Chapitre 1
— C’est bon Wendy, tu peux rentrer chez toi pour ce soir. Je vais fermer seul aujourd’hui, tu m’as assez aidé pour la journée, s’écria Marco de la cuisine.
Je relevais la dernière chaise de la salle sur la table avant de lui répondre à mon tour.
— Je te dis à demain !
Je me penchai au-dessus du comptoir pour glisser mon tablier floqué à mon nom dans le casier et récupérer mon sac à la place. Je l’enfilai sur mon épaule. Une seule des deux sangles était toujours cousue. L’autre se déchiquetant petit à petit, je ne pouvais plus le mettre sur mon dos. Il en avait traversé des époques, je l’avais depuis la fin du collège, et même si aujourd’hui, il ne ressemblait plus à grand-chose, je préférai le garder. C’était un souvenir, un des rares que j’avais pu garder.
Repenser à ce bon vieux temps me mit la larme à l’œil. Je franchis la porte de la pizzeria et la douce fraîcheur de cette soirée me caressa le visage et me fit du bien. Je laissai derrière moi mes souvenirs et m’ancrai à l’instant présent. La lune haute dans le ciel me faisait de l'œil tandis que les étoiles peinaient à apparaître. Il fallait dire que les lampadaires de la rue n'aidaient pas beaucoup. Vingt-trois heures trente, il était beaucoup trop tôt pour que l’éclairage urbain soit déjà éteint. Bien que certains réverbères grésillaient ne parvenant à choisir entre l’ombre et la lumière.
Je frissonnai en sentant un petit courant d’air me lécher mes jambes nues et faire s’envoler mes cheveux bruns. J’avais tenté de les dompter au début de mon service en deux tresses serrées, mais ce soir, il ne restait que des mèches folles, libres de toutes contraintes.
Un peu de fraîcheur pour finir la journée me faisait le plus grand bien. Après les premières journées chaudes de juin auxquelles venait s’ajouter la chaleur des fours à pizza tournant à plein régime vingt-quatre heures sur vingt-quatre, je pouvais enfin respirer.
Le Marzza n’était pas le seul à avoir sa devanture allumée aussi tard. Le petit garage auto qui avait ouvert il y a deux mois de ça au coin de la rue était tout aussi lumineux que la pizzeria. Travailler tard et ne jamais s’arrêter étaient les seules solutions pour qu’un commerce garde la tête hors de l’eau dans le coin.
Il fallait avouer que le quartier des Épinettes n’était pas le mieux coté de la ville. Sonossolt faisait partie de ces grandes métropoles où chaque quartier a sa propre économie, sa propre ambiance, sa propre culture et sa propre histoire. Les Épinettes ne dérogeaient pas à la règle des quartiers de l’Est de la ville. Et encore, au moins ici, il y avait le Marzza. La pizzeria faisait remonter la réputation du coin à elle seule. Marco assurait pour satisfaire ses clients et tout le monde connaissait l’adresse en ville. J’étais persuadée que même à Port Azur, on enviait nos pizzas. En tout cas moi, je les enviais.
J’avais beau habiter qu’à quinze minutes à pied du restaurant, je n’appartenais pas aux Épinettes, mais plutôt aux Bas-Prés. Je pris la direction de chez moi en filant un peu plus vers l’Est encore.
Malgré l’heure tardive, il y avait encore du monde un peu partout. Des sans-abris qui essayaient de se trouver un endroit au calme pour la nuit, des fêtards bien trop ivres pour marcher droit, des femmes de joie attendant patiemment qu’on vienne les accoster, des jeunes traînant en bande à tous les coins de rue.
Des jeunes que je préférais éviter. Notamment comme lors de ce soir là où ils se mirent à me siffler en me voyant passer de l’autre côté de la route.
— Hey chaudasse, tu ne veux pas t’arrêter un moment avec nous ? me héla l’un d’eux.
J’osai tout juste un regard dans leur direction. Ils avaient quoi, quatorze, quinze, seize ans tout au plus. C’était des gamins sans aucune éducation, aucun respect. Avec mes vingt-deux ans, je méritais mieux que ça, enfin, j’espérais. Je n’étais pas d'une beauté fatale, ça d’accord. Pour autant, j’appréciais le reflet que je me renvoyais dans un miroir. Me trouver quelqu’un n’était pas ma priorité, mais il est vrai que j’espérais un jour pouvoir trouver ma paire. Et si possible un homme qui ne me verrait pas comme un bout de viande. Enfin bon, je ne me faisais pas trop d’illusion. Je savais qu’à mon âge, beaucoup ne cherchaient qu’à s’amuser et pas vraiment à se poser. J’étais patiente. Je préférai attendre que de sauter sur le premier venu qui finirait pas partir ou aller voir ailleurs.
C’était bien plus répandu que ce que l’on pensait. La preuve était que le parking du VolHotel ne désemplissait jamais. Encore ce soir, il était plein. Lui aussi parvenait à tenir debout aux Épinettes. Il faut dire qu’il était connu pour la discrétion de ses employés. Résultat, tous ceux qui souhaitaient passer quelques heures avec leur amant ou leur maîtresse réservaient ici.
Une fois cet hôtel à la clientèle peu fidèle dépassé, je mettais enfin les pieds chez moi : les Bas-Prés. Il n’était pas si différent des Épinettes, seulement un peu plus pauvre encore. Nous avions bien compris avec les années et les maires successifs de Sanossolt que notre quartier n’était pas une priorité pour les administrés.
Ils avaient laissé les arbres mourir de maladie les uns après les autres, les parterres de fleurs n’étaient plus du tout entretenus, comme l’herbe qui était cramée toute l’année même en plein hiver tellement personne ne s’en occupait jamais. Nous étions les oubliés. Certains avaient bien essayé de faire remonter les informations jusqu’à la mairie, mais cela n’avait rien changé. Moins ils entendaient parler de nous, mieux ils se portaient. Et si on avait l’audace de faire un peu trop de bruit, ils nous sortaient leurs mensonges déjà parfaitement tissés pour ensuite nous claquer la porte au nez.
J’habitais à l’entrée du Bas-Prés, juste après l’ancienne voie ferrée. Voilà déjà plusieurs mois que le mur antibruit avait été tagué. Un train avait été peint et était plutôt bien réussi. J’avais déjà remarqué plusieurs graffitis en ville avec la même touche de dessin, j’étais persuadée qu’une seule et même personne les avait tous faits.
Je marchai jusqu’à chez moi, une petite maison pavillonnaire juste en face des blocs. Ces quatre immeubles abandonnés du quartier étaient le lieu de regroupement des jeunes du coin. Je ne faisais pas exception. Avec mes amis, on passait le plus clair de notre temps dans le bloc A. Ils avaient été construits, il y a plusieurs dizaines d’années sur un énorme coin de verdure où venaient paître les moutons à l’époque. Aujourd’hui, ils étaient des squat aménagés et de véritables lieux de retrouvailles.
Le Bas-Prés avait beau être un quartier pauvre où il était vrai que la misère se trouvait à chaque coin de rue. Il s’agissait aussi et principalement d’un quartier très familial. Ici, tout le monde se connaissait. On disait bonjour à tout le monde. On aidait son voisin à rentrer ses courses. On surveillait les petits qui jouaient sur la route.
Les préjugés et les rumeurs allaient vite sur un quartier comme le nôtre, mais très peu de personnes savaient vraiment ce qu’il en était de vivre ici. Ils ne se doutaient pas, de l’autre côté de la ville, du cœur en or qui habitait nos rues sales et délabrées.
Nous étions chez nous, j’étais chez moi, et le bloc A était mon foyer. Bien plus que la maison de mon père où je m'apprêtais à rentrer. Je repoussais toujours le moment où je posais la main sur la poignée pour ouvrir la porte. Je sentais mon cœur s’accélérer. Heureusement, l’air était frais et m'empêchait de monter en tension et en température. Je pris une longue inspiration les yeux fermés avant d’enfin me décider à passer le seuil.
Aussitôt, l’odeur d’alcool me monta au nez. Elle envahit mes narines jusqu’à faire pleurer mes yeux. Vu comme ça, on ne dirait pas, mais je m’étais beaucoup habituée à ce parfum âcre. J’étais bien loin des hauts-le-cœur dont j’étais prise les premiers mois après mon retour forcé ici, chez mon père.
Enfin un père, c’était vite dit. Je n’étais pas certaine de pouvoir le qualifier ainsi. Surtout quand comme encore une fois ce soir-là, je le retrouvais à moitié conscient sur le canapé. Il avait enchaîné les bouteilles de bières et les verres de whisky au vu des cadavres qui s’empilaient au pied du fauteuil. La télévision tournait toujours alors qu’il était trop saoul pour garder les paupières ouvertes. Je l’éteignis avant d’attraper mon père pour le sortir de ce qui me servait de lit dans ce taudis. Son haleine empestait l’alcool, tandis que ses vêtements étaient remplis de sueur. Je fis de mon mieux pour retenir ma respiration jusqu’à sa chambre où je le laissai retomber sur le lit. Je n’arrivais plus à le supporter, il était un poids mort pour cette famille.
Au salon, je pris le temps de ramasser les bouteilles que j’empilai dans un coin de la cuisine. Je les sortirai plus tard, je n’avais pas la tête à ça pour l’instant. Je pris quand même le temps d’ouvrir les fenêtres espérant faire courant d’air pour faire s’envoler cette odeur pestilentielle. Je n’y croyais plus trop après les années, mais au moins, j’essayais quelque chose pour limiter cette odeur qui me prenait déjà la tête.
Je parcourus le couloir et ouvris précautionneusement la porte du fond. Il faisait complètement sombre à l’intérieur, je parvins tout de même à distinguer un corps emmitouflé sous la couette. Je n’avais aucune idée de comment Thomas faisait pour dormir là-dessous, il faisait une chaleur monstre dans la maison et dans sa chambre. Il y était sûrement habitué, plus habitué que moi en tout cas. Mon demi-frère, contrairement à moi, avait toujours vécu ici avec Gabriel. Aujourd’hui, il était sans nul doute le plus courageux de nous deux. Jamais depuis que j’étais revenue, je n’avais réussi à avoir un sommeil aussi lourd que le sien.
Il n’avait que dix ans et pourtant, il était déjà un pilier, un roc. À la maison, il parvenait à vivre son train de vie sans s’attirer les foudres de notre père ou son dégoût. Il parvenait même à être bon élève à l’école malgré le tumulte et le désordre qui régnait ici. Il était un petit homme fort qui parvenait à trouver un équilibre. Contrairement à moi qui avais abandonné mes études en débarquant ici juste après mon BAC, lui, il continuait de s’accrocher. Il était mon exemple dans sa témérité.
Je refermai sa porte aussi doucement que je l’avais ouverte. Hors de question que je le réveille par mégarde, il avait école demain, il devait être en forme. Je tournai la tête vers l’horloge du salon : minuit dix. Il commençait à se faire vraiment tard et moi aussi, je travaillais demain, pour autant, il n’était pas l’heure que j’aille me coucher. J’avais besoin de sortir, de m’aérer un peu l’esprit, de voir ma véritable famille.
Toujours munie de mon fidèle sac à dos noir et beige, je ressortis à pas de loup. Gabriel dormait, je pouvais donc faire le mur sans qu’il ne s'en rende compte. Je traversais la route sous la lumière vacillante des réverbères et seulement accompagné de la lune.
La porte taguée de sa lettre du bloc A se tenait face à moi. Je dus m’y reprendre à deux fois pour parvenir à l’ouvrir. Avec les années, elle devenait de plus en plus difficile. Il fallait avouer qu’elle en avait vécu des choses. Elle avait subi le passage des années, mais surtout le défilé des adolescents par forcément levés du bon pied. Je ne savais plus combien de fois nous avons dû la remettre sur ses gonds. On en était arrivé à un stade, où on avait abandonné ne serait-ce que l’idée de la réparer. Surtout que finalement, on aimait bien l’idée que l’accès à notre chez nous soit compliqué, même s’il ne s’agissait que d’une porte lourde difficile à pousser.
L’entrée du bloc A menait directement aux escaliers, un premier en face qui montait jusqu’aux étages. Deux paliers réservés aux couchages des jeunes qui n’avaient pas d’autres toits à se mettre sur la tête ou pour ceux qui préféraient ne pas rentrer chez eux pendant quelque temps. Tous étaient les bienvenus ici tant qu’ils ne causaient pas d’embrouille.
Je descendis les cinq marches sur ma droite et passai une double porte battante. La chaleur m’enveloppa aussitôt, j’avais l’impression d’être entrée dans un des fours du Marzza. La poussière vint rapidement me chatouiller les narines et j’éternuais à trois reprises. Foutue allergie, ça me le faisait à chaque fois que je mettais les pieds ici. Il allait vraiment falloir qu’un jour on se décide à ranger et à nettoyer. Je ne me souvenais même pas de la dernière fois où on avait fait le ménage.
Je traversai l’immense hall en essayant de calmer mes yeux qui avaient décidé tout seul de se mettre à pleurer. Je passai devant un premier groupe de sept jeunes assis à l’entrée de la salle. Ils étaient installés autour d’un vieux buffet en bois. On l’avait déniché il y a quelques années. Il avait été posé sur le trottoir pour être récupéré par les encombrants. Il avait trouvé une seconde jeunesse en atterrissant ici. Il avait même récupéré le tiroir qui lui manquait avec celui que quatre ados avaient fabriqué. Une chaîne Hi-fi était posée dessus. D’habitude de la musique tournait en fond dans tout le bâtiment et chacun se battait pour pouvoir mettre son propre style. On pouvait passer du rap, à la country en passant par la K-pop, et même des airs latino de salsa. Au vu de l’heure, ils avaient dû tout éteindre pour laisser dormir ceux qui étaient au-dessus.
Je continuai mon chemin après les avoir salués jusqu’au fond de la salle. À leur place habituelle et toujours seuls, je rejoignis Sam et Damien. Les deux frères, les deux anciens des blocs, étaient assis en silence côte à côte.
— Hey ! m’exclamais-je en me laissant tomber sur un fauteuil en face d’eux. Comment ça va vous ?
— Tranquille Wen’ et toi ? Que donne le boulot ?
— Tout roule à la pizzeria. C’est même la seule chose qui continue à faire son chemin, contrairement à mon père…
Penser à Gabriel me comprima l’estomac. Sans vraiment y faire attention, j’ouvris mon sac, sortis mon paquet de cigarette et m’en allumai une. Je m’installa un peu mieux dans le siège qui ne devait plus avoir aucun ressort au vu de sa dureté, et prit une première taffe. Je me sentis plus légère. Mon esprit se libéra et je me détendis un peu.
En levant les yeux vers les garçons, je vis que Sam me fixait. Âgé de vingt-six ans, il était l'aîné des deux. Il passait ses journées à la salle à faire de la muscu ce qui faisait qu’aujourd’hui, il était une véritable armoire à glace. Il en imposait et cette impression était d’autant plus accentuée par les tatouages qui recouvraient l’ensemble de ses deux bras. Son physique, son caractère et son âge faisaient de lui l’homme le plus respecté des blocs. C’était lui qui faisait la loi. C’était grâce à lui que le bâtiment restait un endroit sécurisé et accueillant pour tout le monde. Il s’assurait à sa manière que rien ne dégénère plus que nécessaire. Il était la force brute du duo.
Damien, son cadet d’un an, avait moins le sang chaud que lui. Moins porté sur le sport que son frère était un peu moins bien taillé que lui. Ils partageaient cependant les mêmes gênes et il ressemblait à son frère comme deux gouttes d’eau, les tatouages en moins.
Tout comme mon père, leur famille faisait partie des plus anciennes du quartier. Les Riders étaient connus depuis des générations au Bas-Prés. Du plus loin que quiconque se souvienne, ils ont toujours habité ici, enfin au coin de la rue, au fond du petit lotissement.
Je connaissais Sam et Damien depuis toujours. On pouvait même dire qu’ils m’avaient vu naître, j’avais grandi sous leur protection jusqu’à ce que je déménage avec ma mère loin de Sanossolt. À mon retour, ils n’avaient pas bougé. Ils avaient pris des centimètres, mais ils étaient restés les mêmes. J’avais de nouveau pu compter sur eux. J’étais redevenue leur petite sœur comme si je n’étais jamais partie, comme si je faisais réellement partie de la famille. J’avais beau ne pas avoir le sang des Riders dans mes veines, j’avais été adopté par eux. Ils étaient mes frères, et comme une fratrie nous veillions tous les uns sur les autres.
— C’est vraiment fini cette fois ?
Voilà pourquoi j’avais osé poser cette question. Je savais que la conversation qui allait suivre allait être compliquée, mais elle était nécessaire, autant pour moi que pour eux.
— De quoi tu parles ? demanda Sam en fronçant les sourcils.
Je détestais quand il agissait ainsi. Il faisait comme si, alors qu’il savait pertinemment où je voulais en venir. Il faisait exprès de ne pas comprendre. Au moins, lui, n’avait pas fui la discussion. Damien avait préféré se lever pour regarder par les petites fenêtres en hauteur qui donnait sur l’extérieur.
— Ne fais pas l’idiot avec moi Sam. Est-ce que cette fois, c’est vraiment la dernière ? Quand vous rechutez, les dégâts sont à chaque fois de plus en plus gros. Et si c’est pour vous ramasser à la petite cuillère comme la dernière fois… Et ben, je préfère m’y préparer.
— Ah, tu parles de ça ?
— Sam ! haussais-je la voix. De quoi d’autres veux-tu que je parle ? À part de votre putain d’addiction à la drogue, tu veux que je parle de quoi ?
J’avais attiré les curieux en parlant plus fort. Un seul regard de mon ami suffit à les faire retourner à leurs occupations. Ils avaient tous déjà connu les Riders sous l’emprise de l’herbe et lors de leur rechute. Personne ne voulait voir ça recommencer.
— C’est bon Wendy, ne t’inquiète pas. On va faire ce qu’il faut pour que ça soit la dernière fois. Mais tu sais comme nous que ce n’est pas si facile. On n’en sort pas d’un claquement de doigts. La preuve, t’as peut-être arrêté de te shooter, mais t’as remplacé cette addiction par une autre tout aussi mauvaise.
Il n’avait pas besoin de me le rappeler, je le savais très bien. Si j’avais réussi à décrocher quelques mois plus tôt, c’était seulement, car je m’étais mise à fumer la cigarette. Je ne le niais pas, même si ça faisait toujours aussi mal de l’avouer.
— Et puis, on va tout vendre. Avec tout ce qu’on a fait pousser, on a de quoi se faire pas mal d’argent.
Je me mis à rire nerveusement. Ce n’était pas possible. Il me faisait une blague. Je le regardais droit dans les yeux et j’écarquillais les miens en comprenant qu’il était tout à fait sérieux.
— Sam, tu te fous de moi ? Non mais réfléchis un peu des fois. Ça ne t’arrive jamais d’écouter ou de lire les infos ? La police vient de former une toute nouvelle brigade pour mettre fin aux trafics de drogue qui pullule dans la ville et toi, tu veux te lancer dans ça maintenant ? Et puis t’as pensé aux jeunes d’ici ? Tu crois qu’ils vont faire quoi si tu commences à dealer ? Ils vont suivre ton exemple et faire exactement pareil.
— Et alors ? Je suis pas leur père, me répondit-il en écartant les mains. Ils sont assez grands pour prendre leurs propres décisions, il me semble. Je n'ai jamais rien demandé à personne moi. J’ai déjà bien assez à m’occuper.
— Tu n’as peut-être rien demandé, mais c’est quand même arrivé ! Tout le monde ici veut être comme toi. Alors que tu le veuilles ou non, tu dois faire attention à ce que tu fais, à l’image que tu renvoies. Tu dois faire mieux. Tu dois faire plus d’efforts.
— Et comment Wendy ? se leva-t-il me forçant à en faire de même pour ne pas trop lever les yeux. On n’a pas tous la même chance que toi. Personne ne nous a offert un boulot dès qu’on est arrivé ici.
— Sauf que tu n’en cherches même pas ! Tu connais du monde en ville, mais tu ne bouges pas ton cul d’ici. T’as juste peur de sortir de ta zone de confort, de te faire remballer et d’échouer. Tu es lâche Sam !
— Putain, mais qu’est-ce que tu fous encore ici Wendy si c’est ce que tu penses de moi ? Personne ne te retient, va-t-en si c’est ce que tu veux.
— Stop ! s’écria Damien.
Son intervention eut l’effet de nous clouer le bec à tous les deux. Il était bien rare, pour ne pas dire que cela n’arrivait jamais, que Damien lève la voix. C’était lui le plus calme des deux, celui qui ne s’emportait jamais.
— On est tous dans la même galère, je vous rappelle. On essaie tous de gérer comme on peut. C’est maintenant qu’on doit se serrer les coudes, alors on ne va pas commencer à s’engueuler. Merde, calmez-vous un peu.
Sam était dans le même état que moi. Il écarquillait les yeux et restait sans voix devant la réaction de son frère. Il se tourna ensuite vers moi et on hocha tous les deux de la tête. Damien avait raison. On avait traversé tellement d’événements ensemble qu’on ne pouvait pas s’engueuler maintenant pour ça.
Et puis je le savais. Même s’ils devaient rechuter un jour, je resterai à leurs côtés. Je serai toujours là pour les aider, les épauler et les aider à s’en sortir. Ils étaient mes frères et je ferai toujours tout pour eux.
On passa le reste de la soirée assis tous les droits, à se remémorer de vieilles époques. On parla de tout et de rien. On passa une super soirée. Quand vers deux heures du matin, je décidai de rentrer chez moi pour dormir, j’étais requinquée. Fatiguée, mais moralement en forme.
Ma bonne humeur disparut bien vite lorsqu’en poussant la porte de chez moi, je vis la lumière du salon allumée. J’étais persuadée de l’avoir éteinte avant de partir. Si elle était allumée, c’était que Gabriel était réveillé. Une boule se forma au creux de mon ventre, comprima mon estomac alors que je sentis mes poils se hérisser.
Des frissons parcoururent mon corps jusqu’à remonter dans ma nuque me faisant trembler de tout mon être. J’avançai jusqu’à le voir là, assis sur le canapé, les bras croisés, les yeux rivés sur le couloir.
Il ne s’était pas changé, il portait toujours son tee-shirt délavé des Rolling Stones dans lequel il avait sué toute la journée. En me voyant, il se leva d’un coup. Je sentis sa colère et vis les flammes de fureur s’allumer dans ses yeux marron. Il s’avança à grand pas vers moi, me forçant à reculer jusque contre le mur du couloir juste à côté de la porte de sa chambre.
— Où étais-tu à cette heure ? Il me semblait avoir été clair avec toi. Après ton boulot à la pizzeria, tu rentres tout de suite ici.
Il avait instauré ce couvre-feu un mois après mon arrivée ici. J’avais vite compris que ma vie serait dictée par cet homme jusque dans les moindres détails. Je rêvais de liberté et lui cherchait à m’enchaîner un peu plus chaque jour.
— J’étais juste sortie prendre l’air devant la maison, tentais-je de me défendre sans pouvoir le regarder en face.
Je fuyais son regard, je savais que je n’étais pas de taille à l’affronter. J’avais connu les coups depuis que j’étais revenue sous son toit. Maintenant, je faisais en sorte de les éviter un maximum.
— Comme si j’allais te croire. Je sais très bien que tu fais le trottoir.
— Je ne vends pas mon corps, je te l’ai déjà dit.
Je vis ses poings se serrer. Il ne supportait jamais que je le contredise. Je m’attendais à ce qu’il lève la main et comme j’avais pris l’habitude de le faire, j’attendis sans bouger de sentir la froideur de sa paume s’abattre sur mon visage. Je le vis à la place desserrer les doigts. Étonnée, je relevai les yeux et le trouvai avec un sourire à faire froid dans le dos. Ses lèvres étirées déformaient son visage déjà bien marqué par l’alcool et tous ses excès.
— Tu sais, si tu veux tellement te donner, j’ai des amis qui seraient heureux de passer quelques heures avec toi.
J’étais tétanisée. Je ne pouvais pas croire ce que je venais d’entendre.
— Je te laisse y réfléchir.
Il n’ajouta rien d’autre et partit s’enfermer dans sa chambre. Il me laissa là pantoise ne sachant même plus comment réagir. Je tremblais. Je m'allongeai sur le canapé, cherchant à oublier en vain cet échange. Le sommeil mit longtemps à venir me chercher et lorsqu’enfin, je m’endormis, ma nuit fut hantée de cauchemars.
Annotations
Versions