Chapitre 10.3

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Le capitaine avait dû faire un énorme effort de volonté pour avouer sa défaite contre son ennemi juré. Lefi avait raconté au captif que Thanael tenait tête à Guynn depuis plus de dix ans et leurs échanges avaient toujours été amusants pour le chef de L’Albatros. Peut-être avait-il baissé sa garde à cause d’une trop grande confiance en lui. La présence de Lenaïs l’avait enorgueilli, la victoire lui avait paru assurée alors que la bataille n’avait même pas commencé. Et le combat avait été un désastre. Guynn était furieux que Thanael utilise une Eire, il avait pris ça pour de la triche. Ils avaient échangé seulement quelques coups et le capitaine de L’Albatros avait été blessé à de nombreux endroits, tandis que son rival s’en sortait plutôt indemne. Et il l’avait désarmé.

Pourtant, cela avait semblé complètement irréel à Thanael de perdre. Alors il avait continué à se moquer de Guynn, à le provoquer. Et lorsque celui-ci avait fini par perdre patience, à ne plus se délecter de sa victoire et qu’il était prêt à rendre le coup de grâce, Eliah était intervenu. Pour Thanael, cette intervention était inadmissible. Tous ceux à bord de son équipage savaient qu’il ne fallait pas interférer pendant son combat contre Guynn. Mais le prisonnier ne faisait pas partie de son équipage.

Thanael avait voulu croire jusqu’au dernier moment que le combat n’était pas perdu. Même quelques heures plus tard, lorsqu’il avait discuté avec Theo et Lenaïs, l’homme avait refusé d’admettre sa défaite. Leur inquiétude et colère l’avaient mis encore plus hors de lui contre l’étranger.

La réalité l’avait rattrapé, lorsque, plusieurs jours après la bataille, ses blessures le faisaient encore souffrir. Il s’était senti faible, nauséeux. Et le capitaine avait dû admettre qu’il avait perdu contre son rival. Si Eliah n’était pas intervenu, Thanael serait mort ce jour-là. Cette réalisation avait mis à mal sa confiance et son assurance. De plus, il détestait l’idée d’avoir une dette envers le jeune homme.

Cela l’avait rendu malade d’avoir été sauvé par un étranger. Mais comme Theo lui avait rappelé, n’avait-il pas prouvé sa valeur ? Le second témoignait d’une étrange compassion pour le captif. Il n’était pas aussi mauvais que Thanael l’avait pensé, certes. L’étranger avait encore un long chemin avant d’être accepté par le capitaine.

Le pirate avait longuement réfléchi à cette situation. Et il avait finalement décidé de remercier le prisonnier, même s’il était loin de l’apprécier. Il avait été étonné des révélations qu’Eliah venait de lui faire. Le jeune homme était visiblement paralysé par la peur dans de trop nombreuses occasions, pourtant, il y avait un potentiel caché en lui, comme s’il ne connaissait pas lui-même sa propre personnalité.

Et il y avait cette histoire de brume. L’homme était capable de sentir ce nuage qui entourait Eliah par moment et le récit de Lenaïs lui avait glacé le sang. Cette malédiction était bien plus effrayante qu’il ne l’avait pensé. La femme avait paru vraiment chamboulée par les souvenirs du colon. Elle avait répété plusieurs fois : « il n’a rien pu faire », ce qui avait énervé Thanael dans un premier temps, avant de se rappeler qu’il avait lui-même vécu une situation similaire dans son enfance. Et quelques minutes plus tôt, quand Eliah avait répété cette même phrase, sur son incapacité à avoir pu aider les siens, le capitaine avait une nouvelle fois senti cette brume l’effleurer, moins agressive que la dernière fois, dont il se dégageait un tel désespoir, une telle tristesse.

Le capitaine tendit sa pipe à Eliah. Le captif hésita et la saisit d’une main encore tremblante. Il avait peur de tomber à nouveau dans un piège. Le pirate le regarda d’un air amusé. Il lui inspirait toujours de l’inquiétude, surtout avec son tatouage en forme de poignard sur la tempe. Mais le capitaine s’était excusé et l’avait remercié. Eliah se détendit un peu et aspira quelques bouffées de tabac. Il essaya de dissimuler sa toux mais finit par s’étouffer. Thanael pouffa en lui donnant de grandes tapes dans le dos qui firent grimacer le jeune homme.

Lorsque tira de nouveau sur la pipe, sa gorge le brûlait encore, mais il se sentit plus à l’aise. Eliah prit même le risque de s’adosser au bastingage, à côté du capitaine et lui rendit sa pipe.

« J’ai eu l’impression de me voir enfant, lorsque j’étais encore incapable de défendre qui que ce soit. »

Eliah aurait pu mal prendre le fait d’être comparé à un enfant sans défense, mais n’était-ce pas le cas ? Il ravala une réplique cinglante et prit une profonde inspiration. Il était reconnaissant d’avoir une conversation calme avec Thanael. Leur haine respective avait diminué. Le jeune homme essaya d’imaginer le capitaine durant son enfance, mais ce n’était pas évident. Il émanait de lui une telle assurance et force qu’Eliah avait du mal à croire qu’il fut une époque où le capitaine était faible.

« Quand j’étais petit, il y avait des colons dans mon village. La cohabitation se passait bien au début. Puis un jour, l’un d’eux a découvert les dons de ma mère. Cela faisait des années qu’elle cachait sa vraie nature, mais il a suffi d’une seconde d’inattention. Elle lui a demandé de garder le secret, en lui rappelant qu’ils étaient amis. Je me souviens qu’elle n’a pas dormi de la nuit. »

L’homme racontait son histoire à contrecœur. Etait-ce Lenaïs qui lui avait demandé de venir parler à Eliah ? De s’excuser et de parler de son enfance ?

Sa mère pouvait parler aux animaux. Tout simplement. Ce n’était pas dangereux, s’était souvent répété Thanael. Alors pourquoi le colon l’avait-il dénoncée ? Elle avait toujours réussi à cacher son don, depuis sa plus tendre enfance. Elle vérifiait toujours que personne n’était dans les parages avant de se permettre de l’utiliser.

Thanael avait une autre théorie qu’il n’admettait qu’à contrecœur. Lorsqu’il était enfant, il avait souvent vu sa mère et cet homme discuter. Et ce n’était que bien plus tard qu’il s’était souvenu des regards qu’ils échangeaient, de leurs mains qui s’effleuraient parfois. Peut-être s’aimaient-ils en secret, pourtant, il n’arrivait pas à se rappeler quand les deux amants auraient pu se retrouver. Mais à l’époque, Thanael n’était qu’un enfant, qui passait ses journées à jouer à l’extérieur avec son frère ou à aider son père.

Sa mère devait avoir avoué à l’homme qu’elle possédait le don. Elle devait lui faire assez confiance mais celui-ci avait sûrement pris peur et l’avait dénoncée. Le capitaine se souvenait de la peur qui avait tenaillé sa mère pendant sa dernière nuit. Elle n’avait pas osé le dire à son mari. Elle avait seulement confié à son fils aîné qu’elle allait mourir. Le petit s’était senti désemparé. Le test des sorcières serait appliqué à Thanael, son frère et leur père également, même si aucun d’eux n’avait jamais manifesté le don.

Il lui avait supplié de fuir, mais elle avait refusé de devenir une fugitive. Elle savait qu’ils la traqueraient jusqu’au bout de l’Île s’il le fallait. Peut-être même feraient-ils du mal à Thanael ou son frère si elle tentait de partir. Il aurait aimé le dire à son père, qu’ils quittent le village immédiatement, tous ensemble, mais les soldats devaient surveiller leur maison.

Le lendemain, aux aurores, des militaires avaient défoncé la porte de leur petite maison et emmené sa mère.

« Ils nous ont fait passer le test des sorcières, à mon père, mon frère et moi. »

Depuis la Purge, dès qu’un Eire était dénoncé, toute la famille devait passer un test pour déterminer si d’autres mages étaient dissimulés.

Il fit une pause et le tremblement qui agitait ses doigts n’échappa pas à Eliah. Celui-ci n’avait aucune idée de ce que pouvait être ce test mais n’osa pas l’interrompre. La voix du pirate était calme et posée, comme s’il racontait une anecdote quelconque. Les années avaient passé, pourtant, Eliah s’imaginait le cœur de Thanael se serrer en revoyant ces scènes. Il ne pouvait pas croire totalement à l’image du pirate invulnérable. Le jeune homme avait échappé à la torture, à la mort et pouvait circuler en liberté sur le navire. Malgré les airs qu’il voulait se donner, le capitaine n’était pas cruel ni insensible.

« Mon frère avait une santé très fragile, reprit-il. Le chagrin à l’idée que mère meurt, l’angoisse du test… Il a refait une crise. Il était agité de tremblements incontrôlables, son corps arc-bouté comme si un démon essayait de s’échapper de ses entrailles. »

L’homme ralluma sa pipe d’un geste mal assuré.

« Les soldats n’ont pas voulu nous écouter. Ils les ont tous les deux envoyés au bucher. J’étais paralysé par la peur et le désespoir. Mon père hurlait à s’en briser les cordes vocales. Nous n’avons rien pu faire. »

Le jeune homme tressaillit. Pendant quelques secondes, l’image du brasier sur la plage lui revint. Pourtant, sa sœur n’avait jamais manifesté le don, et cela aurait été impossible puisqu’ils n’étaient pas natifs de l’Île.

Thanael en avait voulu à son père pendant longtemps de ne pas avoir agi, même si au fond de lui, il savait que l’homme n’aurait rien pu faire contre toute la garnison de soldat.

Il laissa s’échapper un nuage de fumée et baissa la tête.

« Je me souviens de leurs hurlements… », murmura-t-il.

Un frisson glacé parcourut l’échine d’Eliah. Il se rappelait des cris sur la plage, quand ses parents et les villageois avaient découvert le brasier. Il aurait voulu dire à Thanael d’arrêter de parler, qu’il ne voulait pas revoir ses images, mais aucun son ne pouvait franchir ses lèvres.

« Je me suis senti tellement impuissant ce jour-là. Je me suis haï, moi et ma peur. Alors je me suis promis de ne plus jamais être aussi faible. »

Eliah tourna la tête vers le capitaine, mais il était dos à la lune et son visage était parcouru d’ombres. Pourtant, le captif crut que les prunelles de Thanael brillaient de larmes… A moins que ce fut son imagination. Le jeune homme prit une grande inspiration, ne trouvant les mots pour exprimer ce qu’il ressentait. L’odeur de l’homme lui parvint, semblable à celle de la mer, mélangée avec le tabac.

Il comprenait à présent pourquoi le capitaine détestait tant les colons. Son père et lui avaient dû développer une haine sans pareille pour les envahisseurs. Peut-être même que d’autres expériences étaient venues se mêler et accentuer ce ressenti négatif. Eliah aurait aimé lui dire de ne pas faire de généralités, mais il savait que cela ne servait à rien. Les citoyens de Rianon, en venant sur l’Île pour s’emparer de ses ressources, avaient commis des atrocités sans nom. Thanael, comme tous les autres Îliens, avait tous les droits de les détester.

Cependant, le capitaine se rendait à présent compte que la vie des colons n’avait pas été aussi joyeuse qu’il l’avait cru. Lenaïs lui avait raconté non seulement le meurtre de la sœur d’Eliah, mais également des passages de son enfance qu’elle avait entraperçus, comme des flashs, ainsi que la fameuse nuit où le village avait été attaqué.

L’enfance de Thanael avait ressemblé à celle du jeune homme. Ils avaient tous les deux grandis dans un village de pêcheurs, qui était l’activité principale de leurs parents. Beaucoup de leurs souvenirs se ressemblaient sûrement. Ils avaient regardé les mêmes couchés de soleil, la même mer, vécu sur la même île.

Ils restèrent silencieux un long moment. Autour d’eux, l’équipe de nuit s’occupait de maintenir de cap du bateau, mais la mer était calme. Ils pouvaient entendre le bois grincer et craquer, ainsi que le roulis du bateau. Ces sons apaisèrent le capitaine. Il ralluma sa pipe qui s’était éteinte, et prit une longue bouffée.

« Je suis prêt à t’emmener jusqu’au Seigneur de l’Île. Tu pourras tout lui raconter. Cependant, je ne promets pas que tu sois libre en ressortant du palais. »

Eliah acquiesça. Il se rendait bien compte qu’il serait impossible de convaincre le Seigneur en quelques minutes, alors qu’en quelques semaines il avait à peine réussi à gagner la confiance de Thanael.

« En attendant, sur mon navire, tu seras un homme libre. »

Le jeune homme se tourna vers le capitaine, interloqué. Il ne s’était pas attendu à une telle déclaration. Il essaya tant bien que mal de dissimuler son émotion, mais le rouge lui monta aux joues. Ainsi, le pirate payait sa dette. Lenaïs lui avait dit, mais ce n’était pas la même sensation que de l’entendre de la bouche de Thanael.

Le capitaine coinça sa pipe entre ses dents et se redressa. Les mains sur les hanches, il souriait à moitié avec sa bouffarde au coin des lèvres.

« Il reste quelques semaines avant d’arriver à Neuf Soleils. Même si rien ne te garantit d’être en vie en sortant de l’entretien avec le Seigneur, je peux te proposer quelque chose. »

Eliah se redressa lui aussi, le cœur battant. Ils avaient déjà fait la moitié du chemin pour rejoindre la capitale. Jusqu’à présent, le jeune homme n’avait pas beaucoup pensé à l’audience, mais son ventre se serra soudain. Thanael avait raison. Même si le Seigneur était convaincu par l’attaque imminente de Rianon – témoignage qui pourrait être appuyé par Thanael et son équipage – rien n’assurait la liberté à Eliah. Peut-être serait-il jeté en prison pour trahison ou condamné à mort. Pendant ces deux semaines, il devait se rendre indispensable pour Lenaïs. Elle voudrait le garder en vie pour continuer ses recherches. Et si le capitaine pouvait l’aider et le soutenir pendant l’échange avec le Seigneur, Eliah échapperait peut-être à la peine capitale.

« Je n’interférerai pas entre Lenaïs et toi, pour qu’elle t’aide à retirer cette malédiction. »

L’étranger hocha la tête, reconnaissant.

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