Chapitre 10.1

10 minutes de lecture

Eliah s’appuya contre le bastingage. Il frissonna et souffla dans ses mains pour se réchauffer. C’était le moment qu’il préférait. La journée avait été éreintante, encore plus avec l’expérience de Lenaïs. Elle lui avait raconté sa vision, lorsque leurs esprits étaient rentrés en contact, quelques heures plus tôt, puis il était retourné éplucher les légumes, secoué par ses paroles.

Il ne s’était même pas rendu compte que la brume l’avait enveloppé pendant ses corvées. Il avait repris conscience quelques heures plus tard, après avoir fini la vaisselle. Il avait rejoint le pont principal, presque étonné de découvrir que la nuit était tombée. Gasper l’avait informé que son aide n’était pas nécessaire ce soir-là. Eliah aurait pu aller dormir et profiter de ces quelques heures de repos supplémentaire, mais il savait qu’il n’aurait pas pu trouver le sommeil.

Il n’avait même pas eu l’occasion de méditer les paroles de la mage puisque sa malédiction avait obstrué ses pensées. Pourtant ces révélations l’avaient secoué, il ne pensait même plus à ce qu’il avait vu dans les souvenirs de Lenaïs, ni même pourquoi elle l’avait agressé à la sortie des cuisines.

La femme avait commencé son récit ainsi :

Le phare me dominait de toute sa hauteur. Il ne faisait pas de lumière, seul l’éclat blafard de la lune illuminait la plage. Mes bras tremblaient à cause du vent glacial. Je tenais la main de quelqu’un. Sa paume était chaude, un peu moite. Nous avons marché jusqu’au phare, grimpé les marches. Nous riions et plaisantions en jouant. J’étais le monstre marin qui envahissait le phare et elle en était le défenseur.

« Il y a eu comme une coupure puis… »

J’ouvris les yeux et j’étais allongé sur la pierre froide et grise. Tout mon corps me faisait souffrir et le froid engourdissait chacun de mes muscles. Du sang me recouvrait, il y en avait partout sur moi, mais j’étais incapable de déterminer si c’était le mien. Je me sentais nauséeux et faible, mes yeux se posèrent sur mes poignets, entourés de bandages sanglants. Je les défis, les mains tremblantes et incertaines. Une coupure se trouvait sur chacun de mes avant-bras, une longue et profonde entaille qui saignait encore. J’eus un haut-le-cœur et vomis sur le côté. Des centaines de questions paralysaient mon esprit, mais une seule comptait vraiment. Où était-elle ?

« Puis il y a encore eu un flash et j’étais… »

… au bord de la mer. Un gigantesque brasier illuminait la plage. L’odeur était atroce. Je m’effondrais dans le sable. Ma gorge était si serrée que je ne pouvais articuler le moindre son. Aucun cri ne pouvait sortir de ma bouche. J’étais paralysé devant ce spectacle.

J’entendis au loin des appels. Sûrement mes parents, avec quelques villageois, qui étaient partis à notre recherche. J’aurai dû m’inquiéter de ne pas savoir quoi leur dire, qu’aucun mensonge ne me venait à l’esprit. Je ne pouvais détacher mon regard des flammes.

Ma mère se jeta sur moi, me secoua en demandant où était ma sœur.

Lenaïs s’était arrêtée là. Peut-être était-elle incapable de continuer ou la suite ne lui était pas apparue. Il sentit que sa voix avait été altérée par l’émotion. Il sut que c’était cette douleur qui avait stoppé la connexion de leur esprit. Cette souffrance avait été insupportable à l’époque pour le jeune homme, et si l’Eire avait eu accès à ses souvenirs et ses émotions, alors cette scène l’avait dévastée, comme il l’avait été à l’époque. Malgré la décennie écoulée depuis cette tragique scène, Eliah dut faire un immense effort de volonté pour ne pas l’interrompre et pour retenir ses larmes. La façon dont elle l’avait raconté… C’était mot pour mot ce qu’il avait vu, ce qu’il avait ressenti.

Pourtant, le jeune homme n’avait pas vraiment compris en quoi cela avait un rapport avec la malédiction. Oui cette nuit était maudite pour lui et s’en rappeler ravivait la douleur, une nouvelle fois. Quelqu’un s’était attaqué à eux et sa sœur avait été tuée, sûrement brûlée vive.

Lenaïs avait été choquée par ce souvenir, même si elle avait essayé de ne pas le laisser paraître. Elle avait dû sentir tout ce qu’il avait ressenti à l’époque. Le lien avait été beaucoup plus fort. Les souvenirs qu’il avait vu de la femme n’étaient pas aussi vivaces. Le jeune homme pensait que la brume avait formé comme une barrière, l’empêchant d’avoir la même expérience. Il avait seulement eu l’impression d’assister à la scène. Lenaïs, elle, avait vécu son traumatisme.

« Mais en y repensant, j’ai vu quelque chose que tu n’as pas vu. »

Il avait relevé la tête, attentif, le cœur battant la chamade.

« Quand tu as regardé tes poignets, tu n’as pas remarqué qu’il y avait quelqu’un d’autre dans le phare.

̶ Où ça ? Tu l’as vu ?

̶ Non. Je ne voyais qu’à travers tes yeux et ton regard était trop bas. J’ai entraperçu des bottes et une cape noire. »

Eliah ne se souvenait pas d’avoir vu quiconque cette nuit-là. Mais cela voulait-il dire que cette personne était responsable de la brume ? Le mystérieux inconnu du phare devait être un Eire. Elle lui avait dit que c’était la seule réponse qu’elle pouvait lui apporter. Cet évènement était déjà bien assez étrange et bouleversant. Elle ne voyait pas d’autre solution. Puis, il avait senti des reproches dans sa voix, comme si c’était de sa faute qu’on ne puisse pas voir le coupable dans ses souvenirs. Mais elle n’imaginait pas combien il s’en voulait. Ne s’en doutait-elle pas puisque la femme avait eu accès à ses souvenirs ? Cette nuit avait hanté ses cauchemars pendant des années. Il ne se souvenait même plus pourquoi ils avaient décidé de fuguer en pleine nuit pour aller au phare. Tout ceci lui semblait bien lointain.

A présent qu’il y repensait, seul sur le pont, Eliah se sentait encore plus mal. Cette discussion avait ravivé de vieux souvenirs douloureux. Il passa une main tremblante sur les deux cicatrices à ses poignets, qu’il avait hérité de cette nuit-là. Ses parents ne lui en avaient jamais tenu rigueur, alors que le jeune homme savait qu’il s’en voudrait toute sa vie. Il aurait presque préféré qu’on le déteste pour ne pas avoir su protéger sa sœur.

Il pensait que sa peine avait disparu avec le temps, mais les larmes lui montèrent aux yeux. Même la mer calme et le bruit des vagues ne suffirent pas à l’apaiser. Il avait l’impression que son cœur était transpercé par mille aiguilles incandescentes. Dès qu’il fermait les paupières, l’image du bucher se collait à sa rétine.

Il essaya de se concentrer sur les flots, si mystérieux et inquiétants la nuit. Il suffisait d’imaginer des monstres titanesques au fond de l’océan, n’attendant qu’une chose pour se réveiller et dominer l’Île et l’univers. Peut-être qu’un tentacule géant ou une pince colossale allaient surgir des flots et attaquer le navire. Isahora avait toujours trouvé ces histoires effrayantes et il adorait la taquiner et lui faire peur avec ça. Et pour la première fois dans ses songeries enfantines, Eliah ne serait pas le héros. Il se contenterait de regarder la destruction du monde. C’était plus simple que de vouloir changer les choses, que de lutter pour sauver l’Île.

Un sourire triste apparut sur ses lèvres et quelques larmes roulèrent sur ses joues. Il ne s’était pas senti aussi désespéré depuis qu’il avait quitté Rianon à bord du vaisseau. La présence de Theo à bord avait laissé Eliah espérait que ce serait possible de se faire accepter parmi les Îliens. Il s’était même mis à penser que sauver l’Île était possible.

Mais sa malédiction était toujours présente. Elle avait fait disparaitre plusieurs heures de sa vie sans qu’il s’en aperçoive, et cela durait depuis des années déjà. Lenaïs n’avait pas réussi à faire quoi que ce soit, le sort était trop puissant. Ces absences répétitives le faisaient passer pour un fou auprès de la plupart des gens. Certains, comme Sevastian, en profitaient pour le manipuler. Comment pouvait-il espérer s’intégrer et être accepté par les Îliens ? Eliah sentait encore le poids de la trahison d’Asbel. Il ne se sentait pas prêt à faire confiance à nouveau. Lenaïs en était la preuve. Elle essayait de l’aider, mais elle l’avait étranglé quelques heures plus tôt. Il devait se méfier de l’Eire.

Soudain, il entendit des bruits de pas. Thanael se promenait sur le pont et approcha de lui. Eliah se détourna pour essuyer ses yeux et s’empressa de marmonner qu’il retournait immédiatement travailler. Le capitaine le retint par le bras.

« Je veux juste discuter. »

L’homme s’appuya le dos à la rambarde et soupira. Eliah se tint à quelques pas de lui, prêt à déguerpir au moindre mouvement suspect. Thanael était agressif et impulsif. Depuis qu’il lui avait mis un coup de poing alors qu’il était blessé, le jeune homme se méfiait.

« Lenaïs m’a expliqué le sujet de votre expérience. Et ce qu’elle a vu. »

Eliah se figea sur place. Sa mâchoire se crispa et il se retint de justesse d’insulter la femme. De quel droit avait-elle raconté tout ça à son compagnon ? Même s’il ne lui avait pas demandé, cela lui avait paru évident qu’il ne voulait pas qu’elle en parle. Il se contenta de souffler par le nez pour contenir sa fureur. Il ne voulait pas de la pitié du capitaine.

« Tu sais ce que je pense de tout ça, reprit-il. Elle a tellement envie d’en savoir plus sur la magie qu’elle serait prête à faire n’importe quoi. Mais ce… brouillard, peu importe comment tu l’appelles, c’est trop puissant pour Lenaïs. Même moi je sens ce truc qui t’entoure. »

Etait-ce de la jalousie ou voulait-il vraiment protéger sa compagne ? Eliah avait bien remarqué que Thanael n’hésitait pas à utiliser la magicienne. Cela ne l’avait pas dérangé lorsqu’elle avait dressé une barrière d’eau entre son navire et celui de son ennemi. Le jeune homme croisa les bras sur la poitrine.

« Elle est fragile, insista le capitaine. Je sais qu’elle ne le montre pas, mais elle l’est. »

Cette fois, Eliah fronça les sourcils. Il avait l’impression qu’ils ne parlaient pas de la même personne. Pourtant, Thanael la connaissait personnellement, intimement même. Le prisonnier ne savait pas s’il devait croire l’homme. Ils se détestaient, pourquoi le capitaine lui faisait-il soudain ces confessions ? Certes, il était inquiet pour la femme, mais ce n’était pas le genre de Lenaïs de se laisser marcher sur les pieds.

« Je sais qu’elle ne te l’a pas dit, ce n’est pas un sujet dont elle parle beaucoup, mais Lenaïs a… perdu la mémoire. »

Thanael poussa un long soupir et se tourna vers la mer. Les vagues avaient des reflets argentés grâce à la lune. Une brise légère agitait les cordages et gonflait les voiles. Eliah se rapprocha pour mieux l’entendre et s’appuya sur la balustrade.

« Un jour, nous étions proches des côtes de l’Île, quand soudain, un éclair a déchiré le ciel et a touché la terre. Je n’avais jamais vu une telle chose. Ça n’avait rien de naturel. Nous nous sommes rapprochés et à l’endroit où la foudre avait frappé le sol, il y avait Lenaïs. »

Le capitaine jeta un coup d’œil à Eliah, qui grimaçait avec scepticisme.

« Oui, moi aussi j’ai trouvé ça hallucinant, dit-il en lâchant un rire. Mais elle était bien là, blessée et baignant dans son sang. Il lui manquait un bras. »

Eliah se figea. Le capitaine ne sembla pas remarquer son trouble et continua son histoire.

« Nous l’avons recueillie. Je savais que son apparition n’avait rien de normal, répéta-t-il. J’ai immédiatement su qu’elle avait le don. Alors nous avons pris soin d’elle. Mais le choc lui a fait perdre la mémoire… »

Le jeune homme ne sut pas quoi répondre. Son esprit tournait à toute vitesse et ignora la suite des paroles du capitaine. Deux hypothèses s’offraient à lui. Soit Lenaïs avait réellement perdu la mémoire et leur contact, quelques heures plus tôt, avait permis à Eliah de lui débloquer ses souvenirs. Soit elle mentait à Thanael depuis le début.

Et il penchait plutôt pour cette option. Sinon, pourquoi aurait-elle réagi aussi violement en l’interrogeant sur ce qu’il avait vu pendant leur connexion ? N’aurait-elle pas dû être ravie que quelqu’un ait pu voir ses souvenirs alors qu’elle était amnésique depuis plus d’un an ? Et puis, il y avait les rêves qu’Eliah avait fait sur elle.

Son cœur s’emballa soudain. Lenaïs ne venait pas de l’Île. Cette certitude s’imposa à son esprit. Il ne savait pas d’où elle venait, ni pourquoi elle avait menti. Eliah se souvint vaguement du désordre qui régnait dans le laboratoire, dans la vision qu’il avait eue de l’Eire. La femme avait dû mener de longues recherches afin de venir ici. Elle s’était démenée pendant des années pour atterrir sur l’Île. Cela avait-il un rapport avec ses disputes avec le vieillard ? Une pointe de doute s’insinua en lui. Seuls les Îliens avaient le don. Ou venait-elle d’un endroit lointain où le don existait aussi ?

Thanael ne le croirait jamais. Il aimait trop Lenaïs, et surtout il détestait trop Eliah. Celui-ci ne savait pas quoi faire. Vu sa réaction un peu plus tôt, il était hors de question d’en parler avec la mage. Elle ne devait pas savoir qu’il connaissait son secret.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Krysten ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0