael lui lança un regard intrigué, mais elle fut incapable de fournir davantage d’informations. Elle resta seule dans la barque jusqu’à ce que Thanael ait fini d’escalader. La jeune femme essaya d’analyser cette sensation, sans pour autant en être capable. Elle avait l’impression qu’un intrus était à bord, une présence inconnue. Ce n’était pourtant ni malveillant, ni dangereux.

Elle fut ramenée à la réalité par Thanael qui lui avait lancé une corde. Elle la noua autour de son bras droit et commença à gravir l’échelle. En haut, le capitaine tira la corde, ce qui l’aida à monter.

Elle fut accueillie par presque tout l’équipage. Ils avaient sorti des bouteilles d’alcool pour fêter son retour. Cela lui mit du baume au cœur de tous les revoir. Jamais elle ne l’aurait avoué, mais Lenaïs s’était attachée à chacun d’entre eux, d’une certaine façon. Theo, le second, l’avait beaucoup aidée pendant sa convalescence, Mogz le borgne lui avait appris à pêcher, Fij et Tij les jumeaux lui avaient appris à se battre. Elle avait été le juge du concours d’alcool et du concours de pêche. Et elle savait que depuis son arrivée sur le navire, la vie était bien plus facile. La nourriture plus variée, les escales se faisaient dans des endroits reculés et magnifiques que seule elle pouvait localiser.

A son arrivée, elle avait craint que la discorde ne s’installe. Les pirates étaient superstitieux, et la présence d’une femme à bord était synonyme de malheur. Cependant, les capacités de Lenaïs les avaient fait changer d’avis. Elle se souvenait encore de la manifestation du don, seulement deux semaines après son arrivée sur L’Albatros. Lefi, le cuistot, s’occupait de changer son bandage et avait trop serré le pansement. La femme avait alors hurlé de douleur et le bureau s’était renversé, dans la cabine du capitaine. Ils étaient restés tous les deux ébahis.

Elle se rappelait encore l’étrange éclat qui s’était mis à briller dans l’œil intact du pirate. Une sorte de fascination et de peur. La femme avait oublié la douleur pendant quelques instants, tandis que l’excitation montait en elle. Jamais elle n’aurait cru possible que le don se manifeste chez elle. A cet instant, elle avait su que sa mission en serait grandement facilitée, mais c’était avant d’apprendre l’histoire de l’Île et la Purge.

De sa main valide, elle avait fait un geste, sans vraiment se concentrer, et le bureau s’était remis debout. Lefi avait presque sauté du lit et s’était collé au mur. Elle ne l’avait jamais vu aussi apeuré. Elle avait voulu rassurer le pirate, mais celui-ci avait quitté la cabine et ramené Thanael. La nouvelle se répandit à toute vitesse sur le navire, et tous les pirates voulurent lui prendre la main – elle apprit plus tard que c’était signe de chance que de toucher un Eire. Contrairement aux autres, le capitaine n’avait pas montré de la peur à son égard. Au contraire, il voulait la protéger et qu’elle développe le don.

Après cet événement, tous les membres d’équipage la protégèrent et l’aidèrent dans sa convalescence. La crainte demeurait dans leurs gestes, mêlée d’un respect qui plaisait à la femme. Puis, au fil des mois, ils avaient compris qu’elle n’était pas une déesse, et une vraie entente s’était créée entre eux.

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