Lenaïs remarqua la brume qui l’entourait, ce flou épais, à présent familier, qui brouillait encore les détails de son visage. La reine le perçut également et eut un mouvement de recul à peine perceptible. Il garda les yeux rivés au sol, sûrement pour dissimuler ses prunelles rougies par les pleurs. Il flottait dans ses vêtements trop grands. Des traces de terre salissaient son pantalon au niveau des genoux. Ses poignets saignaient à cause des menottes et de la force qu’il avait exercé, mais la douleur ne l’atteignait pas.

« Je crois qu’il s’est calmé. »

Les deux hommes regagnèrent leur place. Eliah paraissait possédé. On aurait dit une marionnette à laquelle on tirait les ficelles. Il s’assit sur le canapé, la tête penchée sur le côté. Ses épaules voutées dévoilaient son désespoir. L’Eire doutait qu’il soit en état de parler.

« Dans combien de temps estimes-tu que les envahisseurs vont revenir ? »

Seul le silence lui répondit. Sendja s’avança jusqu’à avoir les fesses sur le bord des coussins. Elle secoua sa main dans le vide, au niveau du regard du prisonnier, mais il ne cilla pas. Même sans la brume, s’attendait-elle vraiment à ce qu’il réponde après ce qu’elle lui avait dit ? Lenaïs s’apprêtait à intervenir, mais il réagit enfin :

« J’ai saboté la balise de détresse. »

Son timbre était bas, presque un chuchotement. Ils durent tous se pencher en avant pour l’entendre.

« Rianon n’est pas au courant de leur naufrage. Je ne sais pas exactement dans combien de temps ils vont s’inquiéter… Nous avons déjà mis un mois pour rejoindre Neuf Soleils. Le gouvernement va bientôt apprendre la nouvelle. Le temps qu’il prenne une décision, qu’il dépêche l’armée, le trajet… Je dirai un mois. »

Une entité semblait parler à travers ses lèvres. Lenaïs se sentit mal à l’aise face à cet étrange comportement. Elle déglutit péniblement. Elle devait empêcher la reine de le mettre derrière les barreaux, ou pire, de le faire exécuter. La mort d’un Novichki en plus ne changerait rien pour elle.

La réalité de la situation les rattrapa soudain. Il leur restait si peu de temps pour organiser la défense de la planète. Contrairement aux autres, la monarque affichait une mine calme, mais préoccupée. Elle organisait petit à petit son plan dans son esprit, même si trop de facteurs demeuraient inconnus. Elle se mordilla l’ongle, geste qui ne passa pas inaperçu pour son ministre.

« Parle-nous de leur point faible, intervint Thanael.

- Seulement si sa majesté me donne l’amnistie. »

Tous se tournèrent vers Eliah. Il luttait contre sa malédiction, comme en témoignait la sueur sur son front pâle. Il voulait conserver un esprit clair et lucide pour négocier sa vie. Ce serait sa seule chance de s’en sortir vivant et libre. De nouveau, le sourire carnassier réapparut sur les lèvres de la reine. Elle se pencha en avant et appuya ses coudes sur ses genoux.

« Je vois que tu avais tout prévu, ricana-t-elle. Qu’il en soit ainsi.

- Je veux votre parole. »

Il n’avait jamais été aussi sérieux. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine, si fort qu’il se sentait presque nauséeux. La colère grondait au fond de lui et le maintenait éveillé. Il flottait dans un rêve semi-conscient et devait fournir un énorme effort de volonté pour rester vif. Depuis son retour dans le salon, il enfonçait ses ongles dans ses paumes. La douleur pulsait dans ses mains, où du sang perlait déjà. Il refusait de perdre le contrôle maintenant.

Le jeune homme n’arrivait pas à réaliser qu’elle lui donnait aussi facilement. Il n’y croyait pas une seconde. Il avait passé des heures à imaginer cette conversation et elle n’essayait même pas de négocier. La souveraine lui accordait sa grâce avec une facilité déconcertante.

Celle-ci plissa les yeux. Elle n’aimait pas qu’on lui tienne tête et qu’on lui impose des conditions. Elle ne comprenait pas pourquoi cet envahisseur lui révélait toutes ses informations. Il la détestait ouvertement, puisque son village avait été massacré par sa faute, mais il trahissait Rianon. Elle ne décelait aucune trace de piège ou de mensonge dans ses yeux. Thanael était à ses côtés depuis un mois, il avait dû le torturer pour le faire parler.

Elle se fichait de son sort. A bien y réfléchir, le laisser en vie représentait une punition pire que de la mort, selon Sendja. Un Novichki parmi les Îliens ? La planète entière le détestait, comment allait-il survivre ? Elle avait déjà vu certains de son espèce se crever les yeux pour essayer de se fondre dans la masse. Mais tous savaient à présent ce que signifiait cette mutilation. Elle voulait le voir vivre tel un fantôme, un lépreux banni de toutes les villes.

« Je te donne ma parole, devant témoins, que tu auras la vie sauve et ta liberté. »

Un immense poids se retira de ses épaules. L’air arriva plus facilement à ses poumons. Ses yeux se remplirent de larmes, mais les essuya d’un rapide geste de la main. Il ne voulait pas craquer encore une fois. Après plusieurs profondes inspirations, Eliah se lança :

« Les citoyens de Rianon ne savent pas nager. »

Un silence plana pendant quelques secondes. Ils s’étaient attendus à une révélation plus… intéressante et impactante.

« C’est tout ? osa Lenaïs.

- L’Île est composée presque entièrement d’eau ! s’exclama-t-il. Je sais que vous avez de la metelite sur l’Île. Vous pourrez fabriquer des bombes et des armes grâce à ça et attaquer leurs vaisseaux avant même qu’ils atterrissent. S’ils tombent dans l’eau vous avez gagné.

- Comment es-tu au courant pour la metelite ? », intervint Abraha.

En arrivant sur le navire de Thanael, Eliah ne détenait pas cette dernière information. Il avait juste compté leur dire que les citoyens de Rianon ne savaient pas nager. Mais l’Eire lui avait parlé du cristal et l’idée avait germé dans son esprit. Le secret devait être gardé depuis des années par la cour royale et les mineurs. A présent que les garnisons de Rianon et les derniers Novichkis étaient morts, il n’y avait plus de raison de dissimuler cette information.

Il écarta la question d’un geste de la main.

« En un mois ça va être difficile, mais c’est la seule solution. Il faudrait également rassembler le plus de magiciens possibles…

- Attends petit, coupa le ministre, tu penses qu’il y en a des centaines qui attendent derrière la porte ?

- Pour commencer, il y a Lenaïs. Elle pourra aider, elle est très forte ! »

La femme se mit à rougir de plaisir. Sendja se gratta le menton et réfléchit.

« Nous avons découvert la metelite il y a peu de temps en réalité, quelques années tout au plus. C’est un minerai qui se trouve dans les profondeurs sous-marines, c’est pour cela que nous ne l’avons pas déniché avant », expliqua-t-elle.

Eliah acquiesça. Il avait du mal à se concentrer. Il tremblait de fatigue et la brume oppressait son esprit. Il craignait de sombrer à n’importe quel moment. Les boiseries sur les murs devenaient floues, le décor se désagrégeait peu à peu devant ses yeux. Il prit une tasse de thé, mais ses mains tremblantes et lourdes à cause des menottes renversèrent du liquide partout. Il parvint enfin à boire une gorgée. La douce saveur sucrée du thé le réchauffa et il se sentit un peu plus détendu.

« Abraha, rassemble des messagers et envoie-les sur chaque navire pirate que l’on peut trouver. Il faut les rassembler et organiser la défense de l’Île. Pendant ce temps, je les emmène au temple.

- Vous êtes sûre que c’est une bonne idée votre Majesté ?

- Est-ce que tu discutes mes ordres ?

- Non votre Altesse, pardonnez-moi. »

L’homme inclina la tête et quitta la pièce. Sendja se leva et les invités l’imitèrent. Seul l’étranger resta assis, l’esprit perdu dans la brume.

« J’ai un plan », annonça-t-elle.