La dernière répétition
Elle entrait toujours dans la salle de répétition comme on entre dans un sanctuaire.
 Pas un mot, juste ce pas léger qui effleurait le parquet ciré. Je savais qu’avant même que la musique commence, elle avait déjà trouvé son équilibre, son centre invisible, cette harmonie qu’aucun de nous ne parvenait à saisir.
Le professeur posait l’aiguille sur le vinyle, et le premier violon s’élevait. Alors, elle fermait les yeux, et la danse commençait. Ce n’était pas seulement son corps qui bougeait — c’était comme si l’air lui-même se pliait à son rythme. Chaque geste semblait retenu, offert, puis suspendu, jusqu’à cette seconde où le temps se dissolvait.
Il y avait dans sa façon de bouger une volupté qui n’avait rien de calculé, une chaleur qui nous happait. Même les plus distraits s’arrêtaient pour la regarder. Je crois qu’elle avait sur nous tous une influence étrange : elle nous donnait envie d’être meilleurs, de pousser plus loin nos limites, non pas par compétition, mais pour mériter un peu de son regard.
Ce regard… Il n’était pas toujours doux, mais toujours juste. Elle comprenait avant même qu’on se trompe. Une forme rare d’empathie — deviner la fatigue, la peur, ou l’élan naissant. Elle savait trouver la phrase qui relevait un danseur au bord du découragement.
Pourtant, hors de la scène, elle portait une désinvolture presque agaçante. Toujours en retard, son chignon défait, son sac rempli de papiers froissés et de chaussons troués. On aurait dit qu’elle se moquait des règles, mais je crois que c’était sa manière de préserver ce qui comptait : le mouvement, l’instant.
Elle répétait depuis des semaines pour ce solo. Nous, autour, on l’aidait comme on pouvait : un pas corrigé, une remarque technique, un verre d’eau. Mais rien n’y faisait, le moment où elle dansait seule appartenait à une autre dimension.
Le soir du spectacle, la lumière s’est éteinte.
 Elle est entrée sur scène, un souffle après la dernière note du morceau précédent. Le silence s’est tendu. Et là… tout s’est aligné. Chaque note de musique trouvait sa place dans ses gestes, chaque geste devenait une respiration du monde. On ne regardait plus une danseuse : on assistait à une preuve d’existence pure.
Quand elle est sortie de scène, elle avait ce sourire rare, celui qui disait qu’elle avait donné tout ce qu’elle avait.
 Le lendemain, elle est partie. Pas un mot. Pas d’explication. Juste un studio vide, et sur le sol, ses chaussons usés, posés côte à côte, comme deux battements de cœur arrêtés.

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