★★★

9 minutes de lecture

Dans les geôles, Eliah se redressa soudain. Le silence s’abattit sur le navire. Il colla son œil contre la minuscule ouverture dans la coque, qui laissait entrer de l’eau de mer. Le spectacle qu’il découvrit lui glaça le sang. Un gigantesque bateau se tenait à quelques mètres. Le prisonnier hoqueta de surprise et se jeta au sol à l’instant où le bombardement commença.

Ses tympans explosèrent. Il plaqua ses mains sur ses oreilles tout en se recroquevillant sur le sol trempé. Les détonations s’enchaînèrent pendant une éternité. Si un boulet de canon venait à transpercer le bordé, rien ne pourrait le protéger. À peine Eliah eut-il cette pensée qu’une déflagration le projeta contre la grille et l’assomma.

Tête lourde, vision brouillée et bourdonnement infernal au réveil. Sensation de chaleur sur la tempe. Du sang, liquide et poisseux. Tentative de se redresser. Hum, envie de vomir. Les secondes s’écoulèrent, en rythme avec les pulsations de douleur.

Enfin, Eliah parvint à s’asseoir. Un élancement lui vrilla le bras. Des débris de bois se trouvaient fichés dans sa peau. D’un geste tremblant, il les arracha. Son cri de souffrance fut englouti par la cacophonie ambiante. Du sang se mit à s’écouler de la blessure.

Haletant, il se releva. Son attention fut attirée par un mouvement. Les projectiles ennemis avaient créé une ouverture dans la coque, où des gerbes d’eau s’infiltraient. Eliah fut aux premières loges pour assister au déferlement du calamar géant. D’énormes tentacules brunâtres enserraient le navire belligérant, s’infiltraient dans les sabords et détruisaient les canons. Les cauchemars de son enfance prenaient vie devant lui. Jamais il n’aurait cru qu’une telle créature existait. Ses ventouses visqueuses lui déclenchèrent un nouveau haut-le-cœur, qu’il ne put retenir.

Lorsque seul le goût de la bile lui resta dans la bouche, il recula jusqu’au fond de la cellule, avec l’intention de s’appuyer contre les barreaux. La grille avait été soufflée par l’explosion, il quitta donc des geôles. Aucun pirate ne l’attendait, tous trop occupés à défendre le bateau.

Grâce à cette attaque, Eliah tenait là une belle occasion pour s’enfuir. Mais où pourrait-il aller ? Il craignait que d’autres krakens l’attendent sur le pont. Pourtant, il ne pouvait pas rester caché ici. Avec ou sans lui, Thanael et son équipage iraient prévenir le Seigneur de l’Île.

Ses jambes flageolaient, ses membres meurtris lui arrachaient des gémissements de douleur, mais il se força à grimper l’échelle pour quitter la cale. Les repas insipides de ces derniers jours et sa captivité n’avaient pas restauré ses forces. Il déboucha sur le faux-pont, situé sous le pont principal.

Le souffle court, il découvrit un dortoir vide. Des hamacs pendaient entre les poutres. Les matelots avaient laissé leurs affaires sur le sol, en vrac. Au fond de la pièce, par une porte entrouverte, il distingua des bancs. Un homme en sortit précipitamment et se dirigea vers l’écoutille lorsqu’il remarqua Eliah, figé sur place.

Ce dernier fut étonné de croiser un tel vieillard, avant de se rendre compte que le marin était bien plus jeune qu’il ne le pensait. De profondes rides marquaient son visage buriné par les années passées en mer. Une traînée de sang maculait son crâne dégarni. Lui aussi avait dû être assommé par une explosion. Une jambe de bois dépassait de son pantalon en toile. De plus, son œil de verre expliquait son retrait dans la bataille jusqu’à présent. Sa prunelle valide, bleue claire, dévisagea l’intrus avec méfiance.

Il dégaina son pistolet. Le Novichki pâlit et leva les mains au-dessus de la tête.

« Je suis le captif. Ma cage a explosé.

- Tu ferais mieux d’y retourner », grommela le pirate.

Celui-ci ne le menaçait pas, l’arme reposait le long de sa cuisse. Il allait prêter main forte à ses camarades, malgré son handicap. La situation devait empirer à l’extérieur.

« Non. J’ai rempli ma part du marché. Je refuse de rester à bord alors qu’on va me torturer ou me tuer. »

Un sourire amusé se dessina sur les lèvres du vieux. Son rire caverneux résonna.

« Eh bien, je t’en prie », fit-il en désignant l’écoutille.

Son hilarité reprit devant l’immobilité d’Eliah. Le borgne secoua la tête, dispersant de rares cheveux gras sur son visage rubicond. Sans se préoccuper de cette rencontre, il gravit les échelons menant au pont principal et disparut.

Eliah hésita. Il n’avait jamais pris part à une bataille. Il avait fui la seule à laquelle il avait assisté. Cette fois encore, il mettait sa vie en jeu et il devait trouver une échappatoire à ce cauchemar.

Serrant la mâchoire, il suivit le même chemin et déboucha à l’extérieur. La lumière l’éblouit. Pendant plusieurs secondes, il resta à l’abri, la main en visière pour se protéger les yeux. L’air, vicié par les canons, lui provoqua une toux. Il parvint néanmoins à distinguer l’embrun marin, salé, qui lui avait tant manqué.

Puis, la réalité le frappa de plein fouet : le chaos régnait. Des groupes d’hommes s’affrontaient à quelques mètres de lui, avec parmi eux celui à la jambe de bois. Des hurlements et plaintes d’agonie s’élevaient, se mélangeant aux coups de feu.

Le Novichki n’avait pas encore été remarqué. Il se recroquevilla sous les marches conduisant à la dunette, où trois tonnés étaient stockés. Ainsi dissimulé, il prit un moment pour analyser la scène. Plus de calamar en vue, petit soulagement. Impossible de différencier les équipages ; à ses yeux, toutes ces brutes étaient en mesure de le blesser et ne lui accorderaient pas de pitié. Son horizon se réduisait à des affrontements, du sang et des blessés.

Il avisa soudain un canot, dissimulé sous le bout-dehors. Son cœur manqua un battement avant de s’affoler. Pour le rejoindre, il devait traverser tout le pont, sur lequel une dizaine de combattants croisaient le fer et ne le laisseraient pas passer.

L’hésitation le paralysa. Le sifflement à ses oreilles persistait, formant comme une bulle autour de lui. Un cocon bien familier. Le décor et les personnages paraissaient lointains et irréels. Son corps engourdi pesait une tonne. Son estomac criait famine, sa gorge sèche n’était plus qu’un supplice. Chacun de ses muscles pulsait de douleur.

Mais hors de question de rester terré ici. Cette bataille représentait sa chance de fuir. Alors, en dépit de son éreintement et de sa souffrance, il secoua la tête et examina les alentours.

Eliah n’avait jamais été un guerrier fougueux ou surentraîné, mais il lui fallait une arme pour traverser cet enfer. Il avisa un cadavre, à deux pas de lui, son épée encore en main. Une grimace de dégoût déforma sa bouche en découvrant le sang frais sur la lame et sur le corps du défunt.

Surmontant sa peur, Eliah s’élança hors de sa cachette, la respiration courte et l’adrénaline coulant à flot dans ses veines. À l’instant même où il récupéra l’arme, un mugissement retentit à sa droite. Par reflexe, il leva le sabre au-dessus de sa tête, juste avant qu’on ne tente de le décapiter. Déséquilibré, il chancela sur le côté.

Le pirate ne lui laissa pas une seconde de répit et se jeta sur Eliah. Les puissantes estocades s’enchainaient et pleuvaient sur lui. Le jeune homme se défendait tant bien que mal. Ses parades arrivaient in extremis.

Puis, son adversaire dégaina un poignard de sa ceinture pour l’agresser de plus belle. Ces assauts ininterrompus découragèrent le Novichki. Il se sentait démuni et faible. Le canot de sauvetage, à l’autre bout du navire, lui semblait inatteignable. Acculé contre le mât de misaine, Eliah chercha un endroit où se dissimuler, mais seule la cale pouvait lui offrir un abri satisfaisant. Encore fallait-il se débarrasser de son opposant.

Ce dernier profita de cette inattention pour asséner un coup à la jambe droite du colon, qui hurla de douleur. Le sourire mesquin qui apparut sur les lèvres du matelot lui glaça le sang. Plusieurs dents manquaient à l’homme, les restantes étaient noires et pourries, et son haleine empestait l’alcool.

L’assaillant attaqua avec la pointe de son épée. Eliah esquiva de justesse en se jetant sur le côté. Il essaya de faire une roulade, mais sa blessure l’en empêcha. Sa tentative d’offensive fut soldée par un échec. Le pirate fut néanmoins déséquilibré et échappa son couteau. Eliah donna un coup de pied dedans. Cette fraction de seconde pendant laquelle il détacha son attention de son adversaire lui valut une nouvelle entaille, plus profonde, à son bras dominant. Il lâcha son épée en glapissant et pressa ses doigts contre la blessure.

Eliah recula jusqu’au bastingage, à la recherche d’une échappatoire, en vain. Le désespoir créait un poids insupportable sur ses épaules. Son souffle court résonnait à ses oreilles, tout comme ses tempes palpitantes.

Malgré cette souffrance et la peur qui le tourmentaient, il ne s’était jamais senti aussi éveillé, aussi conscient de son corps depuis… Depuis des mois. L’excitation et la peur de mourir masquaient en partie la souffrance de ses plaies. Il ressentait tout, autour de lui. Ses mains tremblantes. Sa gorge sèche, imprégnée du goût âcre de la bile. Ses jambes fléchies, crispées et fébriles. Le marin, à l’odeur de crasse et d’alcool. Chaque aspérité de sa peau. Les cicatrices sur ses bras. Ses tatouages d’oiseau, d’étoiles et d’armes blanches. Et puis, les cordages grinçant sous la brise marine. Les hurlements de victoire ou de détresse des autres combattants. La poudre à canon flottant dans l’air.

Le temps ralentit.

Les couleurs plus pétillantes, les sons plus perçants, les odeurs plus saisissantes ; cette nouvelle réalité rendit soudain Eliah ivre. Et pourtant, pour rien au monde il n’aurait souhaité que ça s’arrête. Quel sentiment incroyable. L’inverse absolu de la brume. Une clarté indéfinissable, presque intolérable. Il vacilla, incapable de supporter ce surplus d’informations. Sa faiblesse brisa cet infime instant.

Le pirate leva l’épée au-dessus de sa tête afin de pourfendre le Novichki. Personne n’était en mesure de l’aider, la bataille faisait rage Eliah se jeta sur le côté au dernier moment.

Il attendit le coup de grâce dans son dos, mais rien ne vint. Le matelot avait planté son arme dans le bois du bastingage et n’arrivait pas à la retirer.

Eliah en profita pour ramper jusqu’au poignard, tombé un peu plus tôt. Il se releva rapidement, oubliant sa blessure lancinante. Il enfonça le canif dans le cou de son ennemi, à l’instant où celui-ci fit volte-face.

L’homme eut un hoquet de surprise qui se transforma un gargouillement plein de sang. Il tenta une dernière attaque, molle et lente ; Eliah n’eut aucun mal à l’éviter et recula. Il plaqua une main sur sa bouche, pour retenir un haut-le-cœur et un gémissement. Leurs regards se croisèrent et ces prunelles claires se figèrent dans sa mémoire. Ce moment resterait gravé dans sa mémoire.

Enfin, le corps sans vie s’effondra.

Les jambes d’Eliah ne purent le soutenir plus longtemps ; il se cramponna au bastingage afin de ne pas s’évanouir. Des convulsions agitaient tous ses membres. Son front brûlant accentuait l’élancement dans son crâne.

Les iris le fixaient toujours. Il crut les voir bouger et lâcha un petit cri apeuré.

Il fut sorti de sa torpeur par deux combattants qui le bousculèrent. Le jeune homme reçut un coup de coude dans les côtes et tomba sur le cadavre de son adversaire. Il recula, le visage pâle et transpirant. On ne lui prêta pas attention. Les affrontements continuaient toujours sur les deux navires, même si la plupart se situait sur celui aux voiles rouges.

Eliah ne voulait plus jamais voir de cadavre, mais à peine cette pensée lui traversa-t-elle l’esprit qu’il remarqua les dizaines de corps jonchant le pont du vaisseau. Peut-être certains étaient-ils juste inconscients, mais il ne songea pas à cette éventualité. Il eut le temps de se pencher par-dessus la balustrade et son estomac fut soulevé par de violents spasmes. Il vomit de la bile amère.

Une seule intention le guida ; se mettre à l’abri. Le souffle court, il chercha un endroit où se dissimuler. Il avisa le canot, à l’autre bout du bateau et le découragement le saisit. Trop d’adversaires le séparaient de son objectif. Ses jambes tremblaient tant qu’il chancela pour rejoindre la cale.

Personne ne le vit disparaître. Il dégringola presque l’échelle. Le dortoir, calme et désert, contrastait avec l’ambiance extérieure. Et il fondit en larmes.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Krysten ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0