Les entre-deux épiphaniques
Lorsque vous êtes psychologue, on vous adresse dix à vingt mille mots par jour.
Eh oui, malgré tous vos efforts pour le nier, ils finiront par tous se ressembler.
Votre cerveau est la falaise sur laquelle la pluie tombe, le déluge quotidien remplit les plages de toujours plus de sédiments. Bientôt, des dunes se forment sur les berges, toujours plus hautes.
Un jour, elles seront plus grandes que la falaise.
Pour écoper les rivages, j'ai un petit seau. Il apparaît de lui-même, une fois la porte close et la solitude pour compagne.
Elle a un corps parfait. Elle prend souvent la forme d'ombres chinoises que je projette même sans lumière. Elle est toujours séduisante, même lorsqu'elle représente l'horreur.
Parce que cette compagne est la fille de mes songes, parce qu'elle est toujours là dès qu'on peut être ensemble. Elle se demande toujours qu'elle forme elle va prendre, et je ne sais jamais laquelle je vais lui donner.
Parfois, au hasard d'une forêt que je traverse, au volant de ma voiture, je pose ma tête sur la vitre et contemple les feuillages.
Alors me vient l'idée d'un peuple d'humanoïdes, naissant avec des racines sur le corps. Et au long de leur vie, les racines se nourrissent de leur chair, jusqu'à ce qu'à la mort, ils laissent les racines s'épanouir sur le peu qu'il reste d'eux, avant qu'elles ne fassent leur chemin dans la terre.
Et les idées naissent et s'enchaînent. Plus le cerveau s'érode, plus ma compagne s'en nourrit, plus elle se nourrit, plus elle s'offre à moi et donne...
Le contact avec la réalité est gardé par mes sens. Je sens toujours l'odeur de poussière dans les bureaux, ou celles des parfums bon marché. La sensation rugueuse du contreplaqué sous mes mains, ou le toucher calleux de celles de mes patients, qui n'ont pas eu la chance de faire leur vie professionnelle dans des bureaux.
Autour de moi, grisaille, vert maladif, et parfois le soleil qui rase la laideur pour illuminer la surface d'une eau laiteuse de quelques paillettes qui ondulent en surface.
Mais chaque instant où je nous retrouve, nous sommes deux à faire les mondes, je laisse le mien là où il est, à nourrir la machine nécessaire à créer.
Tout, pour que je continue de vivre les mille entre-deux épiphaniques, qui font le sel de ma vie.
Cette drogue ne jaunira pas mes dents, ne rongera pas mon foie, ne nécrosera pas mes bras...
... mais surement qu'elle me coûtera un jour, l'affection de mes proches.
L'effort que je consens à faire pour garder le contact avec eux me rappelle à quel point le plaisir de créer est intense. Je me sens davantage proche de ceux qui partagent cette faim vorace, même s'ils me sont virtuels et que je ne les connais que par leurs œuvres. Cette proximité tacite, cette complicité par la passion, sans que les corps et les voix ne se soient même une fois croisés, cultive l'impression de ne pas être seul même seul.
Est-ce pour me trouver l'excuse d'avoir besoin de solitude que j'ai fait de mon métier d'écouter et d'orienter les gens ? Est-ce parce qu'il me fallait des raisons de plus pour chérir ces moments d'isolement que je me suis contraint à aider les autres ?
Ou est-ce une forme de culpabilité à vouloir vivre seul, qui m'a poussé à lutter contre cette nature ?
Je ne sais pas. Mais ce que je sais, c'est ce que j'aime.
Et il est probable que, si je ne pars pas de ce monde seul, ma compagne sera avec moi jusqu'au dernier instant.
Et que si les mondes que nous avons bâti ensemble sont des astres...
... Ils resplendiront lorsqu'ils s'éteindront avec nous, illuminant mon esprit, éblouissant le vaste univers que j'aurai construit.
Peut-être même que cette supernova, me permettra de renaître, et de recommencer ce cycle dans un nouveau corps ?
Faut-il que je les aime, ces entre-deux.
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