J'ignore comment ils ont su !

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Je déteste le métro. La lumière peut pas y entrer. Et puis, il y a que deux extrémités. Deux escaliers à chaque bout, aucune échappatoire. Ces tunnels sont des pièges. Je le sais très bien.

Cette station de métro est ouverte, ce qui n’aurait pas dû être le cas à une heure pareil. Quand nous y pénétrons, j’ai une désagréable boule dans le ventre. C’est ce maudit pressentiment qui me quitte plus. Tout comme cette colère. J’entre dans ce cul-de-sac parce que c’est le lieu de rendez-vous choisi par le clan des Blacks. Ils ont tout fixé : l’endroit, l’heure et le montant de la rançon. C’est ce dernier qui est louche. Ils ont demandé beaucoup trop pour un chouf. En toute logique, j’aurais dû les envoyer chier, les laisser découper mon nouveau guetteur pour m’expédier les morceaux ensuite. Après, nous le leur aurions fait payer. C’est dans le sang qu’on aurait lavé notre honneur.

Au lieu de ça, nous nous enfonçons sous terre, là où le fracas de la pluie ne couvrira plus le bruit de nos pas. J’avance devant. Quatre de mes hommes me suivent. Je leur présente mon dos, c’est la preuve que je leur fais confiance. Ils ne savent pas que je l’ai mauvaise. J’essaie de tout garder à l’intérieur, de rien montrer sur mon visage, mais ça me rend malade ; ce soir, je vais m’écraser devant le clan des Blacks.

J’aperçois enfin ces salauds. Je sens tout le froid de ma haine quand je le vois lui, mon gars. Ils l’ont amoché. Évidemment. Cet œil au beurre noir qui colore son visage me fait plus de mal qu’à lui, je parie.

J’ignore comment ils ont su. On a toujours été très discrets. Dans le milieu, faut pas montrer qu’on s’attache à quelqu’un. J’aurais même pas dû m’approcher d’un gars qui bosse pour moi. Mais j’ai craqué. À cause de sa jeunesse, j’pense. Ce gars a tout juste la vingtaine. Il me ment sur son âge, il prétend qu’il a vingt-huit ans. Le con ! Il en a vingt-deux, pas plus. Il me rappelle ce que j’étais, avec sa dégaine, son aplomb. Dès le départ, il avait peur de rien, et surtout pas de moi. D’habitude, les gens me redoutent. Et d’habitude, j’aime pas qu’on me tienne trop tête. Mais ce gars, il m’a menti sur son âge et sur son blase aussi… Il m’a dit qu’il s’appelait Johny, franchement, « Johny » ! Un nom américain alors qu’il a la tronche d’un mignon Bulgare. Mignon, mais bulgare. Ses parents ont dû lui donner un prénom de là-bas, comme nous tous !

Mais je lui en veux pas. J’ai tout de suite vu qu’il était sans famille. C’est un truc dans les yeux. Quelque chose qui ne s’explique pas. En tout cas, sans famille ou pas, j’aurais dû l’envoyer se faire buter ailleurs au premier mensonge. Au deuxième, j’aurais dû lui trouer la peau moi-même. Au lieu de ça, il s’est retrouvé dans mon plumard. La merde. C’était qu’une seule fois, mais c’est suffisant. On m’avait prévenu : trop s’attacher à quelqu’un, c’est une faiblesse. Pourtant, j’ai fait gaffe. J’ai parlé à personne de cette nuit-là. J’ai dit à Johny de se taire lui aussi. Faut croire qu’il a pas tenu parole… Il doit le regretter à présent. Au moins maintenant, il saura tenir sa langue et écouter les conseils que je lui donne.

J’aime pas ça. Ils peuvent facilement nous la faire. Ils ont choisi ce métro, ce tunnel sans issue. Je trouve que ça fait cliché, mais bon, on va pas demander à ce gang de parvenus de faire original. Moi-même, des fois, j’ai du mal à me renouveler.

Vraiment… je vois pas pourquoi je m’inquiète. Je sais qu’ils seront réglos. Un gang se hisse pas au niveau du clan des Blacks sans posséder un minimum d’honneur. C’est con, mais on a beau être des vauriens, des pourritures même, on a nos codes. Je leur file l’argent et ils me rendent mon gars.

Ça va bien se passer. Ils savent que s’ils ne me livrent pas Johny, je les tuerai, dans ce métro. Je prendrais peut-être une balle au passage et je serais vengé dans la seconde par mes hommes. Ça ferait de l’écho par ici, toutes ses explosions…

Mais ça se passera pas comme ça. Je devrais même pas imaginer que les choses tournent de cette manière. Il y a aucune raison.

Je tiens fort la mallette en métal dans ma main. Je comprends pas pourquoi je reconnais aucune des racailles présentes. Comment c’est possible ? Pas une seule figure importante du clan des Blacks a fait le déplacement ? Alors que moi, je me suis bougé le cul en personne ! C’est pas respectueux ! C’est une attitude de lâche. Je les vomis.

Je m’avance seul maintenant. Un des types vient me prendre la mallette que j’ai en main. Je l’étudie de haut en bas. Il pense que parce qu’il porte des lunettes de soleil je vais pas le retenir. Mais je suis quelqu’un de très physionomiste. Si je le recroise, je le reconnaîtrai. J’espère pour lui que ça n’arrivera jamais. Il a intérêt à planquer sa femme, ses gosses s’il en a…

Je sais pas ce que j’ai. Je suis pas aussi hargneux d’habitude. Là, j’ai envie de les briser, de les massacrer.

Le type ouvre le sac et commence à compter les billets. Pour ça, je lui en veux pas. C’est pas personnel de vérifier la rançon. J’en profite pour observer mon gars. Je trouve son regard bizarre et la tension monte d’un cran. Je saurais pas dire pourquoi. Encore ce mauvais pressentiment.

Pourtant, tout se déroule normalement. Le clan des Blacks détache Johny et il se lève.

Johny ! Pourquoi ? J’avais pas d’attaches, j’avais une réputation. Là, je regarde ces mecs m’humilier et je l’ai mauvaise, vraiment… Mais ma colère disparaît quand je vois mon gars s’approcher. Tout ce qui compte pour l’instant, c’est de le récupérer. On préparera un plan de revanche plus tard.

Le temps s’étire alors que Johny s’avance dans ma direction en boitant. Je fais bonne figure, mais le soulagement me saisit à la gorge.

Ça y est ! Je le serre dans mes bras. Enfin. C’est une accolade virile que je peux pas me permettre de laisser durer, car les autres gars observent. Mais même si c’est bref, le prendre, le presser contre mon torse, ça me fait réaliser à quel point il compte. Vu la tension, je pourrais m’attendre à ce qu’il soit plus émotif. Pas du tout. Il a toujours cet aplomb. Il a vraiment du potentiel. Je vais faire de grandes choses avec lui. Quand je l’aurai ramené, je…

Un tapage suspect nous interrompt brutalement. Je lâche aussitôt Johny. Ce sont des bruits de bottes qui approchent, en grand nombre. Fait chier ! C’est un véritable bataillon qui débarque. J’attrape mon arme et dégaine, mais je tire pas. Pas avant de savoir à qui j’ai affaire. Je mets pas longtemps à comprendre que ce sont des flics. Ils sont en tenues pour l’action : protégés, casqués et armés. Ils crient :

— Lâchez votre arme ! Levez les mains !

Je laisse échapper un juron. C’est un guet-apens ! Ils sont trop nombreux, trop équipés. Et évidemment, ils bouchent les deux issues. Je hais les tunnels !

Plus le choix. Je dépose mon arme sur le béton, en gardant bien mon autre main en l’air. Mes hommes m’imitent. Aussitôt, les policiers me saisissent, me mettent à genoux et retournent mes bras pour me menotter.

J’avais un mauvais pressentiment. Depuis le début, j’avais un mauvais pressentiment. Mais ça ! Je l’avais pas vu venir !

Je fais un calcul rapide de ce que je risque. Ça craint ! Le problème, c’est l’argent. Ma mallette contient des billets numérotés qui vont facilement être associés au dernier braquage. Je vais plonger.

Voilà ! Je vais moisir en taule. Et pour Johny ? Je pourrais dire qu’il y est pour rien. Ce serait la vérité. Mais puisque je vais dire exactement la même chose à propos de tous mes gars, ça risque de pas suffire. Si je veux protéger Johny, il faudra que je balance les autres.

J’en reviens pas de penser à balancer pour lui sauver la peau ! C’est parce que je viens de comprendre à quel point il compte, et aussi parce que je sais ce qu’on leur fait aux jeunes en prison, et quand j’imagine mon Johny…

J’arrête mes calculs brutalement. Mes yeux ont dû mal voir ! Ai-je vraiment vu Johny serrer la main à un flic ? Il y a moment de vide. Un moment où rien ne se passe. C’est pas possible !

Puis, mon gars se retourne enfin vers moi. Je suis à genoux, contraint par un policier qui me tord les épaules, et Johny, lui, a un sourire satisfait. Je l’ai presque jamais vu sourire. Sauf cette fois-là, celle où il est venu me rejoindre après le départ des autres. Il avait une aisance qui m’a pris en traître. Il a caressé ma joue de vaurien, m’a regardé bien en face et là, il m’a donné son premier sourire. Foudroyant. Je l’ai embrassé sur le champ. Il y a aussitôt répondu. Nos échanges sont devenus déchaînés, du genre irrépressible. Je ne pouvais m’arrêter de dévorer ses lèvres…

Je ne devrais pas penser à ça. Pas maintenant ! J’ai devant moi la preuve de sa trahison, qu’il brandit sous mes yeux pour que je comprenne bien : une putain de plaque de flic ! Je vois sa tête dessus, son vrai nom : Todorova Yulian. Un prénom bulgare. J’explose.

— Salaud d’infiltré ! Traître de merde !

Je crie, je me relève, on peine à me retenir. Rien à foutre des menottes ! S’il le faut, je l’aurai avec mes dents. Alors, depuis le début, c’était un planqué ? Il m’a eu, avec sa gueule d’ange et son cul parfait.

Je réalise : ce tunnel, son enlèvement, cette demande de rançon, ça a jamais été le clan des Blacks. C’était une machination pour me faire plonger. De sales méthodes de volaille.

— Enfoiré ! Petite merde !

Je mets toute la haine que je peux dans ma voix, mais il doit sentir qu’il y a plus de douleur que de rage. Celui qui m’a trahi vient encore plus près savourer sa victoire, alors je lui hurle dessus :

— Tu m’as menti !

Il me regarde, sourit. Ce sourire me casse.

— J’ai pas menti sur tout, dit-il.

Je me tais. Je pense à la nuit qui a suivi les baisers. J’ai rarement pris autant de plaisir. Et pas que moi, j’ose croire. Ses cris de passion pouvaient être simulés ! Je me souviens très bien des plaintes qui lui échappaient. Je les réentends depuis, nuit après nuit. Encore aujourd’hui, elles résonnent parfaitement dans ma tête.

Le lendemain matin, il a dû se sauver tôt. Il était assis sur le lit, dos à moi, je l’ai regardé enfiler ses vêtements. J’ai contemplé sa nuque. Puis, il y a eu cet instant précis où il s’est retourné vers moi, j’ai découvert son visage comme si c’était la première fois que je le voyais.

S’il m’a pas menti sur tout, il me reste encore un espoir. Est-ce que s’il me dit qu’il était sincère, je vais me montrer assez con pour l’écouter ? Je pense que oui. Je pense que je suis prêt à croire qu’il y a vraiment eu un truc entre nous, que c’est pas personnel tout ça, que c’est pour le boulot. J’ai envie qu’il me le dise. Je range ma haine et j’attends. J’ai ce putain d’espoir. C’est alors qu’il m’achève :

— J’ai vraiment vingt-huit ans.

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