Chapitre 12.1

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Dans le salon, l’atmosphère se détendit.

« Qu’est-ce que c’était que cette… chose ? »

Abraha se contenta de hausser les épaules, le cœur battant la chamade. Même insensible à la magie, il avait senti cet étrange phénomène. Thanael conserva les sourcils froncés tandis que Lenaïs en tremblait encore et essaya de dissimuler son malaise. Sendja ne semblait pas le moins du monde perturbée. Elle s’affala davantage dans les coussins et poussa un profond soupir.

« Décidément, ce garçon est plein de surprises.

- C’était la brume ? » demanda le capitaine à sa compagne.

Celle-ci hocha la tête, trop secouée pour prononcer un mot. Elle n’avait jamais rien vu de semblable. Depuis leur arrivée dans la capitale, Eliah était resté conscient et maître de lui, sûrement trop anxieux à l’idée de rencontrer le Seigneur. La révélation concernant son village avait déclenché une colère noire. Elle avait tout d’abord cru que la brume surgissait à nouveau, pour le protéger. Sa malédiction agissait souvent comme un mécanisme de défense pour le soustraire de situations dangereuses ou éprouvantes. Un nuage l’avait soudain entouré et brouillé ses traits. Elle avait ressenti la même sensation à leur rencontre. Mais cette fois… Son visage disparaissait sous une sorte de pellicule légèrement opaque. Les détails de sa peau, ses grains de beauté devenaient imprécis, s’effaçaient pour ne laisser qu’un tableau confus. Sa barbe naissante n’était plus qu’une éclaboussure brune sur ses joues. A la place de ses yeux, il ne restait que deux billes noires inquiétantes.

Sendja exigea des explications, d’une voix sèche et autoritaire. Lenaïs fut sortie de ses pensées et l’éclaira :

« Eliah est victime d’une sorte de malédiction qui remonte à son enfance, qui se caractérise souvent par des absences, par ce flou qui l’entoure. Mais jamais il n’avait manifesté une chose pareille. »

Ils avaient tous clairement senti l’aura dévastatrice et haineuse qui entourait le jeune homme. Les deux femmes et Thanael avaient vu une épaisse brume sombre suinter de sa peau. L’Eire avait cru qu’un démon s’apprêtait à surgir du Novichki. La peur lui avait broyé les entrailles. Était-ce lié au sortilège qui l’accablait ?

Ils gardèrent le silence, méditant ces paroles déconcertantes, lorsqu’un hurlement retentit dans le couloir. Ils se figèrent, et la pirate ne put retenir un frisson glacé. Eliah devait être fou de rage et de rancœur. Hélas, elle ne pouvait rien faire pour lui venir en aide. Elle fut étonnée de ressentir une colère froide à l’encontre de la monarque. D’habitude détachée, elle partageait à présent l’injustice et la rancune de l’étranger. Les sentiments de celui-ci l’emportaient sur son jugement.

Ce lien entre eux n’avait rien de naturel et l’agaçait presque. Elle essayait de dissimuler ses émotions, mais elle ne pouvait retirer de son esprit les souvenirs et ressentis d’Eliah. Ils étaient ancrés en elle. Lenaïs savait la peur qu’il ressentait à l’idée d’être tué ou torturé après l’entrevue. Peut-être pourrait-elle parler en sa faveur, prétexter cette histoire de malédiction, pour qu’il échappe à la potence… Elle craignait que cet épisode n’ait signé son arrêt de mort.

De leur côté, ni Abraha, ni Sendja n’y avaient songé. Ils ressassaient ses nouvelles informations alarmantes. Le ministre prévoyait déjà mentalement les prochaines réunions, les effectifs à rassembler pour protéger l’Île mais… cela ne suffirait pas. Il lança un regard inquiet à la souveraine et s’installa dans un fauteuil en velours. Le poids des années et des responsabilités pesaient lourd sur ses épaules. Elle se rappela qu’il avait presque soixante-dix ans et que toute cette agitation n’était plus de son âge. Pourtant, elle avait besoin de lui, de sa sagesse et de son expérience. Ils avaient traversé de nombreuses crises mais celle-ci surpassait même leurs pires cauchemars.

Elle servit une tasse de thé à tous les invités. Son conseiller aurait souhaité terminer l’entrevue si le captif ne détenait aucun autre renseignement utile. Ils avaient de nombreuses tâches qui les attendaient. Il la connaissait bien et devinait déjà l’idée qui lui trottait dans la tête.

« Ainsi donc, tu es une Eire ? », intervint la dirigeante.

Le ministre poussa un soupir discret qui n’échappa pas à Thanael. Tous les regards rivés sur elle, Lenaïs acquiesça. Elle remit ses cheveux en place et se leva avec grâce. Elle n’attendit pas qu’on lui demande de faire une démonstration. Les Îliens exigeaient sans cesse des preuves, la méfiance ne les quittait pas jusqu’à ce qu’on leur montre, et encore plus lorsqu’il s’agissait de la magie.

Elle étudia la pièce et tendit son unique main. Les plantes suspendues, qui séparaient le salon de la fontaine, se mirent à grandir, à pousser et à se répandre dans la pièce. La reine applaudit à deux mains, ce qui fit rougir la mage.

« Elle est aussi capable d’invoquer des monstres marins gigantesques, s’écria son amant. Elle peut contrôler les animaux, tout comme toi, et bien d’autres choses ! Je n’avais jamais rencontré d’Eire aussi puissante. »

Sa compagne se rassit avec un sourire satisfait et arrogant. Elle avait cru comprendre que Sendja possédait quelques pouvoirs, seulement en lien avec la faune. Cette dernière hocha doucement la tête, le front marqué par la concentration.

« De quel village viens-tu ? Où as-tu appris la magie ? »

Lenaïs baissa les yeux, comme à chaque fois que ce sujet délicat venait à être abordé. Elle savait jouer la comédie depuis toujours et s’était améliorée depuis son arrivée sur l’Île. Il lui suffisait de prendre un air abattu, toucher l’épaule où son bras manquait et renifler bruyamment. Ensuite, Thanael prenait la parole à sa place et expliquait la situation sans trop rentrer dans les détails, afin de ne pas réveiller ces mauvais souvenirs. Ce petit manège se répétait toujours avec une simplicité et une efficacité déconcertante.

Son compagnon afficha alors une mine sombre et raconta brièvement leur rencontre. Mais pour la première fois, l’Eire eut l’impression d’être percée à jour. Ses poils se hérissèrent. Elle se retint de montrer des signes de nervosité, Sendja la dévisageait déjà avec attention. Celle-ci ne possédait pas de pouvoirs assez puissants pour détecter un mensonge ou lire dans les pensées. Lenaïs eut tout de même du mal à calmer les battements frénétiques de son cœur.

On toqua à la porte et un serviteur fit son entrée. Il portait un plateau en or où reposait une enveloppe. Il s’agenouilla devant la reine et lui tendit. Elle récupéra le papier et le congédia d’un simple geste de la main. La mage ressentit un certain soulagement. La conversation se détournait enfin d’elle.

La femme déplia le mot, le parcourut rapidement avant de le froisser et le jeter dans un coin. Elle poussa un profond soupir.

« Des ennuis ? questionna poliment Thanael.

- De l’agitation, dans le nord. Je m’en occuperai plus tard. »

Au vu de leur passif, il trouva déplacé de lui demander plus de renseignements. Il prit une tasse de thé et but à petite gorgée l’infusion brûlante. Ils discutèrent des nouvelles dans le royaume. Avec leurs longs voyages en mer, les pirates obtenaient peu d’informations de l’Île, et le retour à la civilisation permettait d’apprendre les derniers ragots.

Abraha expliqua les travaux de rénovation entrepris dans le château et la ville basse. Ils discutèrent également du départ des soldats de Rianon, et l’absence de représailles officielles de celle-ci. Sendja savait les luttes internes qui agitaient l’autre planète. Elle avait sauté sur l’occasion pour se défaire de l’influence des colonisateurs.

« Cela fait des années que tu prévoies tout cela ? » s’enquit Lenaïs, étonnée.

Persuadée de sa mainmise sur l’Île et de la soumission de son peuple, le Conseil de Rianon avait envoyé moins de soldats. Puis d’autres conflits avaient éclaté, sur différentes colonies, affaiblissant leur garnison sur le Sanctuaire.

Depuis son accession au trône, le Seigneur avait collaboré et aidé son ennemi pour mieux le trahir. Ainsi, personne n’avait réagi lorsque les Novichkis avaient été déplacés dans des zones spéciales au cœur de l’Île. Leurs agissements hostiles s’effectuaient par des voies détournées, comme des actions de sabotage secrètement soutenues par la monarchie. Comment la souveraine pouvait-elle avoir prévu l’effondrement interne de Rianon ?

« Nous avons des informateurs au sein de leur gouvernement. Lors des visites officielles, ils nous donnaient des nouvelles… », raconta-t-elle évasivement.

Elle ne pouvait avouer que le parti ennemi, les Insurgés, avait infiltré l’ambassade. Lors de l’inspection annuelle des représentants du Conseil, des espions se glissaient parmi les diplomates. Parfois, des messages leur parvenaient, arrivant à passer le radar des satellites. En échange, Sendja leur fournissait de la metelite.

La conversation fut interrompue par le retour d’Eliah et Theo.

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