Chapitre 8.2

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Sur le pont supérieur, Thanael regardait la progression de La Vengeresse Rouge. Ses voiles cramoisies faisaient toujours un petit effet. Lenaïs fut impressionnée par ce majestueux navire, au bois sombre, avec une proue représentant une femme épée à la main. Chez le capitaine, cela déclenchait une soif de combat et un amusement indescriptible. Il aimait ces combats contre Guynn, la haine que celui-ci éprouvait et qui l’aveuglait. Les deux hommes ne s’étaient pas croisés depuis plus d’un an, et cette fois, Thanael comptait bien profiter de la présence de l’Eire à ses côtés.

Elle se tenait en retrait, le front barré par une marque d’inquiétude. Le navire ennemi les avait rattrapés, et le combat approchait. Elle savait ce que représentait cet affrontement pour Thanael, mais elle avait peur de le décevoir. Il avait tellement foi en ses pouvoirs, et en elle. Cependant, la femme doutait. Son séjour « au bout du monde » avait installé l’incertitude encore plus profondément en elle. Et sa rencontre avec Eliah, et son étrange brume, n’avait pas arrangé les choses. Elle n’en connaissait pas assez sur la magie. Alors serait-elle en mesure de protéger le navire, comme le capitaine lui avait demandé ? Elle n’avait jamais fait ça. En réalité, elle ne comprenait toujours pas comment fonctionnait son pouvoir, ni quelles étaient les limites.

Elle avait déjà vu des affrontements avec d’autres navires pirates, et elle avait déjà participé avec son don. Pourtant, Thanael lui demandait beaucoup plus cette fois. Et il était complètement fou.

Au début, la querelle avec Guynn l’avait faite rire. Cet homme était rancunier et immature. Ce petit jeu du chat et de la souris avait été drôle jusqu’à présent. Cependant, elle sentait que la blague avait trop duré pour le capitaine de La Vengeresse.

La jeune femme embrassa le navire du regard. Tous les hommes semblaient prêts à en découdre. Des sourires carnassiers se dessinaient déjà sur leurs lèvres. Leur dernière attaque remontait à plusieurs mois, un navire marchand de Rianon avait croisé leur route, non loin d’Emelle, et les pirates s’étaient fait un plaisir de le bombarder. A présent, ils avaient soif d’un combat épée contre épée.

La Vengeresse n’était plus qu’à quelques mètres de L’Albatros. La tension était palpable chez les deux équipages. Les coups de canon auraient dû commencer depuis déjà plusieurs minutes, mais aucun des deux capitaines n’avaient donné l’ordre. Thanael lui avait expliqué qu’ils attendaient toujours l’alignement parfait de leur navire. Ainsi les dégâts étaient assurés pour les deux. Elle n’avait pas osé demander comment se finissaient leurs affrontements. Etait-ce par l’abandon de l’un ? La mort de l’autre ? Pourtant, ils étaient encore en vie tous les deux. A moins que Guynn ait enfin décidé de passer à la vitesse supérieure.

Sa main droite et valide était crispée autour de sa cape. Il était hors de question qu’elle meure ici et maintenant. La jeune femme avait des choses beaucoup plus importantes à faire que participer à ces chamailleries entre pirates. Son cœur battait à tout rompre tandis que les visages en face d’elle se précisaient.

Il y eut quelques secondes de flottement, où les deux équipages se dévisagèrent, où seul le vent dans les cordages et les fracas des vagues contre les navires, vinrent briser ce silence. Lenaïs sentait le sang battre à ses tempes, de façon presque douloureuse, et le gout de la nausée envahit peu à peu sa gorge.

Dans les geôles, Eliah remarqua le silence qui était tombé sur le navire. Il colla son œil contre la minuscule ouverture dans la coque, qui laissait habituellement rentrer de l’eau de mer. Le spectacle qu’il découvrit lui glaça le sang. Un gigantesque bateau se tenait à quelques mètres d’eux. Il écarquilla les yeux et se jeta à terre à l’instant où le bombardement commença.

Des hurlements sauvages éclatèrent des deux côtés tandis que les canons faisaient feu. Eliah eut l’impression que ses tympans explosaient. Il plaqua ses mains sur ses oreilles, et se recroquevilla sur le sol trempé. La déflagration l’assomma.

Les premières détonations firent voler en éclat la rambarde et des pirates furent projetés en arrière. Bien que sonnés, ils se relevèrent rapidement. La portée des tirs causait des dommages importants, mais les déflagrations ne continuèrent pas longtemps. Avant que les marins de l’équipage adverse envahissent L’Albatros, un gigantesque mur d’eau se dressa entre les deux navires, et stoppa les projectiles. Cette vague n’avait rien de naturel ; aucune goutte n’en tombait et elle ne cessait de monter vers les cieux.

Sur le pont supérieur, Lenaïs avait la main droite tendue en avant, les doigts crispés. La sueur perlait le long de son visage. Elle savait qu’elle ne tiendrait pas longtemps. A côté, un sourire carnassier illuminait le visage du capitaine et déformait son tatouage qui lui descendait le long de la tempe jusqu’à la mâchoire.

La vague grandit davantage, masquant totalement La Vengeresse. Même les marins de L’Albatros reculèrent, impressionnés, et peut-être un peu effrayés également.

« Paré à l’abordage ! », cria Theo.

Les marins s’emparèrent des cordages et se hissèrent sur le bastingage. Certains avaient des couteaux entre les dents, d’autres des pistolets prêts à faire feu. La vague s’abattit soudain sur La Vengeresse avec un fracas épouvantable.

Thanael n’attendit pas une seconde de plus et hurla :

« A l’abordage ! »

En face, leurs adversaires furent assommés par la vague. Les premiers furent tués ou gravement blessés par les pirates de L’Albatros. Guynn et son second hurlait des ordres enragés. De son côté, Thanael indiqua aux hommes restés à bord de défendre le navire. Il plaisanta avec Lenaïs ; la panique qui régnait à bord du navire adversaire lui procurait un plaisir indescriptible. La femme se contenta de sourire, pour masquer la fatigue qui la gagnait. Elle n’avait pas encore dégainé son épée que l’épuisement assaillait chacun de ses muscles.

« Grâce à toi, nous allons les massacrer », fanfaronna le capitaine.

L’Eire attrapa une corde, la noua autour de son poignet valide et grimpa sur la balustrade. Thanael la tira vers lui, l’embrassa fougueusement, et la poussa dans le vide. Elle ne put laisser échapper un rire et atterrit avec souplesse sur le pont ennemi.

De son côté, Eliah se réveilla. Sa tête pulsait douloureusement et un bourdonnement étrange résonnait à ses oreilles. Il mit quelques secondes à recouvrer ses esprits. Que s’était-il passé ? Une gerbe d’eau l’arrosa et il se redressa avec difficulté.

Un boulet de canon avait formé un énorme trou dans la coque, qui lui offrait une vue imprenable sur le navire adversaire. Il chancela jusqu’à la grille de sa cage, mais elle avait disparu avec l’explosion et il faillit tomber. Le jeune homme atterrit sur un tonneau et il poussa un hurlement de douleur. Des débris de bois étaient fichés dans son avant-bras. Du sang perlait de la blessure et il les retira avec un geste tremblant.

Il prit quelques secondes pour respirer et calmer son mal de tête. Le bateau était visiblement attaqué et sa cage se trouvait ouverte grâce à un tir ennemi. N’était-ce pas l’occasion pour lui de fuir ? Mais où pourrait-il donc aller ? Il hésita de longues secondes sur la démarche à suivre. Il devait profiter de l’agitation pour quitter ce navire. Les pirates iraient prévenir le Seigneur de l’Île, quoi qu’il arrive, mais Eliah ne pouvait pas rester à bord, sachant qu’on voulait le torturer et le tuer.

Il avisa l’échelle et monta les barreaux doucement. Ses jambes flageolaient, il se sentait faible. Depuis combien de temps ne s’était-il pas levé de sa cage ? Quel était le dernier repas décent qu’il ait pris ? Il déboucha dans un dortoir vide. Des hamacs pendaient entre les poutres, les pirates avaient laissé leurs affaires sur le sol, en vrac. Au fond de la pièce se trouvait une porte entrouverte, et il distingua des bancs. Son ventre gargouilla bruyamment et il s’y faufila avec l’eau à la bouche.

La cuisine était sommaire et sentait le gras, au centre se trouvaient des tables en bois brut et des bancs. Il avisa une marmite avec de la soupe froide. La salive s’accumula au coin de ses lèvres. Il prit une cuillère et commença à s’abreuver goulument.

Soudain, il entendit un cliquetis inquiétant et le canon d’un pistolet se posa à l’arrière de son crâne. Eliah se figea et lâcha le couvert dans le bouillon.

« Qui es-tu ? Oh tu as laissé tomber la cuillère dedans ! » rouspéta la voix.

Le jeune homme se retourna doucement et tomba nez à nez avec un vieux pirate. Il fut étonné de croiser un tel vieillard sur le navire, avant de se rendre compte que l’homme était bien plus jeune qu’il ne le pensait. Son visage était marqué de rides profondes, de cicatrices et buriné par les années passées en mer. L’œil de verre du pirate fixait le vide, mais son autre prunelle claire, dévisageait Eliah avec méfiance.

Le prisonnier leva les mains au-dessus de la tête.

« Je suis le captif. Ma cage a explosé, alors je suis sorti. Et je mourrais de faim.

̶ Si tu ne quittes pas rapidement ma cuisine, tu vas mourir d’autre chose », menaça le borgne.

Il déglutit avec difficulté. L’homme arrêta de pointer son arme sur l’étranger, mais ne la rangea pas pour autant.

« Tu devrais retourner dans ta cellule, conseilla le pirate.

̶ Non, je vais m’enfuir. Si je reste à bord on va me torturer ou me tuer. Et quand on arrivera à Neuf Soleils, on va me tuer aussi. Alors autant essayer de partir. »

Un sourire amusé se dessina sur les lèvres du vieux, et un rire gras et caverneux résonna quelques secondes.

« Et bien je t’en prie », fit-il en désignant la sortie.

Il s’écarta et croisa les bras sur la poitrine. Eliah le contourna avec suspicion et s’approcha de la porte. Pourquoi le laissait-il partir ? Etait-ce un piège ? Le pirate fit mine de pointer son arme. Le prisonnier pâlit et fonça dans les dortoirs. Il grimpa rapidement les escaliers qui menaient sur le pont, faillit s’entraver, et enfin déboucha à l’extérieur. La lumière l’éblouit.

Pendant quelques secondes, il resta à l’abri, son bras protégeant ses yeux. L’air était frais sur ses joues rougies et il respira pleinement l’embrun salé. Puis la réalité le frappa de plein fouet : la bataille faisait rage tout autour de lui. Voilà pourquoi le cuistot l’avait laissé partir aussi facilement, il savait ce qui l’attendait à la surface.

Plusieurs groupes d’hommes s’affrontaient à quelques mètres de lui. Le prisonnier n’avait pas encore été remarqué. Il se recroquevilla sur les marches et essaya de réfléchir. Les hurlements et les coups créaient une atmosphère angoissante. Comment allait-il fuir ? Il avisa un canot, dissimulé sous le bout-dehors, cependant une vingtaine de mètres les séparait. Une dizaine de pirates croisaient le fer et ne le laisserait pas passer.

Son cœur battait la chamade et résonna jusqu’à ses tympans encore douloureux. L’explosion lui avait bouché les oreilles et les bruits semblaient diminués pour l’instant. Il lui fallait traverser le pont, c’était la seule façon pour s’échapper de ce navire. Eliah avait déjà combattu, au village, mais les entraînements n’avaient jamais été rigoureux. Lorsque les colons les avaient attaqués, durant cette tragique nuit, il avait préféré fuir plutôt que de combattre. Ce souvenir raviva en lui le poids de la culpabilité.

Il secoua la tête pour chasser ses pensées. Un cadavre se trouvait à quelques pas de lui, son épée reposait juste à côté. La nausée le saisit en découvrant le sang frais qui maculait la lame et s’échappait du corps du défunt. Il rechignait à agir ainsi, mais Eliah aurait besoin d’une arme pour se défendre, même s’il comptait courir le plus vite possible jusqu’à la barque.

La respiration courte et l’adrénaline coulant à flot dans ses veines, le jeune homme sortit de sa cachette. A l’instant même où il récupéra l’arme, un cri retentit à côté de lui. Par reflexe, il leva l’épée au-dessus de sa tête, pour se protéger, juste avant qu’un pirate ne tente de le décapiter. Cependant, il chancela sur le côté.

Le pirate voulut lui assener un nouveau coup, que le prisonnier esquiva au dernier instant. Il se redressa et les attaques redoublèrent. Son adversaire, un homme malodorant et effrayant l’assomma d’estocades puissantes. Le prisonnier se défendit plus qu’il n’attaqua et ses parades arrivèrent in extremis. Puis le marin sortit un poignard de sa ceinture et l’attaqua de plus belle. Eliah avait déjà du mal à éviter l’épée de son adversaire, alors cette nouvelle arme le découragea encore plus. Il se retrouva aculé contre le mât de misaine. L’étranger hésita à fuir, à échapper au combat, mais jamais le pirate ne le laisserait partir en plein combat. Il le poursuivrait et le poignarderait dans le dos. Et où aurait-il bien pu se cacher ? Ils étaient en pleine mer. Le navire n’avait aucun endroit sûr pour échapper aux ennemis. Il pourrait peut-être retourner aux cuisines, mais si le vieux pirate s’y cachait, c’est qu’il ne pouvait plus se défendre.

Son adversaire profita de cette seconde d’inattention pour le blesser à la jambe droite, ce qui fit grogner Eliah de douleur. Un sourire mesquin apparut sur les lèvres du pirate. Plusieurs dents lui manquaient et les restantes étaient noires et pourries. Eliah retint un haut-le-cœur en sentant son haleine alcoolisée.

L’homme attaqua avec la pointe de son épée et le prisonnier esquiva de justesse en se jetant sur le côté. Il voulut faire une roulade, mais sa blessure l’en empêcha. Il en profita pour donner un coup au bras du pirate, cependant celui-ci se retira juste à temps. Cela ne le blessa pas, mais son poignard lui échappa. Eliah en profita pour donner un coup de pied dedans. Il détacha son regard de son adversaire pendant une seconde, ce qui lui valut une nouvelle blessure, plus profonde, à son bras dominant. Il lâcha son épée en hurlant de douleur.

Il recula jusqu’au bastingage, le cœur battant, et chercha désespérément du regard une échappatoire, mais le pirate lui coupait tout moyen de replis. Le jeune homme sentait le sang suinter de ses plaies, la sueur qui coulait le long de son dos. Son souffle court résonnait à ses oreilles, tout comme le battement de ses tempes douloureuses. Il ne s’était jamais senti aussi éveillé, aussi conscient de son corps depuis… Depuis des mois. Les cicatrices en forme d’étoiles sur ses poignets n’avaient pas été aussi puissantes. L’adrénaline coulait à flot dans ses veines, masquant en partie la douleur de ses blessures. Il avait l’impression de tout ressentir ; ses mains tremblantes, le bruit des cordages sous la brise marine, l’odeur de sueur et de crasse qui émanait du pirate. Le temps semblait avoir ralenti.

Il ne voulait pas que ça s’arrête. Il ne pouvait pas mourir maintenant. Ce sentiment était trop bon pour qu’il disparaisse. Pendant ces quelques infimes secondes, la brume avait disparu. Il ne pouvait pas se laisser tuer par ce pirate. Pourtant, le jeune homme était désarmé et blessé. Personne n’était en mesure de l’aider, les combats faisaient rage de tous côtés.

Eliah n’était pas décidé à abandonner maintenant. Pas après tout le mal qu’il s’était donné pour arriver jusqu’ici. Il devait prévenir le Seigneur de l’Île. Il devait protéger sa planète coûte que coûte. Son assaillant leva l’épée au-dessus de sa tête afin de le pourfendre. Eliah se jeta sur le côté au dernier moment. Il attendit le coup de grâce dans son dos, mais rien ne vint. Le pirate avait planté son épée dans le bois du bastingage et n’arrivait pas à la retirer.

Le jeune homme en profita pour ramper jusqu’au poignard que son adversaire avait échappé un peu plus tôt, et se releva en quelques secondes. Il avait oublié sa blessure qui le faisait tant souffrir. A l’instant où son adversaire fit volte-face, Eliah ne prit pas la peine de réfléchir et enfonça le poignard dans le cou du pirate.

Son assaillant eut un hoquet de surprise qui se transforma un gargouillement plein de sang. Il tenta une dernière attaque qui se révéla molle et lente, Eliah n’eut aucun mal à l’éviter et recula. Il ne pouvait détacher son regard du couteau où le sang giclait abondamment. Il retint avec difficulté un haut-le-cœur. Son adversaire le regarda quelques secondes, et ces yeux clairs se figèrent dans sa mémoire. Il savait que jamais il ne pourrait oublier ces instants.

Enfin, l’homme s’effondra.

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