Chapitre 8.1

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Eliah ne savait pas combien de jours s’étaient écoulés. Il oscillait entre la réalité et la brume. Lorsqu’il ne vomissait pas à cause du mal de mer, il aurait pu se croire sur le petit bateau de pêche de son père. Durant son enfance, il l’accompagnait presque tous les jours. Parfois quand il se sentait fatigué, l’enfant s’allongeait à même les planches, se recouvrait d’une fine couverture pour échapper aux rayons du soleil, et se laissait bercer par le bruit des vagues. Ces rares moments euphoriques de nostalgie étaient vite terminés. Voyager au fond de la cale, sans même voir la lumière du jour, seulement balloté par les vagues… Son estomac ne le supportait pas. Et il se sentait presque honteux de ne plus avoir le pied marin.

La nourriture n’arrangeait en rien son mal-être. Les repas étaient constitués d’œufs durs et d’une sorte de gruau sans goût. On lui en apportait souvent mais il n’avait jamais vu personne descendre jusqu’aux geôles. A cause de la brume, il était incapable de distinguer les jours et les heures qui défilaient. Le jeune homme n’arrivait pas à avoir les idées claires. Et il n’avait aucun moyen de chasser ce coton qui entourait son esprit. On lui avait retiré toute chance de faire de nouvelles étoiles sur ses bras. Il pouvait toujours enfoncer ses ongles dans ses paumes, mais le résultat n’était pas aussi efficace.

Ses rares moments de conscience étaient dominés par l’angoisse. Il doutait de ses chances de survie, et plus inquiétant encore, de l’avenir de l’Île. Au moment de l’attaque du vaisseau par les pirates, Eliah n’avait pas vu la balise de détresse décoller. Soit l’équipage ne l’avait pas déclenchée, soit son plan avait fonctionné et elle était sabotée. Pourtant cette pensée ne lui apportait que peu de réconfort.

Combien étaient morts par sa faute ? Le poids de ses actes pesait lourd sur ses épaules, il acceptait presque la brume comme une délivrance de ses remords. Personne n’avait eu la moindre chance face à l’attaque. Ils avaient été pris au dépourvu. Tous les problèmes à bord du vaisseau, l’amerrissage catastrophique, plus l’attaque… Ils avaient dû se noyer. Et Eliah savait que les citoyens de Rianon ne savaient pas nager.

Le jeune homme ne pouvait s’empêcher de se sentir coupable. Il n’avait cependant eu aucun moyen de contrecarrer l’opération. S’il n’avait pas pris la metelite de la balise, celle-ci aurait décollé et les secours de Rianon seraient déjà en chemin. Eliah avait permis un sursis à l’Île. Il essayait de se persuader qu’il avait agi de la bonne façon. En promettant de secourir sa planète, il n’avait pas pensé aux conséquences que cela entraînerait. Il avait simplement songé à sa mort, sans imaginer celle des autres. Il lui fallait réussir à sauver l’Île pour que toutes ces victimes ne soient pas vaines.

Un bruit métallique le fit sortir de ses pensées. La cage venait d’être refermée. Le sceau avait été vidé et une nouvelle assiette se trouvait devant lui. Eliah secoua la tête pour se réveiller et constata qu’une personne le regardait. L’homme était assis sur une caisse, comme Lenaïs l’autre fois. Dans la pénombre, Eliah distingua un homme bien bâti, aux épaules larges. Des cicatrices striaient ses bras noueux, et un large tatouage opaque et sans décoration recouvrait son poignet gauche.

Une odeur pestilentielle régnait dans la cage et lui brûla la gorge. Il avait un sceau pour ses besoins, mais celui-ci était rarement vidé et les émanations étaient dégoutantes. Il se sentait d’autant plus sale à patauger dans l’eau stagnante et salée. Sa peau le démangeait à cause du sel, et des plaques rouges s’étaient formées. Eliah savait qu’il ne pourrait passer tout le voyage dans ses conditions, il deviendrait fou avant leur arrivée. Lenaïs n’avait pas su l’informer de la durée du trajet ni même de leur destination. L’amerrissage catastrophique, en pleine mer et de nuit, ne lui avait pas permis de savoir à quelle distance ils étaient de Neuf Soleils.

« Cela fait trois jours que je viens et c’est la première fois que tu me remarques, dit le pirate d’une voix étrangement douce.

̶ Ils doivent pas beaucoup t’aimer pour t’obliger à faire ce genre de corvée », ricana Eliah.

Le sourire de l’homme s’agrandit. Il avait un visage long, les traits fins et les joues exemptes de barbe. Sa peau était claire, détail étonnant pour un marin. Ses cheveux noirs et fins, attachés de façon négligée, laissaient dépasser de nombreuses mèches qui lui tombaient devant les yeux.

« A vrai dire, c’est moi qui me suis proposé. »

Eliah fronça les sourcils. L’homme se permit un petit rire devant son expression étonnée. Il ne semblait éprouver aucune haine ou méfiance vis-à-vis du prisonnier. Celui-ci se redressa quelque peu en grimaçant et s’approcha de la grille. Malgré l’apparence avenante du pirate, il resta sur ses gardes. Deux sabres pendaient à la taille de l’homme.

« Je suis Theo, le second », se présenta-t-il.

Il passa son bras à travers les barreaux et tendit la main à Eliah. Le prisonnier recula, méfiant. Pourquoi le second se donnait-il la peine de descendre jusqu’aux geôles pour s’occuper de lui ? Thanael essayait peut-être de lui soutirer des informations en passant par une personne qui inspirait la confiance. Le sang du prisonnier se figea. Et si ce pirate avait été envoyé pour le torturer ? Le capitaine l’avait informé que la brume empêchait Eliah d’être conscient. Theo était donc venu plusieurs jours de suite, jusqu’à ce qu’il soit enfin réveillé.

Eliah se contenta de le dévisager, méfiant. Et si l’homme se saisissait de sa main et la brisait ? A seulement un mètre du pirate, le prisonnier remarqua alors que son interlocuteur avait des yeux en forme d’amande et des prunelles presque noires.

Le captif resta bouche bée. Tout ceci n’avait aucun sens à première vue. Thanael, le capitaine, haïssait les envahisseurs. Theo n’était pas un Ilien. Peut-être même venait-il de Rianon. Comment Thanael pouvait tolérer que son second soit un étranger ? Et pour quelles raisons un pirate avec un statut aussi important prenait-il la peine de s’occuper du prisonnier ?

Un fol espoir naquit en Eliah. Theo était l’incarnation que les choses pouvaient changer sur l’Île. Il avait été accepté par l’équipage et par le capitaine. Cela lui laissait donc toutes ses chances. Le second se sentit-il plus proche du prisonnier parce qu’ils étaient tous les deux étrangers à l’Île ? Peut-être était-il venu le voir pour cette raison.

Le silence plana pendant quelques longues secondes, sans que Theo n’engage la conversation. Eliah posa donc les questions qui lui brûlaient les lèvres depuis si longtemps :

« Où est-ce que l’on va ? Combien de temps va durer le trajet ?

̶ Nous arriverons à Neuf Soleils dans un peu moins de quatre semaines. »

Une vague d’abattement submergea Eliah. Il allait devoir rester enfermé dans la cale pendant un mois ? Cela lui paraissait impensable. Un rire incertain franchit ses lèvres. Un mois à dormir dans l’eau croupie, à chier dans un sceau et à bouffer du gruau. Il n’était pas certain de survivre. Néanmoins, la destination lui remonta un peu le moral. Thanael avait donc décidé de rendre visite au monarque.

« Le plus important, c’est que le Seigneur soit un courant.

̶ Tu es un drôle de personnage, Eliah. Tu as l’air d’accepter ton sort alors que c’est sûrement la mort qui t’attend au bout du voyage. »

Eliah ne put retenir un tressaillement. Il baissa les yeux, incapable de soutenir le regard de l’homme. Il tomba sur ses doigts fripés par l’eau, transis par le froid. Peut-être que ce n’était que justice après tout. Il avait trahi l’Île, amené des envahisseurs. Ne méritait-il pas de rester un mois à croupir dans cette cage ?

« Si le Seigneur peut mettre en place la défense de l’Île, alors je pourrais mourir en paix. »

Theo éclata de rire. Son hilarité dura quelques longues secondes qui agacèrent Eliah. Il n’arrivait pas à comprendre si le pirate voulait ou non lui venir en aide. Venait-il s’assurer de sa sincérité ? Peut-être essayait-il de créer un lien afin de mieux lui soutirer des informations. Le jeune homme ne pouvait avouer le point faible des citoyens de Rianon. C’était sa seule garantie de rester en vie.

« Thanael n’a pas menti, t’es vraiment fou. »

Le second fit une pause et se pencha en avant. Un air sérieux s’était soudain peint sur son visage. Eliah s’approcha légèrement, l’oreille tendue et le cœur battant. L’odeur du pirate lui parvint, mélange salé d’eau de mer et de sueur.

« Est-ce que tu sais pourquoi je me suis proposé ? »

Le jeune homme se contenta de hocher négativement la tête. Il avait pensé que c’était par pitié, ou sympathie, mais il se doutait bien que la loyauté du pirate était sans faille pour son capitaine.

« Je suis le seul à bord de ce navire qui ne sois pas sensible à la magie. Je ne viens pas de l’Île, comme tu as pu le remarquer. Et je ne suis pas superstitieux, comme certains. »

Les insulaires respectaient profondément les Eires, mais la moindre manifestation du don les effrayait. Puisqu’Eliah était maudit, comme le prétendait Lenaïs, personne ne voulait l’approcher. La femme était capable de s’en protéger avec son don, pensaient quelques hommes, tandis que les autres craignaient d’être contaminés.

« Pourtant je suis un étranger moi aussi, rétorqua-t-il. Et la magie m’a maudit.

̶ Il semblerait que plus tu t’éloignes de l’Île, et moins son influence est forte. Je viens de la bordure extérieure de la galaxie, la magie n’a aucun effet sur moi. Rianon est plus proche, certains de ces citoyens peuvent subir l’influence magique. Tu dois en faire partie visiblement. »

Eliah poussa un profond soupir. Il n’avait jamais pensé que le don avait une telle portée. Pourtant, Rianon se trouvait à des années lumières de l’Île. La brume avait perdu en puissance lorsqu’il avait quitté la planète, en effet.

« Lorsque Lenaïs et Thanael m’ont décrit ton état, je pensais qu’ils exagéraient. »

Le pirate fit une pause et dévisagea Eliah pendant quelques secondes. Cela faisait plusieurs jours que le pirate descendait dans la cale pour lui apporter ses repas, mais c’était la première fois que le prisonnier le remarquait vraiment. Comme lui avaient décrit le capitaine et sa compagne, on aurait dit que le captif dormait, mais avec les yeux ouverts. C’était un phénomène étrange et perturbant. Ils n’avaient rien pu tirer de cet étranger. Theo reprit :

« Le cap’taine n’est pas porté sur la torture, et moi non plus, mais nous avons besoin de savoir comment vaincre les envahisseurs. »

Eliah déglutit avec difficulté. Il recula jusqu’au fond de la cage. Theo ne sembla pas l’apercevoir, il appuya son coude sur son genou, et déposa sa tête dans le creux de sa paume. Son regard était plongé dans la vague.

« Le premier jour, je suis venu avec Lenaïs. Tu ne t’en souviens sûrement pas. Nous sommes rentrés dans la cage, pour essayer de te secouer, tu n’as pas réagi. Elle t’a même giflé. »

Les deux pirates étaient venus dans l’espoir de le faire avouer. Le second rechignait à utiliser la violence pour faire parler un homme sans défense. Lenaïs pensait donc avoir recourt au don pour le faire parler, ou fouiller son esprit. Elle n’avait jamais essayé, mais le prisonnier représentait un sujet d’expérimentation parfait. Cependant, la brume formait comme un bouclier protecteur, qui avait empêché la femme de tenter quoi que ce soit.

« Ça nous a beaucoup intrigué, avoua le pirate.

̶ S-s-si vous tentez de me torturer, j’appellerai la brume et je ne dirai rien », balbutia le prisonnier.

Il en était parfaitement incapable, mais eux ne le savaient pas. Jamais ils ne devaient découvrir que la souffrance était un des rares moyens pour Eliah d’échapper à sa malédiction.

« C’est ce que nous avons cru comprendre », se contenta de répondre Theo avec un sourire.

L’homme se leva et s’approcha de la grille. Il était immense, remarqua Eliah.

« Je vais dire à Thanael qu’on ne peut rien tirer de toi, à cause de cette malédiction. La seule personne à qui tu parleras, c’est le Seigneur, pas vrai ? »

Eliah hocha prudemment la tête. Il n’arrivait pas à savoir s’il pouvait faire confiance au pirate. Pourquoi celui-ci l’aidait-il ? Encore une fois, il songea que ses origines, étrangères à l’Île, devaient lui procurer de la sympathie pour le prisonnier. Pourtant, cela n’expliquait pas tout. Les pirates ne craignaient pas la torture, alors pourquoi celui-ci faisait exception ?

« Pourquoi tu m’aides ? », demanda-t-il à voix basse.

Il craignait que sa question n’agace le pirate et qu’il change d’avis.

Des éclats de voix leur parvinrent du pont. Une barre de préoccupation se forma sur le front du second. Le prisonnier crut qu’il n’aurait pas d’explications, mais avant de monter l’échelle qui conduisait au pont, Theo se retourna pour lui dire :

« Dès qu’on te posait une question, tu ne disais qu’une seule chose. Encore et encore. “Je dois sauver l’Île”. »

Il laissa Eliah penaud dans sa cage et disparut dans l’ouverture. Le jeune homme poussa un profond soupir et ses épaules s’affaissèrent. Pendant quelques interminables secondes, il avait cru que l’homme était venu pour le torturer. Il lui faudrait jouer la comédie jusqu’à leur arrivée à Neuf Soleils.

Avec ressentiment, il songea que sa malédiction lui avait sauvé la vie. Il n’aimait pas devoir dépendre de la brume, et cela lui faisait mal au cœur de reconnaître son utilité. Pourtant, Lenaïs était capable de la sentir. Le captif ne pouvait pas être certain qu’elle ne le dénoncerait pas au capitaine. Eliah pouvait compter sur Theo, le moins sceptique du groupe, dans un premier temps.

Un long frisson lui parcourut les bras, qui réveilla ses démangeaisons. Quatre semaines. Il lui fallait survivre jusque-là, et marchander sa liberté auprès du Seigneur de l’Île. Il voulait bien évidemment l’avertir du danger qui menaçait la planète, mais si Eliah pouvait négocier, il n’hésiterait pas.

Il entendit des bruits de pas précipités qui descendaient dans la cale. Le cœur battant la chamade, il prit un air endormi. Des hommes récupérèrent des tonneaux, sans lui prêter attention et regagnèrent le pont. L’agitation avait gagné le navire et Eliah sentit la nervosité s’emparer de lui. L’atmosphère était soudain tendue. Il ne parvint pas à entendre clairement les ordres, mais quelque chose se préparait. Une tempête peut-être ? Il n’osait pas songer à une autre situation, bien pire.

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