Chapitre 4 : Renaissances

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 « Aaargh, Maman ! s'exclama Petite Lande en se débattant pour échapper aux coups de langue de Coeur Doux. Pitié, je vais juste être trempée si tu continues !

 — Tu es magnifique, soeurette, ricana Petit Azur, qui avait pourtant subi la même torture quelques minutes auparavant.

 — Oh si je t'attrape, face d'orvet... » gronda la chatonne brun et blanc.

 À peine quelques jours s'étaient écoulés depuis le soir funeste de la mort de Petit Lièvre. Ces quelques journées avaient paru une éternité aux deux chatons, surtout depuis l'annonce de leur baptême d'apprentis. Certaines rumeurs disaient qu'Etoile de Tournesol n'avait que voulu détendre l'atmosphère, que les petits de Coeur Doux n'avaient pas encore atteint leur six lunes et qu'il s'agissait de faire oublier la tension entre les clans de l'Air et de l'Eclair, qui s'étaient encore querellés sur la frontière. Petit Azur, quant à lui, était simplement excité d'apprendre à devenir un guerrier. Chasser, sortir hors de la combe, et partager une tanière avec Nuage Sublime ! À l'entendre, un rêve qui s'apprêtait à devenir une réalité.

 « Ça suffit Coeur Doux ! s'exclama Fourrure Ebourrifée, dont le ventre n'avait jamais été aussi distendu. Tes enfants sont parfaits, inutile de faire attendre le clan plus longtemps. »

 Après une dernière salve de coups de langue, la reine au pelage gris-bleu relâcha Petite Lande qui s'extirpa de son emprise avec force. Elle se secoua énergiquement, foudroyant son frère du regard, qui ricanait dans un coin de la tanière. Dans un cri vengeur, la chatonne brun et blanc se jeta sur le jeune mâle tigré qui bascula en arrière. Ils roulèrent dans la mousse en feulant.

 Lorsqu'enfin ils se redressèrent, Coeur Doux les dévisagea d'un air exaspéré. Levant les yeux au ciel, elle quitta la pouponnière, suivie de ses petits.

 Ils furent accueillis par une foule féline, déjà rassemblée en dessous de la Grande Roche. Assise sur ce promontoire, sa robe flamboyante se découpant devant le ciel bleu clair, Etoile de Tournesol toisait son clan d'un air solennel. Sa seule présence intimida Petit Azur, qui détourna le regard. Il vit que plusieurs guerriers le regarder en frémissant des moustaches.

 « Qu'ont-ils à me dévisager comme ça, souffla-t-il discrètement à Petite Lande.

 — Tu as une feuille morte entre les deux oreilles », gloussa-t-elle.

 Pestant contre sa soeur, il chassa la feuille d'un coup de patte. Il vit Nuage Sublime, assise entre Perle Grisée et Plumage de Nuit, qui le fixait amicalement. Elle agita sa queue touffue et il lui répondit d'un signe de tête. Tout le clan les regardaient à présent, lui et Petite Lande.

 Etoile de Tournesol se racla la gorge, mettant définitivement fin aux discussions. Surplombant les futurs apprentis, elle prit la parole, impérieuse :

 « Alors que la Mauvaise Saison approche à grands pas, déclara-t-elle, le clan des Etoiles nous fait cadeau de deux apprentis pour venir grossir nos rangs guerriers. J'aimerai remercier nos ancêtres pour ce présent. »

 Le silence se fit, ne murmurait plus que la brise entre les ajoncs. D'un coup d'oeil à ses côtés, Petit Azur vit que sa mère fixait avec tristesse le sol. Pense-t-elle à Petit Lièvre ? Il se maudit soudain de ne pas lui avoir rendu hommage plus tôt. Après tout, sa défunte soeur ne deviendrait jamais novice. Je suis chanceux, merci clan des Etoiles.

 « Bien sûr nous regrettons tous que Petit Lièvre ne puisse participer à cette cérémonie, gronda Etoile de Tournesol, comme en écho à ses pensées. Mon esprit se tourne aussi vers celui d'Eclair de Houblon, qui doit observer son fils et sa fille depuis les étoiles. »

 Petit Azur et Petite Lande échangèrent un regard, à la fois profond et chargé de questions. Coeur Doux n'avait presque jamais mentionné leur père, esquivant le sujet chaque fois qu'ils posaient des question. Petit à petit, les trois chatons avaient fini par s'en désintéresser. Pour sa part, Petit Azur n'avait jamais entendu un guerrier évoquer Eclair de Houblon, comme si son père n'avait été proche de personne. Ce soudain hommage de la meneuse éveilla une étrange curiosité en lui.

 « À présent, je m'adresse à nos ancêtres pour qu'ils jugent ces chatons à leur juste valeur. Puissent-ils les accepter dans leurs rangs comme le clan de l'Air le fait aujourd'hui. Petite Lande, fait un pas en avant. »

 La jeune chatte bicolore n'hésita qu'un bref instant, puis s'avança vers la Grande Roche, levant les yeux vers la cheffe à la robe rousse.

 « Petite Lande, à compté de ce jour et ce jusqu'à ton prochain baptême, tu seras apprentie guerrière. Tu serviras tes aînés et sera formée aux arts de la chasse, du combat, mais aussi aux usages de ton clan de sang. Ton mentor sera Orage Violent. »

 Etoile de Tournesol échangea un regard entendu avec le guerrier au pelage noir.

 « Tu t'appeles désormais Nuage de Lande. »

 Le clan héla son nouveau nom avec entrain. Petit Azur jeta un regard à sa soeur, qui rayonnait. Il entendit Petit Loup, en arrière, hurler « Nuage de Lande ! » de sa voix aïgue.

 « Quant à toi, Petit Azur, tout comme à ta soeur il te sera enseigné les valeurs d'un véritable guerrier. Je donne cette noble tâche à Fougère d'Ardoise, qui, j'en suis sûre, saura te former comme elle l'a fait pour Fourrure Ebouriffée. Ton nom est à présent Nuage d'Azur. »

 La combe entière scandait son nom avec joie quand la meneuse rousse descendit d'un bond gracieux de la Grande Roche pour venir effleurer les truffes des deux novices. Coeur Doux se frotta à ses enfants avec amour, rayonnante de fierté. Nuage de Lande, euphorique, donna un coup de langue affectif à son frère.

 « J'avais peur de tomber sur quelqu'un comme Plumage de Nuit ! chuchota-t-elle. Cette espèce de pintade renfrognée aurait été aussi stricte qu'une geôlière !

 — Fougère d'Ardoise est un peu âgée, mais elle est sage, ajouta Nuage d'Azur, excité. Je parie que je deviendrais un meilleur guerrier que toi !

 — C'est ce qu'on verra, face d'orvet ! »

 Lui jetant un dernier regard espiègle, elle se détourna pour aller rejoindre son nouveau mentor qui l'attendait près d'Etoile de Tournesol. Une odeur délicate qu'il saurait reconnaître entre mille chatouilla la truffe de Nuage d'Azur, qui se retourna doucement. Ses prunelles croisèrent celles bleu-vert de Nuage Sublime qui remuait les moustaches, souriante.

 « Enfin ! s'exclama-t-elle. Tu n'imagines pas le nombre d'endroits que j'ai envie de te montrer, toutes les techniques que j'ai déjà apprises !

 — J'ai hâte ! s'enthousiasma le félin gris tigré. Pourrait-on y aller maintenant ?

 — Je n'en sais rien, demande à ta mentor, fit Nuage Sublime en agitant les moustaches. Tes actions dépendent d'elle, désormais. »

 Hochant la tête, le novice gris tigré s'approcha de Fougère d'Ardoise, impatient de savoir la suite. La doyenne l'accueillit d'un ronron amical, frottant sa tête à la sienne.

 « Je suis honoré d'être votre apprenti, déclara le chaton argenté en s'inclinant légèrement.

 — Doucement petit, gloussa la guerrière grise. J'ai beau être ton aînée d'au moins deux générations, je ne suis pas une membre du clan des Etoiles ! »

 Penaud, Nuage d'Azur releva la tête, s'excusant :

 « Pardon, ce n'est pas ce que j'ai voulu vous dire.

 — Par pitié, Nuage d'Azur, tutoies-moi ! s'exclama Fougère d'Ardoise. À croire que Coeur Doux n'a pas lésiné sur ton éducation ! »

 Cette remarque valut des miaulements rieurs de la part des guerriers les entourant. Ne sachant plus où se mettre, l'apprenti tigré sortit nerveusement les griffes pour racler le sol. La doyenne grise parut s'en rendre compte et le rassura de sa voix éraillée :

 « Tous les apprentis sont nerveux leur premier jour. Viens, et si nous allions plutôt faire le tour du territoire ? Il est temps que tu découvres tes terres ! »

 Nuage d'Azur acquiesça, les oreilles dressées, ayant retrouvé son excitation. Il suivit la silhouette musculeuse de la vétérane à travers le camp. Au moment de passer le tunnel d'ajoncs, il jeta un coup d'oeil en arrière. Sa mère, encore si protectrice, si frêle quelques jours auparavant... Je peux bien la laisser le temps d'explorer le territoire, songea-t-il en secouant la tête. Il s'enfonça dans le tunnel, laissant les hautes herbes effleurer sa fourrure.

 La lande, immense, lui rappela les souvenirs douloureux de la sortie en cachette du camp qui avait coûté la vie à Petit Lièvre. Mais l'énergie, l'appréhension, l'excitation l'emportaient sur le remord et la tristesse. Les hautes herbes chatouillaient son museau devant lui. Fougère d'Ardoise, plus imposante, les dépassaient largement.

 « Ce qu'il te faut savoir en premier, Nuage d'Azur, commença la doyenne grise, c'est qu'un chat du clan de l'Air ne marche pas : il court. Es-tu prêt pour ta première course dans la lande ? »

 Alors qu'il hochait la tête, la femelle au pelage ardoise touffu poussa un miaulement de joie et s'élança dans l'herbe. Prit par une fièvre soudaine, Nuage d'Azur bondit et accéléra le pas. Le vent sifflait à ses oreilles, l'herbe, devenue plus courte, était douce sous ses coussinets de chaton. L'adrénaline grimpait en lui, lui montant à la tête. Quel bonheur d'enfin pouvoir s'élancer et de soulager ses muscles ! Fougère d'Ardoise était bien plus rapide que lui, mais Nuage d'Azur se sentait prêt à tout, capable de la rattraper en un éclair. Il ne lâchait pas sa mentor du regard, marchant dans ses traces. L'euphorie de son baptême d'apprenti avait atteint un nouveau stade. Il filait comme le vent.

 Fougère d'Ardoise l'emmena à la frontière du clan de l'Eau, tout au Sud du territoire. Le novice tigré entendit le grondement de la cascade avant même d'arriver. La rivière était une bande aux reflets argentés qui tranchait la terre sablonneuse en deux morceaux, surplombée çà et là d'un saule pleureur qui agitait ses tiges dans la brise. L'odeur marécageuse était à la fois fascinante — car nouvelle — et répugnante. Les deux chats ne s'attardèrent pas ; ils gambadèrent dans les herbes, entre les bruyères et les rochers, jusqu'à la falaise.

 « Ne t'approches jamais du bord, grogna la doyenne. Il ne faudrait pas que tu finisses comme tant des nôtres. »

 L'Ultime Promontoire était impressionnant. C'était comme si la lande avait eu une patte qui sortait et défiait le vide. Comme une branche d'arbre bien plus grosse, faite de granit et d'herbes. Fougère d'Ardoise ne semblait pas apprécier cet endroit. Elle n'était plus aussi joviale qu'au début de leur balade, et pressait son apprenti de partir.

 Le soleil déclinait peu à peu dans le ciel. Ses rayons virèrent à l'orangé alors que les deux chats traversaient le territoire en direction du camp. Les buis qui entouraient la combe venaient d'apparaître quand Nuage d'Azur entendit de faibles cris. Alerte, il dressa les oreilles, et Fougère d'Ardoise fit de même. Des miaulements montaient du camp ! Le coeur battant la chamade, les deux félins gris détalèrent en direction du tunnel d'ajoncs. Ils entrèrent à toute vitesse, ignorant les quelques épines qui éraflaient leur échine.

 « Que se passe-t-il ? demanda la vétérane à poils longs à Perle de Rosée, une guerrière menue au pelage crème clair et aux grandes prunelles oranges.

 — Les contractions de Fourrure Ebouriffée ont commencé ! s'affola l'autre, visiblement très inquiète pour son amie. Elle va mettre bas, et Faucon Audacieux n'est pas rentré de la chasse ! »

 Nuage d'Azur se dirigea vers Nuage de Lande, perchée sur une motte de terre et de gravillon. La jeune chatte brun et blanc tentait de voir par-delà la masse de félins rassemblés devant la pouponnière. Le novice argenté tigré aperçut la silhouette ronde de Brume Noire qui repoussait ses deux chatons, trop curieux.

 « Fourrure Ebouriffée ! »

 C'était Faucon Audacieux qui avait feulé depuis le tunnel d'ajoncs, un lièvre mort gisant à ses pattes. Il se précipita vers la tanière, donnant de violents coups d'épaule aux guerriers lui bouchant le passage. Mais à l'entrée de la pouponnière, il fut arrêté par Coeur Doux, qui émergeait la tête du buisson épineux. Elle lui feula quelque chose et retourna à l'intérieur, sans doute pour aider Branche de Buisson à calmer la jeune reine. Faucon Audacieux poussa un cri rageur et tourna les talons.

 « Combien de chatons penses-tu qu'elle aura ? questionna Nuage Sublime, faisant sursauter Nuage d'Azur qui ne l'avait pas vue venir.

 — Je... je l'ignore, souffla l'apprenti tigré.

 — Je parie sur quatre ! s'exclama Nuage de Lande en remuant la queue. Vous aviez vu son ventre ? Ou alors son chaton est un monstre, mais... »

 La fin de sa phrase fut noyée dans un brouhaha qui s'intensifia. Les trois apprentis se dressèrent sur leurs pattes arrières, espérant apercevoir quelque chose. Le calme se fit peu à peu, et Nuage d'Azur vit la mine impassible de la guérisseuse tigrée sur le seuil de la pouponnière.

 « Fourrure Ebouriffée et ses petits vont bien, clama-t-elle pour que tous l'entendent. Ils sont en bonne santé, mais ils doivent se reposer. Seul le père est autorisé à aller la voir. »

 Elle attrapa le paquet de remèdes qu'elle avait emporté et s'enfuit en direction de son antre, laissant une foule de guerriers soulagés et euphoriques. Nuage d'Azur échangea un regard intrigué, tour à tour avec Nuage Sublime et Nuage de Lande. Celle-ci se fit rabrouer par Orage Violent, lui intimant de descendre de son perchoir.

 Peu après y être entré, Faucon Audacieux sortit de la pouponnière, rayonnant, son pelage brun tacheté gonflé de fierté. Il lança à la cantonnade :

 « J'ai quatre chatons ! »

 À cette annonce, le clan entier se mit à scander les noms du chasseur et de sa compagne. Nuage de Lande jeta un regard en biais à son frère, l'air de dire « Héhé, c'est moi qui avait raison ! ». Fêtant ces nouvelles naissances, Etoile de Tournesol ordonna que chacun se serve dans le tas de gibier. Certains grommelèrent que ce n'était pas prudent de manger leurs réserves avant la Mauvaise Saison, mais tous en profitèrent dans la nuit sans lune qui s'installait au-dessus d'eux. Epuisé par cette journée remplie d'émotion, Nuage d'Azur s'installa dans la tanière des apprentis, après s'y être construit un nid de mousse rudimentaire. La queue sur la truffe, il plongea dans le monde des rêves.

 Ses yeux s'ouvrirent sur un épais brouillard. Seul le clapotis d'une eau lointaine brisait le silence, mais le chaton gris tigré ne parvenait pas à savoir d'où ce bruit venait. Le froid mordit ses os, et il sentit l'humidité s'insinuer dans son pelage. Il entendit alors un grattement, des griffes contre la pierre, derrière-lui. Lentement, Nuage d'Azur se retourna.

 Deux éclats jaunes luisaient dans l'obscurité.

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