Les errances du Baron des Ronces et de son vieil ennemi D’Esselenne
Dimitri d’Esselenne remuait sur l’osier de son siège, seul au milieu de la grande salle à manger du Baron des Ronces. Tout autour de lui suintait du confort dans lequel son hôte vivait sa nouvelle vie : tapisseries fleuries, meubles en bois massif, lustres tentaculaires... Pourtant, la table était mise de travers, la nappe froissée et la vaisselle mal choisie, assortie à la va-vite. Une bouteille de vin qu’on ne lui avait pas présentée avait été posée négligemment sur un coin de table. Tout cela avait été installé avec empressement ou incompétence et dénotait avec la mise impeccable de cette grande bâtisse.
Depuis l’humble portier qui l’avait salué à son arrivée, il n’avait pas vu la trace d’un serviteur. Plus étrange encore, en l’accompagnant à la table et avant de retourner à son poste, le domestique l’avait informé que le Baron aurait à faire en cuisine, laissant pour encore un moment son invité aux grincements de sa chaise et aux contemplations circonspectes de l’immense foyer,dont il ne pouvait s’empêcher d’admirer les ornements. Il eut été possible d’y faire tenir un bal, mais la salle se contentait pour le moment d’une unique table en bois massif de dix pieds de long, bonne à accueillir quatre convives tout au plus.
Alors qu’ils étaient encore chevaliers, D’Esselenne et le Baron avaient guerroyé dans deux camps opposés. Ils s’étaient affrontés à maintes reprises, avant que les caprices aléatoires des puissants de ce monde ne décident que leurs factions s’allieraient, sans que ceux-ci n’aient eu aucune place dans les délibérations. Quelle étrange sensation que celle de pénétrer entre les murs d’un ancien adversaire sans arme au flanc ! Seul dans cette immense bâtisse réverbérant le moindre son, devant cette table mal fagottée, Dimitri se demanda si répondre à cette invitation avait été un choix tout à fait raisonnable.
Depuis l’une des nombreuses portes menant à l’une des multiples pièces du Manoir, le Baron se révéla, une cloche d’argent entre les mains. L’accoutrement qui lui était donné à voir étouffa le regard de Dimitri. Une chemise bouffante sous sa veste colorée, un pantalon de soie, ses chaussures comme des pirogues luisantes… à n’en pas douter, le Baron s’était apprêté pour l’occasion. La joie sourde que D’Esselenne ressentit devant ce visage familier fut teintée par la découverte de sa démarche boiteuse et grimaçante, qui donnait au Baron l’air d’avoir vieilli trois fois plus vite que le passage du temps. Était-ce une vieille blessure qui le lançait toujours ? Le corps n’est-il pas supposé digérer les heurts en temps de paix ?
- Baron, quel plaisir de vous revoir.
- Bonjour D’Esselenne ; tout le plaisir est pour moi. Vous avez l’air en pleine forme.
- Je n’ai rien à vous envier. Si votre cuisine est à la hauteur de votre bonne mine, j’en salive d’avance, et me prépare à l’excellence.
Le Baron était conscient de la sueur apparente sur son front, du creux de ses joues, et des cernes qu’il portait sous les yeux.
- Vous êtes un imbécile. Je réalise comme vous le triste aspect sous lequel je me présente à vous aujourd’hui.
- Que dites vous là, Baron ? Faites vous référence à votre air quelque peu éprouvé ? Je n’y vois là que la fatigue légitime d’un hôte qui décide de passer lui-même aux fourneaux pour le bon plaisir de son invité. Je ne crois pas avoir déjà touché à un ustensile de cuisine une seule fois dans ma vie, et je salue votre dévouement.
- Ce n’est rien. Ce n’est pas tous les jours qu’on accueille un homme de votre trempe.
- Je vous en supplie, cessez ces politesses qui me mettent mal à l’aise. Où se trouvent vos serviteurs ? Je suis surpris de la mise de la table, et si vous ne souhaitez pas les en informer vous-même, j’aurais bien quelques conseils à donner à celui qui s’en est chargé.
- Ils sont très occupés. Ce manoir est immense et ils ont beaucoup à y faire.
L’échange avait donné au Baron le temps d’atteindre l’épaisse table en bois, sur laquelle il déposa le plat, brillant comme un miroir, sur lequel était posé la cloche d’argent. Il la souleva pour révéler une triste tranche de viande.
- En guise d’amuse-bouche, je vous propose de vous essayer à cette charcuterie.
A l’aide d’une broche déposée au bord du plat, le Baron s’occupa du service.
D’Esselenne fut déçu du manque de panache de ce premier plat, mais la faim commençait à le tarauder, et il empoigna ses couverts sans protester. Au moment de les piquer dans son assiette, son mouvement s’arrêta net. Pour quiconque, cette viande eut été un morceau de charcuterie comme n’importe quel autre, plus gris peut-être que la normale. Aux seuls yeux de D’Esselenne, celle-ci revêtait un caractère tout à fait extraordinaire. Pour l’avoir pourfendu plus d’une fois, la chair du Baron était imprimée dans son esprit. Il la connaissait tant et si bien que le doute ne lui était plus permis : c’était elle, dans son assiette, qu’il lui donnait à goûter. Comme on reconnaîtrait entre mille le regard d’un ami, alors même que le reste de son visage est voilé, il aurait reconnu les plis et les couleurs de cette pulpe parmi toutes les autres. L’intérieur du Baron. Il fut soudain pris de tremblements ; levant la tête vers son hôte, il trouva plongé sur lui son regard vieilli, fatigué par la paix et la taille de son manoir. Dimitri bafouilla :
- Veuillez m'excuser, je sens un mal qui me prend dans l’instant. Peut-être une vieille blessure qui se réveille.
Le Baron se contenta de le regarder sans air surpris ni désolé. Dimitri reprit :
- Peut-être vais-je devoir prendre congé de vous plus tôt que prévu. Je vous en prie, laissez-moi au moins emporter avec moi cette belle viande colorée, que je serai plus à même de déguster lorsque je serai en meilleure forme. Je pourrais l’emballer dans cette serviette -
Il cessa de se justifier devant l’impassibilité de son hôte, qui n’exerçait pas le moindre effort pour le retenir plus longtemps. S’il eut été plus attentif, il aurait pu remarquer un léger sourire se dessiner sur ses lèvres.
Dimitri emballa maladroitement l’amuse-bouche dans sa serviette et prit le chemin de la sortie, saluant quasiment du même geste le Baron et son domestique, qui se trouvait pourtant à plusieurs couloirs de là.
* * *
Les murs porteurs du logis de D’Esselenne se mirent à trembler sous les coups de marteaux qu’il assénait dans une des poutres de sa chambre pour y clouer le fragment du Baron. Lui et la chair de son ennemi se regardèrent longuement ce soir-là, jusqu’à ce que disparaissent les derniers filaments du jour. Quand l’obscurité finit d’engloutir toute la pièce, privé de la vue, Dimitri s’en approcha et le lécha, le mordilla, y laissa gravées les marques de ses dents. Toute la nuit, il maltraita le morceau de viande, mais ne put se résoudre à le manger. Alors que quelques rayons de lune perçaient par sa fenêtre, il fut persuadé de voir distinctement la chair frétiller et se tordre sous ses sollicitations. Ou peut-être n’était-ce que le sel de ses suées qui continuaient à la cuire à petit feu.
Ce manège s’étira sur toutes les nuits composant une semaine, dans le secret de sa chambre. Le jour, il continuait à flâner, à errer dans son manoir, à donner des consignes à son personnel de maison, qui ne remarqua rien, si ce n’est un air plus fatigué qu’à son habitude.
Au matin du septième jour, Dimitri fut obligé de se rendre à l’évidence. Comme une fleur arrachée à la terre, son précieux trésor n’était plus alimenté, et commençait à se flétrir. Sa couleur déjà trop grise commençait à virer au noir. Il profita de l’intimité de sa salle d’eau pour l’arroser abondamment. Cela lui permettrait de tenir encore un peu.
* * *
Un jour, plus de morceau de viande. Dans la chambre de D’Esselenne ne restait plus que le clou planté dans la poutre. L’avait-il mangé ? Ses souvenirs de la veille étaient flous, mais une légère crampe à l’estomac lui confirmait cette éventualité. Avec la disparition de la chair à vif disparut le désir. D’Esselenne pensa même reprendre une vie normale - en plus morose.
C’est lors de son premier repas, à la suite de cette nuit confuse, que se révéla le souci qui lui incomberait désormais. Qu’on lui serve du porc, du canard, du bœuf ou du lapin, il était incapable de consommer la moindre viande animale. Il n’y voyait que des fragments morts, sans haine ni colère, sans histoires. Des créatures élevées comme des légumes. Il se mit maladroitement à la pratique de la chasse et parvint à ingurgiter un faisan, qu’il rendit immédiatement sur ses tapis. La pauvre bête ne parlait même pas sa langue.
Désoeuvré et insatisfait de ce nouveau régime alimentaire, il fit parvenir une lettre au Baron pour s’excuser de son départ précipité de la semaine passée, et le féliciter de ce qu’il avait eu la chance de goûter grâce à lui : la meilleure viande qu’il n’ait jamais mangée.
La réponse lui parvint le surlendemain dans une lettre gluante, et le fit sauter de joie.
D’Esselenne,
Je suis ravi de vous savoir en meilleure forme. Si vous le souhaitez, rendez-vous dans mon manoir ce vendredi à la même heure que la dernière fois. Nous remettrons ça. Si cela vous intéresse, je vous ferai visiter ma cuisine et vous présenterai la recette de cette délicieuse viande dont j’ai le secret. N’hésitez pas à apporter votre matériel, si vous souhaitez participer aux préparatifs. Pour vous permettre de patienter, je vous propose avec ce courrier un petit avant-goût de notre soirée à venir.
Mes coriaces amitiées,
Votre dévoué Baron des Ronces
Au fond de l’enveloppe humide, un œil roulait mollement. D’Esselenne jeta sa tête en arrière. Baron, baron ! Son regard n’avait jamais été si beau. Dimitri fit rouler la friandise sur sa langue sans la gober. Puis il la rangea dans l’enveloppe, qu’il cacha dans sa table de nuit : il faudrait faire durer ce cadeau.
En gentilhomme, il lui sembla inenvisageable de répondre à cette missive sans égaler la politesse de son correspondant. Afin de mettre en avant son enthousiasme à la perspective de cette soirée, il y joindrait lui aussi un modeste présent, à la pensée duquel il ne put s’empêcher de frémir. D’Esselenne se rua dans ses cuisines, dont il éjecta tous les domestiques. Il n’y connaissait rien, mais savait manier l’épée, et le fonctionnement d’un couteau ne pouvait pas en être bien différent. Il se saisit de l’ustensile le plus affûté qui tomba sous sa main et arracha sa chemise. De la pointe de l’outil, il commença à tracer des sillons à la surface de son corps, cherchant l’inspiration dans les dessins que traçait la lame. Quel morceau lui ferait-il découvrir en premier ?
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