Chapitre 6 : Tensions

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 La vie d'un apprenti était presque aussi exaltante que ce qu'avait imaginé Nuage d'Azur. Le jeune matou appréciait tout particulièrement apprendre à se battre, défier Fougère d'Ardoise était toujours une expérience nouvelle. Parfois, les muscles usés de sa mentor lui faisaient défaut et ils étaient contraints d'arrêter l'entraînement, mais la doyenne grise prenait toujours ces moments de faiblesse avec humour.

 En quelques jours, Nuage d'Azur avait l'impression d'avoir fait d'immenses progrès. Le soir, lui et Nuage de Lande s'assuraient que les anciens et les reines avaient mangé pour pouvoir prendre une proie à leur tour. Les novices l'avaient bien remarqué : le tas de gibier était plus petit de jour en jour. Et plus le temps passait, plus le froid les réveillait dans leurs nids.  

 Une bise glaciale claquait sur la lande quand l'apprenti tigré, Fougère d'Ardoise, mais aussi Nuage de Lande et son mentor émergèrent du tunnel d'ajonc. Pour la première fois, Nuage d'Azur allait pouvoir s'entraîner avec sa soeur. Il aurait presque préféré faire cela avec Nuage Sublime, mais celle-ci était partie avec la patrouille de l'aube une heure auparavant.

 Le ciel gris rendait la prairie austère, et le froid, qui d'ordinaire glissait sur sa fourrure, pénétrait dans le corps du chaton gris tigré. Son poil avait gonflé avec la venue de la Mauvaise Saison, et ses coussinets avaient durci.

 La course dans la lande les réchauffa tous. Nuage de Lande bondissait à ses côtés, miaulant de joie. Devant, leurs deux mentors menaient le groupe, et ils filaient vers l'Ouest, en direction de la frontière du clan de l'Eclair. Peu de temps après, les arbres entrèrent dans leur champ de vision, leurs branches remplies de feuilles mortes se balançant au vent.

 « Arrêtons-nous là ! s'exclama Orage Violent, à quelques mètres de la limite du territoire. Je vais vous montrer comment marquer efficacement la frontière. »

 Le félin noir fit quelques pas vers un premier arbre au tronc épais, et en frotta la base avec les glandes situées sous son menton. D'un mouvement de la queue, il invita Nuage de Lande à l'imiter. Fougère d'Ardoise emmena son apprenti un peu plus loin, près d'un groupe de buissons presque dénués de feuilles. Elle se frotta contre les rameaux de bois et Nuage d'Azur tenta de copier ses mouvements du mieux qu'il le pouvait. L'odeur musquée des chats du clan de l'Eclair était partout et il crut suffoqué. C'était une senteur étrangère, animal et boisée, ni désagréable, ni franchement agréable non plus. Mais surtout, son coeur battait à toute vitesse, comme si des guerriers ennemis risquaient de leur sauter dessus à tout moment.

 Très vite, des images soudaines apparurent dans sa tête : des pas légers écrasant des feuilles mortes, des yeux vert ou ambre les espionnant dans les buissons... L'ombre sous le couvert des arbres était l'alliée du clan adverse. Nuage d'Azur n'aimait pas du tout ce sentiment ; la sensation d'être en position vulnérable.

 « Vous avez fini ? demanda Nuage de Lande, faisant sursauter son frère.

 — On arrive ! s'exclama Fougère d'Ardoise. Tu viens, Nuage d'Azur ? »

 Mais celui-ci ne pouvait détourner son regard d'un tronc couché, dans le territoire du clan de l'Eclair. Il avait l'impression... enfin, c'était presque une certitude pour lui qu'un guerrier ennemi se cachait derrière l'arbre mort. Il sentit le contact de la fourrure de Fougère d'Ardoise contre son flanc et c'eut l'effet de le sortir de sa transe.

 « Oui, c'est bon, lâcha-t-il, encore perturbé.

 — Où comptez-vous vous enfuir, les petits lapins ? »

 Toute la patrouille fit volte-face d'un même mouvement. Quatre autres félins venaient de sortir de l'ombre forestière. Celui qui avait parlé était un petit chat noir aux yeux jaunâtres, maigre mais athlétique. Il était suivi par une femelle écaille-de-tortue aux prunelles vertes, qui avait les oreilles rabattues en arrière comme si elle les menaçait. Mais Nuage d'Azur comprit par l'éclat de jeunesse qui brillait dans ses yeux qu'elle était encore une apprentie, comme lui.

 « Vous pensiez vraiment qu'on ne vous avait pas vu franchir la frontière ? demanda le chat noir d'une voix gutturale.

 — C'est totalement faux, gronda Orage Violent en faisant un pas en avant. La ligne de séparation des territoires est neutre.

 — Ils sont venus pour voler nos proies, Cri du Hibou ! avança agressivement une chatte musculeuse à la robe grise tirant sur le noir. Ils vont repousser discrètement la frontière en pensant qu'on ne s'en rendra pas compte !

 — Je te pensais plus maline que ça, Museau de Pluie, railla Fougère d'Ardoise avec un ton qui fit frissonner Nuage d'Azur.

 — Et moi je te pensais déjà dans la tanière des anciens, vieille pie ! » cracha la femelle du clan de l'Eclair.

 Elle fut retenue par une autre guerrière brun-roux, mais le chaton gris tigré comprit que la situation allait vite dégénérer. N'ayant appris qu'une technique de combat jusqu'à présent, il était impossible qu'il sorte vivant d'un affrontement contre quatre félins expérimentés. Orage Violent semblait lui aussi l'avoir compris, et il lança un regard en direction de la vétérane gris ardoise. Celle-ci poussa un profond soupir et baissa la tête.

 « Pardon de vous avoir donné des idées, miaula-t-elle à l'adresse de Cri du Hibou. Nous promettons que le but du clan de l'Air n'est pas de vous voler vos terres.

 — C'est ça, sale...

 — Ca suffit Museau de Pluie ! s'exclama le petit chat noir. Quand à vous, gronda-t-il en s'adressant aux deux mentors, je vous conseille de ne pas revenir sur cette frontière avant longtemps, si vous tenez à vos moustaches ! »

 Cette menace déclencha un ricanement général chez les chats du clan de l'Eclair, qui entreprirent de repasser sur les marquages ennemis dès que les quatre autres furent partis. Nuage de Lande semblait bouillonner de rage.

 « Non mais on aurait dû leur arracher les poils à ces faces d'écureuils ! fulmina-t-elle en chassant les hautes herbes qui lui chatouillaient le menton.

 — On ne pouvait pas vous mettre en danger, lui rappela Orage Violent en secouant la tête.

 — Il faut rapporter cela à Etoile de Tournesol, grogna Fougère d'Ardoise, que cette confrontation avait mise de mauvaise humeur. C'est une menace directe de la part d'Etoile Blanche, si tu veux mon avis !

 — Tout le monde est tendu, avec la Mauvaise Saison qui arrive, fit le guerrier à la fourrure noire. Il est possible que cette patrouille ait tout simplement... dérapé ! »

 Nuage d'Azur, lui, restait silencieux. Il jetait sans cesse des coups d'oeil en arrière, de peur que les ennemis aient pénétré leur territoire pour les attaquer. Mais ce qui le perturbait le plus, c'est d'avoir été le seul à les avoir détectés avant qu'ils n'arrivent. Ils les avaient presque vus !

 Fougère d'Ardoise préféra rentrer au camp pour parler à leur cheffe, tandis qu'Orage Violent apprenaient aux deux novices à traquer une proie. Nuage de Lande se débrouillait bien mieux que Nuage d'Azur ne l'avait imaginé — il se promit d'arrêter de sous-estimer sa soeur, car la vie n'était pas une compétition. Très vite, la femelle brun et blanc flaira le fumet alléchant d'un nid de campagnols. Lorsqu'ils l'eurent trouver, le frère et la soeur se postèrent devant, dissimulés dans les herbes. Là, le froid ne les atteignait plus. Leurs pupilles rétractées au maximum, ils n'attendaient que de voir émerger la petite truffe de leur futur repas.

 Lorsqu'enfin le rongeur sortit de son terrier, Nuage de Lande bondit sur lui en grognant pour l'effrayer, mais surtout pour le rabattre vers Nuage d'Azur, qui le coinça entre ses griffes et lui brisa la nuque. Ma première proie ! songea-t-il, exultant. Il poussa un cri de satisfaction que lui rendit vite sa soeur. Orage Violent les félicita, et leur proposa de rentrer à la combe. Maman va être si fière de nous !

 Lorsqu'ils quittèrent l'entrelacs du tunnel d'ajoncs, il trouvèrent la femelle gris-bleu en pleine discussion avec Etoile de Tournesol et Fougère d'Ardoise, au pied de la Grande Roche. Leurs mines graves alertèrent les trois chasseurs.

 « Que se passe-t-il ? s'enquit Nuage d'Azur en s'approchant de sa mère.

 — C'est une discussion d'adultes », miaula fermement Coeur Doux, visiblement préoccupée.

 Déçu, il s'éloigna, accompagnant Nuage de Lande jusqu'à la pouponnière. Elle avait proposé d'offrir leur proie commune à Fourrure Ebouriffée, qui devait en avoir le plus besoin avec ses quatre petits. Ils pénétrèrent dans l'antre et une foule de souvenirs assaillit Nuage d'Azur. L'odeur lactée maternelle et cette chaleur rassurante qui longtemps l'avait protégé du reste du monde. Le nid de Coeur Doux avait été retiré, depuis qu'elle dormait à nouveau dans la tanière des guerriers. Brume Noire n'était nulle part en vue, mais Petit Loup et Petit Givre s'amusaient avec une boule de mousse dans un coin du buisson. Ils ont l'air plus grands que la dernière fois que je les ai vus ! se rendit compte l'apprenti gris tigré.

 Fourrure Ebouriffée, quant à elle, était étendue sur le flanc, et ses quatre enfants tétaient gouluement pendant qu'elle se reposait. En entendant les deux apprentis arriver elle ouvrit un oeil, puis deux, et ronronna pour les saluer.

 « Oh, c'est pour moi ? comprit la reine brun foncé au ventre blanc.

 — Qu'ils sont mignons ! s'exclama Nuage de Lande en se penchant au-dessus des petits corps duveteux.

 — Oh oui, très mignons ! piailla Petit Loup d'une voix faussement aigüe. Bla bla bla, les petits chats !

 — Oh, arrête d'être aussi stupide, grommela Petit Givre en secouant la tête. Tu es juste jaloux parce que tout le monde les aime.

 — J'ai le droit, non ? » couina le chaton noir en sautant sur sa soeur, les pattes écartées.

 Les deux petits commencèrent à se chamailler, arrachant un gloussement aux apprentis. Fourrure Ebouriffée secoua la tête, comme si elle avait une migraine.

 « Ces deux là n'ont que quatre lunes et je crois qu'ils vont me rendre folle, se plaignit-elle. Les miens, au moins, ils ne sautent pas dans tous les sens !

 — Ca ne saura tarder, commenta Nuage d'Azur en désignant un petit mâle brun tigré qui roulait sur lui même en piaillant, poussant ses frères et soeurs à minuscules coups de patte.

 — Petite Moustache était le premier à naître, soupira la reine. Je suis persuadée qu'il deviendra un grand guerrier, mais en attendant c'est le plus turbulent. En tout cas merci beaucoup pour le campagnol, j'en ai largement besoin. »

 Nuage de Lande la salua et les deux apprentis quittèrent la tanière. Ils firent mutuellement leur toilette, le poil au vent, fatigués par leur matinée éprouvante mais ravis d'avoir enfin pu s'entraîner ensemble. Le chaton gris tigré allait proposer à sa soeur de partager une souris quand Nuage Sublime, véritable éclair roux, surgit du tunnel d'ajoncs, haletante :

 « Le clan de l'Eclair nous attaque ! »

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