Chapitre 9.2

10 minutes de lecture

Le jeune homme eut à peine le temps de se reposer, Theo vint le chercher pour lui faire visiter le navire, avant que ses tâches ne lui soient attribuées. Le prisonnier en conclut que le capitaine avait accepté.

Ils se rendirent sur le pont principal, qui grouillait d’activité. Le navire avançait à bonne allure et les marins réparaient les dégâts infligés par la bataille. Un silence hostile accueillit Eliah lorsqu’il apparut. Il sentit des dizaines de paires d’yeux qui le dévisageaient, et il se sentit mal à l’aise.

« On va commencer par la douche, proposa Theo. Sinon tu vas tous nous tuer. »

Les oreilles d’Eliah rougirent tandis que des rires s’élevèrent tout autour d’eux. Le second lui donna une tape amicale sur l’épaule et lui indiqua l’emplacement. Eliah n’avait pas remarqué qu’une petite porte était cachée sous les marches qui conduisaient au pont supérieur. Il était même très étonné qu’il y ait des douches sur le navire. Dans son esprit, les pirates étaient des gens plutôt sales…

« Il y a des vêtements qui t’attendent à l’intérieur. »

Eliah se faufila sous les marches, l’espace n’était pas très grand et il pénétra dans la petite pièce. Il resta bouche bée devant la modernité de la salle d’eau. Il s’était attendu à un placard à balais avec un seau d’eau. Mais l’espace avait été pensé pour être ergonomique et confortable.

Le sol, recouvert de pierres foncées, penchait légèrement vers le milieu où une petite bouche en métal récupérait l’eau. Un renfoncement permettait de poser ses affaires et accueillait un pain de savon. Il se déshabilla avec joie. Ses vêtements empestaient et lui rappelaient trop son séjour sur le vaisseau, où tout l’équipage portait cette combinaison.

Il actionna une manivelle et une eau froide sortit du plafond, comme les douches sur Rianon. Eliah resta bouche bée. Il n’avait jamais rien vu de tel sur l’Île. A son village, il fallait chercher l’eau au puits. Peut-être que l’Île s’était modernisée, grâce – ou à cause – de l’invasion de Rianon. Le jeune homme n’avait rien su de ça à cause de l’isolement de son village.

La douche le revigora et effaça les traces de fatigue. Il récupéra la savonnette et il put enfin se débarrasser du sel qui collait à sa peau. Il grimaça en sentant l’eau sur ses blessures, mais les traces de sang séchés disparurent également. Qui avait bien pu fabriquer tout ça ? Il avait sa petite idée. Il fallait un réservoir d’eau potable, et donc un assainissement, plus tout le système automatique. Etait-ce Rianon qui avait apporté tout ce savoir ?

Sous la pile de vêtement propre il trouva une serviette un peu rêche et salie par le temps. Les vêtements étaient simples et rapiécés, composés d’une chemise blanche ample, et d’un pantalon serré au niveau des chevilles. Les bottes étaient légèrement trop grandes, mais il se sentait plus comme un Îlien ainsi vêtu. Et comme un pirate également.

Il sortit de la salle d’eau avec ses vêtements sales sous le bras, ne sachant qu’en faire. Theo l’attendait patiemment dehors et discutait avec un autre pirate, qui lança un regard mauvais à Eliah.

Le second lui expliqua donc ses tâches et lui fit visiter le bateau. L’Albatros faisait une trentaine de mètres de long, possédait deux mats, et un pont supérieur. A la cale, on retrouvait deux étages : l’un composé des dortoirs et des cuisines, et le dernier du stock de provisions et de munitions, ainsi que des geôles.

Les premiers jours, il aida les autres pirates à réparer le navire, qui se trouvait dans un état pitoyable après la bataille. Les membres d’équipage ne lui adressaient pas la parole et le regardaient avec haine ou crainte. Certains n’arrivaient pas à oublier la malédiction qui pesait sur l’étranger.

Puis une routine s’installa rapidement. Eliah soupçonna que Thanael veuille l’épuiser le plus possible, le briser afin de se venger. Il n’avait pas une seconde de repos. Sur le navire, il y avait deux équipes : une de jour et une de nuit. Eliah faisait partie des deux.

Le jour, il devait nettoyer la douche, puis le dortoir. Theo lui avait demandé de reboucher l’arrivée d’eau dans la cale et d’écoper. Il devait donner un coup de main dans les cuisines. Il fit la rencontre officielle du cuistot, qui avait menacé de lui tirer dessus lors de la bataille. Le vieux pirate, nommé Lefi, grognait à longueur de journée et réprimandait Eliah à la moindre occasion. Cependant, contrairement aux autres membres d’équipage, il parlait un peu au prisonnier.

L’après-midi, le jeune homme devait briquer le pont, ce qui était la tâche la plus longue et éreintante. Il faisait souvent une chaleur écrasante et il se retrouva vite avec la nuque brûlée. Certaines fois, il devait nettoyer les armes, réparer les équipements et les voiles. Quelques jours après la bataille, la blessure d’Eliah n’était pas tout à fait cicatrisée, et il faillit rouvrir sa plaie. Theo le réprimanda.

Il avait l’impression de tout faire de travers, d’être sans cesse blâmé. La première semaine fut compliquée. Il dût apprendre rapidement tous les rudiments et exécuter les ordres sans réfléchir ou poser de questions. Il n’était pas tranquille une seconde.

De plus, le jeune homme ne s’intégrait pas bien à l’équipage. Il avait cru pouvoir compter sur Theo et Lenaïs, qui l’avaient défendu contre Thanael, mais le second était très occupé et la femme sortait peu de la cabine du capitaine. Elle apparaissait pour les repas et discutait joyeusement avec les autres pirates. Tous semblaient beaucoup l’apprécier et l’estimer.

A la fin de la première semaine, elle interrompit Eliah dans ses tâches pour discuter. La femme n’avait pas abandonné l’idée de comprendre la brume et son fonctionnement. Elle n’avait encore tenté aucune expérience, elle voulait tout d’abord en parler avec le prisonnier. L’Eire essaya de déterminer quand la brume était apparue dans la vie d’Eliah. C’était compliqué pour lui d’éclaircir certaines parties de son enfance, où tout se mélangeait dans son esprit. Il avait l’impression qu’elle était la seule à pouvoir le comprendre, mais la femme était distante et froide.

La plupart des pirates l’ignorait, mais quelques-uns prenaient un malin plaisir à humilier Eliah ou à lui rajouter des corvées. Pendant les repas, il se trouvait à l’écart des autres. Quelqu’un retourna son hamac pendant qu’il dormait dedans. On l’insultait, certains s’amusaient à le faire recommencer plusieurs fois les mêmes tâches, comme briquer le pont. Personne ne savait que pendant ces moments désagréables, Eliah était perdu dans la brume. Elle lui servait de bouclier. Ces quelques instants de libération qu’il avait ressenti pendant le combat contre le pirate lui semblaient bien loin. La brume avait l’air encore plus puissante qu’avant. Il se sentait très seul parmi tous ces pirates.

Un soir, alors après avoir aidé Lefi à ramasser et laver les bols, il quitta la cuisine et fut encerclé par trois pirates ; Mogz le borgne, le canonnier d’une quarantaine d’années, et les jumeaux Fij et Tij, artilleurs sous la direction de leur aîné. Eliah avait rapidement remarqué les frères, toujours bruyants et bavards. L’un portait de longs cheveux bouclés, tandis que l’autre avait opté pour des mèches courtes en brosse. Des tatouages ornementaux s’enroulaient autour de leur visage et bras. Ils dépassaient tous les trois le captif de plusieurs centimètres et les nombreuses cicatrices visibles sur leur peau mirent le jeune homme mal à l’aise. Ces hommes étaient des brutes.

Les pirates le coincèrent à l’écart, sans que personne ne les remarque dans le dortoir. La pièce se trouva soudain vide, comme si les hommes avaient tous décidé de profiter des derniers rayons de soleil à l’extérieur. Eliah aurait dû se sentir intimidé ou effrayé, mais seul une profonde lassitude l’envahit. Ces trois-là ne l’appréciaient pas, mais ils étaient incapables de l’ignorer, contrairement aux autres membres d’équipage.

« On a vu ta petite discussion avec Lenaïs, commença Fij.

̶ Qu’est-ce que tu cherches à faire ? grogna le borgne, menaçant. Tu veux lui refiler ta malédiction ? »

Le prisonnier se contenta de rester silencieux et de fixer le sol. Il avait déjà vécu ce genre de situation, au village. Son comportement, sous l’influence de la brume, avait tendance à énerver les personnes autour de lui, sans qu’il comprenne pourquoi. Il ne se rappelait plus combien de fois les autres adolescents l’avaient bloqué dans un coin pour se moquer de lui. Cependant, il ne se trouvait pas face à quelques garçons immatures, mais face à trois pirates aux regards haineux.

« T’approche pas de Lenaïs. T’as été chanceux d’échapper à la geôle jusqu’à Neuf Soleils, mais t’es pas l’un des nôtres pour autant. »

Le jeune homme ne savait que dire. S’il répondait, les pirates prendraient sa justification pour une offense, alors ils le frapperaient. S’il restait silencieux, ils seraient énervés par son mutisme. Aucune solution n’était la bonne.

Tij, qui n’avait rien dit jusque-là, bouscula Eliah. Celui-ci, ne s’y attendant pas, percuta la poutre avec un choc sourd et une douleur fusa dans son dos. Il eut le souffle coupé et se plia en deux. Les autres ricanèrent.

« Bah alors tu réagis pas, sale envahisseur ? C’est ta soi-disant malédiction ? »

Ils lui donnèrent des coups chacun leur tour, et Eliah essaya de garder ses lèvres scellées. Il ne voulait pas leur donner la satisfaction de crier. La brume masquait une partie de la souffrance qu’il ressentait. Le jeune homme avait l’impression d’être à côté des trois brutes et d’assister à la scène. Il imaginait presque son corps, recroquevillé sur le plancher, ses bras entourant sa tête dans l’espoir de la protéger. Seuls des grognements rauques résonnèrent à chaque frappe.

« Qu’est-ce que vous foutez les gars ? » apostropha une voix.

Les trois pirates s’arrêtèrent enfin et reculèrent.

« On faisait rien que le taquiner un peu, rien de bien méchant », répondit Mogz.

Il fit signe aux autres et ils rejoignirent le pont principal. Eliah resta quelques secondes le cœur battant, incapable de se relever. Il avait peur que la brume disparaisse soudain et que la douleur l’assaille. Une main puissante le ramassa. Le captif chancela et se retint avec difficulté à la poutre.

« Te laisse pas martyriser comme ça, mon garçon. »

Lefi avait croisé les bras sur la poitrine. On aurait dit qu’il disputait son fils ; son regard était doux, mais chargé de tristesse. Eliah souleva sa chemise et constata que des ecchymoses apparaissaient déjà sur son abdomen.

« Que veux-tu que je fasse ? marmonna-t-il. Ils sont plus forts que moi. Et je ne suis qu’un envahisseur. Ils finiront par se lasser. »

Les deux hommes restèrent immobiles quelques secondes. Eliah absorbait peu à peu les pulsations de douleur qui semblaient percuter son corps. Son souffle rauque brisait le silence.

« Viens dans la cuisine, on va boire un coup. »

Eliah accepta et ils rejoignirent la salle des repas. Le pirate à la jambe de bois alluma une bougie pour chasser les ténèbres qui s’installaient, ramassa deux verres et une bouteille dans un placard, et ils prirent place chacun d’un côté de la grande table en bois. Lefi versa de l’alcool.

Le liquide brûla la gorge du jeune homme mais il vida sa chope d’une traite avec une grimace. Cependant, il lui sembla que la douleur s’apaisait.

« C’est quoi exactement cette malédiction dont tout le monde parle ? »

La question de l’homme semblait désintéressée, mais Eliah savait les rumeurs qui circulaient sur le navire. Il haussa les épaules, peu désireux d’en parler. Cependant, c’était la première fois que quelqu’un lui demandait, sans arrière-pensée. Lenaïs voulait prouver sa puissance magique et triompher de cette épreuve. Sevastian et Asbel l’avaient utilisé dans le but de le manipuler. Une chape de fatigue et de tristesse lui tomba dessus.

« J’ai des sortes d’absences, expliqua-t-il. Je ne saurais même pas le décrire. C’est comme dormir éveillé. Mon corps continue à bouger, mais ce n’est plus moi qui dicte ses mouvements. Mon esprit est… ailleurs. »

Le frisson qui parcourut Lefi ne lui échappa pas.

« Lenaïs pense que c’est une malédiction, qu’un Eire m’a lancé. Elle essaye de m’aider.

̶ C’est une gentille fille », commenta son interlocuteur.

Eliah ne pouvait pas s’empêcher d’être étonné qu’un Îlien lui parle d’égal à égal. Il ressentait le besoin de savoir pourquoi. Le pirate lâcha un rire gras.

« Les envahisseurs sont des salauds, ça oui. Mais t’as quel âge, mon garçon ?

̶ Vingt-cinq ans.

̶ T’étais pas né quand ses fils de pute ont rasé des villages, ou quand ils ont tué des soi-disant sorcières. Ou alors t’étais encore en couche culotte. Peu importe. »

Eliah aurait tant aimé que tous les Îliens pensent comme lui. Pourtant, n’avait-il pas, lui aussi, détesté tous les insulaires, pour le mal qu’ils avaient fait à son village ? Alors que seulement une poignée était responsable. Sa haine l’avait poussée à aider Sevastian et son fils à envahir l’Île. Et à présent, toute la planète était menacée.

Comme s’il avait lu ses pensées, Lefi ajouta :

« Je sais pas si c’est de ta faute ou pas, mais t’as l’air de vouloir arranger les choses, c’est déjà ça. J’connais pas ton passé, mais pour sûr t’as sauvé le cap’taine. »

Le marin leva son verre et le vida d’une traite. Le jeune homme eut un sourire en coin. Il se leva, remercia le cuistot et rejoignit le pont principal. Malgré l’attaque surprise de Mogz et des jumeaux, il sentit son moral remonter.

Gasper lui tomba soudain dessus et le morigéna de ne pas avoir allumé les lampes plus tôt. Le pirate était en charge de l’équipe de nuit. Le groupe étant bien organisé et efficace, la présence du prisonnier n’était pas toujours nécessaire. Il était chargé d’allumer toutes les lampes et manœuvrait parfois les cordages. Gasper le congédiait souvent avant la fin de la nuit.

C’était une vraie libération pour Eliah. Il en profitait pour passer quelques minutes au calme mais la fatigue était telle qu’il allait se coucher rapidement. En seulement quelques jours, son corps fut moulu par la fatigue, des ampoules apparurent sur ses mains. Il accueillait avec joie quelques heures de sommeil en plus.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Krysten ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0