L'ombre

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(Nouvelle éditée dans la revue n°4 des Cent Papiers du Faune)

La fillette se tenait debout, devant l'entrée du sous-sol de la maison, face à l'escalier qui semblait s'enfoncer à l'infini dans une obscurité dévorante. Les yeux grands ouverts, elle espérait avec angoisse que l'ampoule qui se trouvait au bas des marches s'illuminerait. Mais celle-ci ne fonctionnait plus et attendait depuis plusieurs jours que quelqu'un la remplace enfin.

La petite appuya malgré tout une nouvelle fois sur l'interrupteur, dans le cas improbable où un miracle se serait produit. L'ampoule resta obstinément éteinte. Les ombres qui provenaient de l’escalier donnaient de plus en plus l'impression à la fillette de se mettre à grouiller vers elle à la manière d'une nuée d'insectes voraces.

Bien qu'elle se trouvait toujours à l’abri dans la lumière que le soleil dispensait à travers l'épaisse baie vitrée donnant sur le jardin, son petit cœur battait déjà la chamade. Si elle avait les mains moites rien qu'à l'idée de devoir descendre ces marches obscures, comment parviendrait-elle à traverser le sous-sol jusqu'à trouver ce que sa mère l’avait envoyée chercher ?

Elle prit donc son courage et sa lampe de poche à deux mains puis balaya le vieil escalier de béton d'un faible faisceau jaunâtre qui peinait à repousser l'obscurité de quelques mètres.

— C'est bon, ma puce ? Tu l'as trouvée ? entendit-elle sa mère lui demander depuis la cuisine.

— Pas encore, lui répondit-elle juste assez fort pour se faire entendre.

Elle avait une mission. Elle ne pouvait pas décevoir sa mère. Et de toute façon, celle-ci ne comprendrait pas où était le problème. La fillette avait déjà tenté de lui expliquer qu'une ombre avait envahi la maison, en particulier des endroits tels que le sous-sol et même sa chambre. Mais Marie Holmes s’était contentée de sourire à sa fille, arguant que c'était la lumière qui projetait ces formes sombres sur les murs et qu'il n'y avait aucune raison d'en avoir peur.

La petite avait donc capitulé et cessé d'en parler, prenant sur elle de combattre sa peur et ses démons intérieurs, puisqu'il ne pouvait s'agir que de cela. Du moins essayait-elle de s'en convaincre.

Lentement, sa petite main agrippa la rambarde de métal glacé comme s'il s'était agi de son seul espoir de survie, puis elle fit un premier pas vers les ténèbres que sa lampe dissipait si peu. Comme rien de fâcheux ne se produisit, elle fit un pas de plus, puis un autre, jusqu'à se retrouver sous l'ampoule inutile qui pendait au bout de son fil à nu.

Elle avait réussi. Elle avait plongé corps et âme dans l'obscurité presque totale et faisait à présent face à une armée d'étagères qui croulaient sous la poussière et les souvenirs entassés là depuis aussi longtemps que la maison existait.

La respiration de plus en plus saccadée, elle avança au milieu de la rangée étroite formée entre les meubles encombrés, fixant un point droit devant elle pour ne pas avoir à penser à ce qui se trouvait certainement quelque part autour d'elle. Si le lieu l’angoissait déjà lorsqu'il était éclairé, il devenait l'antichambre de l'enfer lorsqu'il ne l'était pas.

Mais elle avait beau se concentrer sur son objectif, elle ne pouvait s'empêcher de remarquer les mouvements subtils à la limite de sa vision périphérique. Elle ferma les yeux un instant, ses mains serrées de toutes ses forces sur le manche de sa lampe. Lorsqu'elle les rouvrit, ce fut pire encore.

Cette fois-ci, elle en était sûre ! Quelque chose avait bougé près d'elle !

Au bord de la panique, elle braqua sa lumière vers sa droite et scruta l'endroit où elle était certaine d'avoir perçu un mouvement, se retenant à grand-peine de hurler pour obtenir de l'aide. Elle resta ainsi quelques secondes qui se transformèrent en minutes. Puis, une voix s'éleva en provenance de l'escalier qu'elle ne voyait plus de là où elle était.

— Nina ? Tu veux que je vienne t'aider à chercher ?

La fillette fit non de la tête avant de réaliser que c'était idiot puisque sa mère ne pouvait pas la voir.

— Non. J'arrive, répondit l'enfant terrifiée, masquant à merveille la peur qui était en train de la submerger.

Elle se détourna du monstre obscur qui, elle le savait, était en train de la fixer de ses deux yeux noirs et luisants sans qu'elle-même puisse le voir, dissimulé au milieu des autres ombres du sous-sol. Si elle l'ignorait, peut-être la laisserait-il tranquille.

Elle avisa la conserve que sa mère l'avait envoyée chercher. Elle détestait le corned-beef mais son beau-père, lui, en raffolait. Elle s'en saisit donc et serra la boite avec violence dans sa petite main, puis elle se retourna, considérant le trajet de retour qu'elle allait devoir faire.

Sa lampe s'était mise à trembler au même rythme que son corps. Elle se sentait observée et ne pouvait rien y faire. Alors, elle se força à marcher lentement tandis que tout son être lui hurlait de courir. Elle avança pas à pas, rebroussant chemin, son butin serré si fort dans sa paume qu'elle pouvait sentir les pulsations de son cœur sourdre sous ses doigts.

Elle avait presque atteint les marches dont la moitié supérieure était inondée d'une lumière salvatrice lorsqu'elle sentit un souffle glacial lui effleurer le cou.

Nina poussa un cri strident en lâchant la boite de conserve, puis elle remonta les marches plus vite qu'elle ne l'avait jamais fait. Arrivée en haut de l'escalier, elle referma la porte du sous-sol et s'y appuya de toutes ses forces pour empêcher l'ombre de la suivre jusque-là.

— Nina ? Qu'est-ce qu'il y a, ma chérie ? Pourquoi est-ce que tu as crié ?

Lorsque la fillette tourna enfin la tête vers sa mère sans pour autant lâcher la porte, elle avait les yeux emplis de larmes et une moue déformait ses jolies petites lèvres. Elle aurait tant aimé parvenir à la convaincre que quelque chose avait élu domicile chez eux. Un monstre informe et constitué de ténèbres. Mais aussi fort qu’elle ait pu essayer, jamais Marie Holmes ne l'avait crue. Pourquoi les choses auraient-elles été différentes cette fois-ci ?

Alors elle resta obstinément silencieuse et se contenta de secouer la tête.

— Bon, fit sa mère, les bras croisés. Je suppose que c'est à moi d'aller chercher cette fichue boite. Allez, écarte-toi de cette porte, tu es ridicule.

Nina obtempéra et laissa sa mère lui prendre la lampe de poche des mains. Elle l’observa descendre d'un pas assuré les marches de béton. L'obscurité engloutit la jeune femme quelques instants, après quoi elle remonta avec la boite.

— Tu aurais pu me dire que tu l'avais laissée tomber au bas des marches, la gronda-t-elle alors. J'ai failli marcher dessus !

La petite arborait un air désolé et s'excusa brièvement avant de filer le plus loin possible de cet horrible escalier.

Après le repas, Nina put retourner jouer dans sa chambre. Comme les vacances d'hiver approchaient, elle aurait dû être aussi excitée que ses amies à l'idée de bientôt recevoir une foule de cadeaux. Mais cette année-là, nul présent n'aurait pu lui faire oublier le drame qu'elle vivait depuis... Depuis quand d'ailleurs ? Elle avait du mal à se souvenir du moment exact où cette ombre avait élu domicile chez elle. Était-ce depuis l'été précédent ? Ou bien un peu avant ? Elle n'en était plus certaine.

La seule chose dont elle était sûre, c'était de la dangerosité de ce monstre intemporel. Il se faufilait partout, dans les moindres recoins que le soleil ne parvenait pas à éclairer de sa divine clarté. Et même lorsqu'elle ne le voyait pas, elle percevait sa noirceur où qu'elle aille dans la maison. Ce n'était parfois qu'une impression, un changement subtil dans l'atmosphère. Mais comme elle était la seule à la ressentir, personne ne la croyait.

Elle avait essayé d'en parler à ses amies. Elles avaient ri, lui disant qu'elle était un peu grande maintenant pour laisser son imagination prendre le dessus. Elle n'en avait donc plus parlé à quiconque.

À présent qu'elle se trouvait sur le sol de sa chambre, essayant du mieux qu'elle pouvait de se changer les idées, une poupée dans une main et sa peluche préférée dans l'autre, elle sentit une implacable solitude s'emparer d'elle. Et si le monstre revenait s'en prendre à elle cette nuit-là comme tant d'autres nuits avant ? Vers qui pouvait-elle bien se tourner ? La cruelle vérité lui apparut avec lucidité : personne ne l'aiderait.

Elle posa alors délicatement sa poupée sur le sol et enserra sa licorne avec toute la force dont elle était capable. Elle la serra encore et encore, de nouvelles larmes se mettant à couler de ses yeux clos le long de ses joues blafardes. Elle serait à tout jamais seule face au monstre. Ce serait donc seule qu'elle l'affronterait. Mais il allait lui falloir une arme.

Et tout en déposant sur le museau de sa peluche un baiser de réconfort qu'elle se destinait mentalement, elle lui promit qu'elle allait la protéger de l'ombre.

Lorsque sa mère la mit au lit ce soir-là, elle ne vit pas le long couteau affûté que Nina avait subtilisé dans la cuisine puis habilement dissimulé sous son oreiller. Marie Holmes fit un dernier baiser à sa fille avant de quitter la chambre, laissant la fillette seule avec ses angoisses et ses démons.

— Je suis prête, murmura la petite aux ténèbres. Tu peux venir, je t'attends.

Malgré son cœur qui battait à tout rompre, pour la toute première fois depuis que son cauchemar avait commencé, elle arborait un air de défi sur le visage.

Oui, elle était prête. Oui, elle allait attendre.

Et elle attendit. Longtemps. Luttant contre le sommeil, guettant du coin de l’œil chaque ombre qui se dessinait sur sa jolie tapisserie et jusque sur le plafond de sa chambre. Elle attendit jusqu'à sentir le sommeil sur le point de l'emporter, sa petite main aux doigts si fins serrée sur le manche de son arme toujours lovée sous son oreiller.

Quelque chose bougea alors dans un des coins de la pièce. Aussitôt, Nina se figea et essaya de voir de quoi il s'agissait sans trop tourner la tête. Mais elle savait que l'ombre ne viendrait pas de là. Elle viendrait de la porte. C'était toujours par là qu'elle lui rendait visite. Lorsque la maison entière était assoupie, que le chant silencieux de la nuit battait son plein, elle entrait et venait se glisser dans sa chambre.

Mais le monstre semblait avoir eu d'autres projets ce soir-là car Nina s'assoupit sans que la porte ne s'ouvre une seule fois.

Ce ne fut que lorsque de paisibles rêves dessinèrent un tendre sourire sur ses lèvres qu'un souffle glacial se déversa dans le creux de son cou, tirant la fillette de son sommeil et de sa quiétude. Celle-ci ouvrit les yeux d'un seul coup et fixa les ténèbres à la recherche de ce qu'elle redoutait.

Il était là, penché sur elle, sa silhouette vaporeuse formant une ombre au milieu de l'obscurité et ses yeux reluisant telles deux lucioles malfaisantes. Comme à chaque fois, la fillette se retrouva paralysée par la peur, son cœur menaçant d’exploser dans sa poitrine. Le monstre s'approcha davantage et elle le sentit se glisser lentement sous sa couette, sans faire le moindre bruit ni même frémir les draps. C'était toujours ainsi que cela commençait. Toujours. Et puis ensuite...

Ensuite l'ombre se mit à lui souffler un air fétide dans le cou tout en faisant courir des ténèbres glacées le long de ses petits bras. Nina frissonna, consciente de ce qui allait suivre. C'était comme si on l'avait plongée tout habillée dans une rivière gelée.

Non ! Pas cette fois !

Comme si une décharge électrique l'avait soudain ramenée à la réalité, elle se souvint de l'arme qui attendait docilement qu'on l'utilise. Et alors que l'ombre commençait à se faufiler jusque sous son pyjama, lui provoquant une chair de poule incontrôlable, tant à cause du froid qu'à cause de ce qui suivrait immanquablement, Nina se saisit du couteau sans même y penser, puis l’enfonça aussi loin qu'elle le put au milieu de ces ténèbres dévorantes.

Et alors que la fillette avait d'abord cru ne toucher que du vide, un cri guttural s'échappa de ce qui servait de bouche au monstre et Nina sentit quelque chose de chaud et de poisseux lui couler dessus. Une ombre pouvait donc saigner ?!

La petite lâcha le manche de son arme et repoussa hors de son lit le monstre qui avait cessé de n'être que ténèbres. Puis elle l'entendit s'écrouler lourdement sur le sol de sa chambre.

Le silence revint alors, s'étirant péniblement jusqu'à ce que le bruit d'un interrupteur résonne dans le couloir de la maison. Un rai de lumière se dessina aussitôt sous la porte de la chambre de Nina qui n'avait pas quitté son lit et n'osait plus bouger, les genoux repliés contre sa poitrine.

Le battant s'ouvrit, laissant entrer la lumière du couloir ainsi que Marie Holmes qui poussa un hurlement de terreur en apercevant son mari au pied du lit de sa fille, une tache rouge grossissant là où le couteau était enfoncé jusqu'à la garde. Son regard brillait encore d'une lueur aussi malsaine que surnaturelle à cela près qu'il fixait désormais le plafond.

— Tu me crois maintenant ? demanda simplement la fillette, le cœur soudain plus léger.

L'ombre qui pesait sur sa vie s'était évanouie en même temps que les battements de cœur de son beau-père. Désormais, Nina savait qu'elle n'avait besoin de personne pour veiller sur elle. Elle serait sa propre gardienne. Et contre les ombres que la vie mettrait sur son chemin, elle serait sa propre lumière.

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