Chapitre 10.2

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Plongé dans ses pensées, le jeune homme n’avait pas entendu que Thanael lui parlait.

« Oh, tu m’entends ? Je te dis de la laisser tranquille avec cette histoire de brume. Son esprit est déjà bien assez chamboulé à cause de l’amnésie. Elle n’a pas besoin de tes souvenirs traumatisants. »

Un ricanement franchit ses lèvres, à cause de la stupidité et naïveté de Thanael. Il était tellement aveuglé par l’amour qu’il ne voyait pas que sa compagne lui mentait. La colère submergea soudain Eliah. Il en avait assez que le capitaine lui dicte quoi faire. Le jeune homme n’appartenait pas à cet équipage, Thanael n’avait aucun droit sur lui. Et il n’en pouvait plus des corvées, jour et nuit. A cet instant, il se fichait des répercussions et de la différence de force entre le capitaine et lui.

Pourtant, le marin réagit sans perdre une seconde. Il saisit Eliah par la nuque et le pencha par-dessus bord. Sa deuxième main tint le prisonnier par la chemise, pour l’empêcher de basculer totalement. Ses pieds ne touchaient plus le sol.

Eliah fut paralysé par la peur. Il voyait les flots s’écraser avec violence contre le navire. Il survivrait à une chute, mais pas à plusieurs jours à dériver au milieu de l’océan. Essayant de maitriser sa peur, il arriva à articuler :

« Je ne veux pas lui faire du mal, je veux juste me débarrasser de cette chose… »

Malgré l’affolement qui s’emparait de lui, comme en témoignaient les tremblements dans ses mains, la colère fut plus forte. Il en avait plus qu’assez de se faire manipuler par tous ceux qui croisaient son chemin. Asbel, Sevastian et maintenant Lenaïs. Elle ne voulait pas lui enlever la brume seulement par bonté d’âme. La femme voulait prouver la force de sa magie. Quant à Thanael, cela ne lui avait pas suffi de frapper Eliah alors que celui-ci lui avait sauvé la vie, de le réduire presque en esclavage. Il fallait en plus le menacer et le rabaisser.

Eliah était rarement arrogant, mais à cet instant, il ne put s’en empêcher. Thanael bluffait. Il ne pouvait pas le tuer ou le jeter par-dessus bord car seul le prisonnier savait le point faible des envahisseurs de Rianon. Et il ne pouvait pas se permettre de perdre un tel atout dans la défense de l’Île. Toute cette mise en scène pour lui faire peur était inutile. Ainsi, malgré sa fâcheuse position, le jeune homme se sentit moins vulnérable. Pourtant, il déplorait une fois de plus sa faiblesse, son incapacité à se défendre. La colère se transforma en fureur.

« Je veux me débarrasser de cette malédiction ! cracha-t-il. La brume m’a toujours empêché d’être moi-même. Je n’ai pas été capable de sauver ma sœur, ni de trouver son meurtrier. J’en ai assez d’être un lâche ! Mon village s’est fait attaquer et moi j’ai fui ! J’étais soldat et j’ai fui ! »

Son cœur battait à tout rompre. Il n’avait jamais avoué ça à personne. Il s’était emporté à cause de la fureur et les mots étaient sortis sans qu’il le veuille vraiment. Il repensait souvent à son village. Il avait menti à Asbel en disant qu’il aidait le chasseur. Eliah était un des soldats chargé de protéger le village des colons. Il avait été incapable d’admettre sa lâcheté lorsque Sevastian lui avait appris la terrible nouvelle. Et si le jeune homme avait été plus courageux, aurait-il pu sauver ses amis ? Cette question l’avait hanté pendant de longues nuits.

« Je n’ai rien pu faire », chuchota-t-il.

Il se rappelait vaguement de cette nuit-là. Il faisait sa ronde sur les remparts en bois que les villageois avaient bâti quelques années plus tôt, qui leur offraient un semblant de protection. Soudain, il avait vu des torches au loin. La panique s’était emparée de lui. La cloche avait été sonnée pour alerter les villageois. Les hommes en mesure de se battre s’étaient équipés du mieux qu’ils pouvaient pour se défendre. Cependant il y avait peu d’épées, et elles étaient réservées aux soldats.

Pendant quelques secondes, Eliah s’était dit que les Îliens étaient stupides d’arriver avec des torches, qu’ils seraient repérés de loin. Mais la peur l’avait submergé. Les insulaires étaient tellement persuadés de les tuer qu’ils n’avaient aucune tactique. Pourtant, cela lui semblait bien arrogant. Son cœur s’était emballé. Ils se paradaient presque à l’avant du village, pour leur faire peur et qu’ils fuient par l’arrière… Et des hommes sans torche devaient les attendre là-bas. Eliah avait essayé d’avertir les siens, mais le chaos régnait dans le village. Les enfants pleuraient, les femmes couraient dans tous les sens pour essayer de rassembler des vivres. Les hommes tentaient de s’organiser tant bien que mal. Certains avaient déjà abandonné l’idée de se battre et fuyaient.

Eliah se rappela qu’une terrible pensée s’était frayée un passage dans son esprit : ils ne pourraient jamais s’en sortir. La peur le paralysait sur place. Il était incapable de rejoindre les autres soldats pour préparer la défense. Il avait abandonné son arme et courut en direction de la sortie à l’arrière du village, avant de s’arrêter. Son regard était tombé sur une hache, plantée dans un tronçon de bois. Il s’était emparé de l’outil avant d’abattre un pan des fortifications en bois, qui avaient créé un semblant de protection pendant plusieurs années mais qui s’étaient transformées en prison. Une personne lui était venue en aide, mais il était incapable de se souvenir de son visage. A ce moment-là, une seule chose comptait pour Eliah : fuir. Il se rappelait des respirations rauques et angoissées qui résonnaient à ses oreilles, ainsi que les hurlements des villageois pris au piège. La suite avait été brouillée par la brume, mélangée à ses rêves…

Eliah fut ramené à la réalité par un rire étrange. Un ricanement hystérique sortait de ses lèvres et le fit sursauter. C’était sûrement une erreur d’avouer ceci à Thanael, qui ne supportait pas les lâches et encore moins les étrangers. Il aurait une bonne raison de le jeter par-dessus bord.

« Je ne peux me résoudre à croire que cette malédiction m’a rendu ainsi. Je refuse d’être un lâche. Je veux être maître de ma propre vie. »

Il fit une pause pour reprendre son souffle. Thanael ne l’avait pas lâché, mais l’écoutait avec attention. L’homme semblait étonné par ce soudain excès de colère.

« Pour la première fois depuis des années j’ai enfin l’espoir qu’on m’aide, que cette brume disparaisse. Alors je ne baisserai pas les bras ! Pas si proche du but ! »

Il hurlait presque à présent. La présence de l’équipe de nuit importait peu, il se fichait bien de réveiller tout le navire. Eliah ignorait même qu’il pouvait entrer dans une telle fureur. Sa respiration courte résonnait à ses oreilles. L’émotion et la colère lui serraient la gorge et il sentit le sang lui monter à la tête.

Ses idées étaient parfaitement claires, et il fut presque effrayé d’être ainsi énervé. Lorsque cette rage destructrice s’emparait de lui, le jeune homme se reconnaissait à peine. Il avait ressenti la même agressivité sur le vaisseau, quand Asbel avait découvert ses cicatrices et menaçait d’en parler à son père.

Sans la brume, était-il un homme colérique et impétueux ? Il frissonna. Cette malédiction essayait non seulement de brider ses actions et ses souvenirs, mais aussi sa personnalité.

Thanael le tira soudain en arrière, il hoqueta de surprise et ses pieds touchèrent à nouveau le pont du bateau. Le prisonnier laissa échapper un soupir de soulagement et chancela sur le côté à cause de ses jambes flageolantes. Il ne comprenait pas ce revirement de situation. Son cœur cognait douloureusement dans sa poitrine et ses joues avaient rougi de colère. Le capitaine paraissait très calme à côté de lui. Il mit ses mains sur ses hanches et soupira.

« Je n’étais pas venu parler de ça, mais… nous avons discuté de Lenaïs et je me suis un peu emballé. »

Eliah lui lança un regard décontenancé et son aîné se mit à rire. Il sortit une pipe de sa poche ainsi qu’une boite d’allumette. Il en craqua une et aspira quelques bouffées. Le jeune homme avait encore les poings serrés et il dévisagea le capitaine sans comprendre son comportement. Quelques secondes plus tôt, il menaçait de le jeter par-dessus bord et à présent il fumait tranquillement sa pipe ?

« Je ne te fais toujours pas confiance, admit le pirate. Mais tu es différent de l’image que je me faisais des envahisseurs. »

Le capitaine s’adossa à nouveau contre la rambarde, mais le jeune homme garda ses distances cette fois. Même si Thanael semblait calme, il ne voulait pas se faire avoir deux fois de la même façon. Sa poitrine se soulevait encore de façon irrégulière.

Thanael défit le ruban noir qui était noué à son poignet et attacha ses cheveux. Sa chemise blanche mettait en valeur ses larges épaules et sa carrure athlétique. Eliah se sentait rachitique et faible à côté de lui. Il n’avait même pas eu le temps de réagir, le capitaine s’était jeté sur lui à toute vitesse. Le jeune homme n’avait pas escompté une telle réaction face aux révélations qu’il avait faites. Thanael avait eu pitié de lui ? Après avoir avoué qu’il était un lâche et un pleutre, il s’était attendu à des reproches de la part du pirate.

« Je ne sais pas par où commencer… marmonna-t-il. Même si je suis énervé que Lenaïs ait subi tes souvenirs, je crois que j’ai un peu mieux compris ce que tu vivais. Elle a essayé de m’expliquer. »

Ainsi, l’homme venait vraiment pour faire la paix ? Eliah avait toujours du mal à y croire. Quelques instants plus tôt, il menaçait de le jeter par-dessus bord s’il continuait à parler à l’Eire.

« Tu sais pourquoi je ne t’ai pas fait tuer, lorsque tu es monté à bord de L’Albatros ? »

Le prisonnier hocha négativement la tête. Il pensait que la menace avait été prise au sérieux immédiatement.

« J’ai senti ta… brume. Je n’avais jamais vu une telle chose. C’était terrifiant et en même temps, je voulais savoir de quoi il s’agissait. »

La plupart des gens fuient ce qu’ils redoutent, songea Eliah. Sa malédiction mettait son entourage mal à l’aise. Il fut vraiment étonné d’entendre ces paroles. Thanael avait du courage ; il avait accepté qu’un inconnu monte à bord de son navire, sans savoir quel étrange phénomène l’habitait.

« Je savais que Lenaïs serait intéressée.

̶ Tu aurais quand même accepté, si tu avais su ce que ça allait entraîner ? »

Le capitaine se contenta de rire doucement. Il expira une longue bouffée de fumée qui les enveloppa pendant quelques secondes dans un nuage blanc.

« En plus, tu as fui les envahisseurs et mis ta vie en danger pour nous prévenir.

̶ Moi qui croyais que j’allai poignarder le Seigneur à la moindre occasion », plaisanta Eliah.

L’homme s’accorda un sourire amusé. A présent, Thanael savait que le prisonnier ne représentait pas un danger, Lenaïs l’aurait vu dans ses souvenirs autrement. Elle avait eu accès à la mémoire d’Eliah qui n’était pas dissimulée par la brume. La femme n’avait pas voulu tout lui raconter, elle semblait encore secouée par plusieurs visions perturbantes. Cependant, rien qui ait pu prouver la dangerosité d’Eliah ou la menace qu’il représentait pour l’Île.

Pourtant, malgré sa plaisanterie, le jeune homme se dandina, mal à l’aise. Le capitaine se montrait enfin plus amical avec lui, était-ce vraiment le moment de lui avouer le rôle qu’il avait joué dans l’invasion de la planète ? Il se tordit nerveusement les mains et baissa la tête. Le pirate remarqua son trouble.

« Parle.

̶ Je n’ai pas été tout à fait honnête sur un point. J’ai donné des informations sur l’Île, parce que tout mon village a été détruit à cause des Îliens. Je vous ai haïs si fort… mais quand j’ai vu que Sevastian allait envahir et tuer des centaines de milliers de personnes… Je n’ai pas pu me résoudre à lui prêter main forte. Il fallait que je prévienne de l’invasion, quitte à me faire tuer. Il fallait qu’on me croie. »

Le capitaine resta silencieux. Il ne ressentit aucune colère, ce qui l’étonna presque. Le prisonnier avait aidé à ce que l’invasion ait lieu, certes. Il avait été le déclencheur, mais Rianon aurait-elle vraiment abandonné l’Île ? Si ça n’avait pas été ce Sevastian, ça aurait pu être une autre planète, tout aussi puissante, ou un autre millionnaire excentrique.

Combien d’envahisseurs Thanael avait tué ? Il les avait toujours détestés, et la moindre occasion avait été la bonne pour les faire disparaître. Alors, il n’arrivait pas à ressentir de la haine pour le captif.

Le même sentiment d’animosité les habitait. Thanael détestait les envahisseurs, et Eliah lui avait avoué qu’il avait haï les Îliens, à cause de ce que son village avait subi. Pendant quelques instants, le capitaine s’était senti insulté, car il n’avait jamais vu ni fait aucun mal à ces habitants. N’était-ce pas la même chose pour tous ces colons, qui n’avaient jamais participé à la Purge, mais que tous les insulaires abhorraient ?

« Je comprends », se contenta-t-il de dire.

Jamais il n’aurait pensé avoir cette conversation avec le captif. Ils restèrent un long moment silencieux, chacun plongé dans leurs pensées. Pendant plusieurs jours, le pirate avait lutté contre lui-même et ses sentiments contradictoires. Sa haine et sa méfiance des envahisseurs lui dictaient de ne pas écouter cet étranger et de le remettre dans les geôles. Pourtant, il avait su prouver sa valeur, même si cela lui coutait de l’avouer. Le jeune homme s’était vite intégré à l’équipage, il effectuait ses tâches avec efficacité et sans jamais discuter les ordres. Et il avait participé pendant la bataille contre La Vengeresse Rouge, et ainsi prouvé qu’il n’était pas un lâche – même s’il semblait penser le contraire.

A la base, Thanael était venu pour le lui parler de cela :

« Je n’aurais pas dû te frapper quand tu m’as sauvé la vie. J’ai été aveuglé par l’arrogance et ça m’a rendu furieux d’avoir perdu mon combat contre Guynn. Je ne pensais pas que tu serais assez courageux pour risquer ta vie et sauver la mienne. Donc je te remercie. »

Eliah se mit à rougir. Il n’osa pas avouer à Thanael qu’il l’avait sauvé avant tout pour être conduit à Neuf Soleils. Mais si l’animosité du capitaine diminuait, le jeune homme serait peut-être traité différemment une fois à la capitale.

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