Dans l’ombre de Simone

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C’est la dernière fois que je fais ça… songea Lucienne.

Pourtant, au fond d’elle, elle savait pertinemment qu’il y en aurait d’autres. Il y en avait toujours d’autres. Sa réputation l’avait mise en danger dans le village où elle résidait encore quelques mois auparavant, la contraignant à partir. Encore. En arrivant ici, elle s’était promis de faire une croix sur ce passé, sur ces actes… Mais la réalité l’avait rapidement rattrapée et, prenant pitié d’une première jeune femme, elle avait repris cette sombre activité. Car Lucienne était douée, très douée dans cet art sombre et tabou. Ces clientes partaient toujours satisfaites et en bonne santé, ce qui n’était pas toujours le cas avec d’autres praticiennes.

Le regard perdu dans l’eau en train de bouillir face à elle, Lucienne se demanda une énième fois ce qu’aurait pu être sa vie si elle ne l’avait pas gâchée ainsi. Elle finit par secouer la tête et versa l’eau fumante dans une tasse avec un sachet d’herbes apaisantes.

Elle doit avoir fini ses adieux…

Lucienne ne connaissait pas « les autres », elle n’avait donc aucune idée de comment celles-ci procédaient après leur intervention. Elle, elle avait fait le choix d’accorder un moment à ses clientes pour leur permettre de faire leur deuil, offrir une dernière prière et demander pardon pour leurs péchés. Toutes ses clientes ne saisissaient pas cette opportunité ; celle-ci l’avait acceptée avec gratitude, Lucienne lui avait donc laissé un instant seule avec lui.

Lorsqu’elle revint dans la petite chambre, les larmes n’avaient pas quitté le visage de la jeune femme, mais son expression avait changé. La douleur et la peur avaient laissé place au soulagement. D’un regard, Lucienne reconnut également la culpabilité dans les yeux de la pauvre âme.

— Buvez ceci, cela vous fera du bien.

La jeune femme accepta la tasse et murmura un faible remerciement.

— Est-ce que je peux m’en occuper ? demanda doucement Lucienne. Vous lui avez dit tout ce que vous aviez sur le cœur ?

Les lèvres tremblantes, incapable de formuler le moindre mot, la jeune femme se contenta d’acquiescer d’un léger mouvement de tête.

Avec douceur et respect, Lucienne referma le chiffon et s’en empara.

La lune brillait faiblement cette nuit là, comme si elle ne voulait pas être témoin de cet acte infâme. Lucienne ne s’en formalisa pas, elle connaissait son jardin par cœur et s’avança d’un pas déterminé jusqu’à son extrémité, à la lisière de la forêt qui bordait le village ainsi que sa propriété.

Elle avait toujours un trou de prêt. Au cas où. Et elle s’assurait toujours de creuser profondément, pour qu’aucune créature ne s’amuse à les déterrer.

Avec précaution, elle défit le linge et en sortit la petite chose sanglante qui y reposait. Elle le déposa délicatement au fond du trou, avant de le couvrir de terre. Elle adressa à son tour une courte prière pour ce nouvel ange qu’elle avait arraché au ventre d’une femme, lui souhaitant de trouver la paix et lui demandant pardon pour avoir mis un terme à ce qui n’avait même pas commencé.

Lucienne se redressa, le cœur lourd, les yeux brûlants, mais elle ne laissa rien paraître lorsqu’elle franchit le seuil de sa demeure. Sans surprise, elle découvrit que sa cliente était déjà partie, laissant une tasse vide derrière elle et des draps empourprés.

Une de plus qui n’osera plus me regarder dans les yeux lorsque nous nous croiserons sur le marché…

La faiseuse d’anges remonta ses manches et se mit au travail : si elle ne s’occupait pas tout de suite du linge, il serait plus difficile à laver et elle ne souhaitait pas se présenter au lavoir avec des draps dans cet état, autant se rendre tout de suite à la brigade !

Lorsqu’enfin, elle eut raison de toutes ses tâches, la nuit était déjà avancée. Épuisée, Lucienne se laissa tomber dans son lit et s’endormit presque aussitôt.

Le lendemain, une fois ses corvées du matin achevées, Lucienne chaussa ses sabots et fit le tour de son jardin, commençant par son potager. Le mildiou avait ravagé ses plants de tomate l’année précédente, elle faisait donc preuve d’une vigilance plus accrue cette année. Enfin, elle s’empara de sa petite pelle en fer et s’avança au fond de son jardin.

Elle n’avait aucune envie de s’occuper d’une autre âme en peine, mais elle savait pertinemment que ses envies n’avaient pas leur mot à dire face à une jeune femme en détresse. Qu’il s’agisse d’une femme adultère, d’une prostituée sans le sou ou d’une jeune fille victime d’un viol, leur regard portait tous la même détresse et la même supplique silencieuse. Elles ne demandaient jamais de tuer ou de détruire des preuves. Non, ces femmes lui demandaient toujours de l’aide et Lucienne, Dieu lui pardonne ce don qu’elle avait développé, ne pouvait refuser de donner cette aide.

Sans enthousiasme, Lucienne se mit à creuser, quand son regard remarqua soudain qu’un trou existait déjà. Un trou qui avait été comblé la veille. Elle se redressa lentement et franchit les quelques mètres qui la séparaient de la petite tombe anonyme. Sa main tremblante laissa la pelle tomber dans un léger bruit métallique contre les cailloux. L’ange avait disparu, mais ce qui inquiéta Lucienne n’était pas tant cette disparition que les traces de pas imprimés dans la terre.

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