Chapitre X

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Dans la salle d’interrogatoire, la commandante en chef Sophie Lavillaire se tenait droite sur sa chaise, les mains croisées sur la table, le regard dur et perçant braqué sur son interlocuteur. Ainsi donc se présentait face à elle l’innocent et « Bon Gentil Georges », pour ne citer que les mots de Paul H. Elle fit une moue discrète. L’interrogatoire avec ce dernier lui avait paru durer une éternité ! En-dehors de son physique de jeune homme assez attirant voire élégant, et malgré ses épaules voûtées ainsi que ses cheveux châtain clairs gras, le Paul H. tant recherché s’était exprimé d’une telle nonchalance ! Sa déposition semblait tellement saupoudrée de blancs incessants et de détails futiles interminables que Lavillaire n’avait souhaité qu’une chose : terminer ce travail au plus vite pour se débarrasser de lui ! La situation était devenue vraiment insupportable. La commandante n’en revenait toujours pas. Jamais elle n’aurait imaginé une seule seconde un assassin se comporter de cette manière. Paul H. aura vraiment été le clou de la soirée ! Au moins espérait-elle s’amuser davantage avec le prochain, le « Bon Gentil Georges ». À vue d’œil, ce dernier paraissait plutôt calme de la situation. Lavillaire laissa échapper un sourire au coin de ses lèvres. C’est ce qu’on va voir !, songea-t-elle. Et le plus drôle restait à venir : il ne savait visiblement pas encore à quelle sauce il sera cuisiné. Encore un énième avantage du policier sur le suspect, comme aurait pu dire son « collègue » Bergerac. Un suspect interrogé pouvait se voir comme un simple ingrédient parmi tant d’autres, qui appartenait à une recette que seul l’officier de l’ordre connaissait. Ne restait plus ensuite qu’à le cuisiner à la bonne température et à l’agrémenter avec la sauce la plus piquante possible, bien sûr à choisir avec précision et modération en fonction des suspects ! Auquel cas, vous risquiez de rater votre plat et de ne pas obtenir de témoignages suffisants et probants, et il ne manquera alors plus qu’à vous farcir après son avocat. Lavillaire sourit toujours, puis dodelina légèrement de la tête. Bien vu l’analogie avec l’avocat ! Si Bergerac était actuellement à ses côtés, il aurait certainement lui aussi réagi avec humour à ce jeu de mots entre le membre du barreau et le fruit. Quoique, elle se rappela qu’il n’appréciait pas trop ses blagues. À réfléchir tout de même. Mais trêve de plaisanteries ! Elle se concentra et fixa davantage son suspect. Amusons-nous donc un peu, pensa-t-elle, légèrement enthousiaste.

Georges, quant à lui, tentait de paraître le plus calme possible. Car au fond de lui, il était tout, sauf apaisé. Il ne pouvait d’ailleurs s’empêcher de s’abîmer en douce la peau de ses pouces sous la table, tant le stress le montait à la tête, jusqu’aux démangeaisons de sa barbe naissante qu’il n’avait pas eu le temps de raser, et qui n’arrangeaient en aucun cas la situation ! Franchement, n’importe qui conviendrait comme lui que se retrouver dans une salle d’interrogatoire n’avait rien de rassurant ! Sauf si vous étiez innocent, bien sûr. L’apparition du rasoir lui revint subitement en mémoire. Tout va bien se passer, se rappela-t-il. Tu n’as pas de soucis à te faire. Be Cool ! Pense à autre chose. Facile à dire ! Alors, pour se faire, son regard se promena discrètement sur l’ensemble de la pièce, mais celle-ci lui apporta finalement peu de distraction. Un simple cube gris, muni d’une banale porte en fer à clé et à verrou et d’un miroir en tain ordinaire, derrière lequel il devait certainement être observé ; enfin s’ajoutaient comme seuls accessoires une table en bois sur laquelle reposaient deux gobelets blancs et une bouteille d’eau, ainsi que deux chaises en plastique. Il était assis sur l’une d’elles. Sur l’autre se dressait une jeune officière de police au regard bien sérieux et décidé. Georges la dévisagea davantage, s’efforçant de garder son sourire crispé sur son visage empreint de bonhommie, mais submergé d’anxiété. Reste le plus imperturbable possible, se répéta-t-il, et tout ira pour le mieux ! Rappelle-toi que tu n’as aucun souci à te faire. Certes, le rasoir ne jouera pas en ta faveur, mais souviens-toi que tu as des alibis dans tous les cas !

Georges cessa de s’abîmer les doigts et réfléchit, son visage immuable. Bon sang, c’est vrai ça ! Mes alibis ! Je les ai complètement oubliés ! Décidément, la panique et le stress l’accablaient tellement qu’il négligeait ses points forts. Il devait vraiment se calmer. Alors il se détendit progressivement, décrispa son sourire. Finalement, tout n’est peut-être pas perdu, se rassura-t-il, j’ai peut-être une chance de m’en sortir. Georges fronça très légèrement un sourcil. Évidemment que tu vas t’en sortir, voyons, puisque que tu n’es pas l’assassin ! Franchement, cesse de te mettre martel en tête et continue à te détendre. Tout va bien se passer ! Et si ça se trouve, en moins d’une heure, tu seras relâché ! Donc relax !

Georges toussota. Il se retint d’élargir son sourire. La chanson de Frankie Goes To Hollywood trotta dorénavant dans sa tête. Enfin il s’était trouvé une occupation dans cette salle sinistre et anxiogène ! Alors il se décontracta davantage, bercé par la mélodie de ce tube anglais des années quatre-vingts, son visage toujours aussi impassible, souriant et aimable, sans la moindre trace d’anxiété. Le visage d’un innocent. Voilà ce que tu es. Un innocent !

Rassuré, Georges se sentit enfin prêt.

Prêt à affronter la jeune policière qui lui faisait front.

À attendre sa prise de parole.

Georges en profita alors pour l’observer à nouveau, cette fois avec un soin méticuleux.

C’est vrai qu’elle est plutôt jolie, très jolie même, songea-t-il. Ces grands beaux yeux bleu-violets ; ces lèvres exquises ; ce nez ravissant ; cette poitrine chaleureuse… Les hommes doivent souvent succomber à son sex-appeal ! Elle a dû d’ailleurs sûrement en faire graviter plus d’un autour d’elle, à l’instar du Soleil et des planètes du système solaire ! Jusqu’à faire avouer des criminels sous l’emprise de son charme, ou bien par la force de sa carrure d’officier de police. En tout cas, toi, Georges, tu ne te laisseras pas envoûté. Car ce n’est pas ton genre. Tu as ta femme qui te plaît et envers qui tu restes fidèle avec tes trois enfants, et cette situation te suffit. Pas la peine non plus de te laisser rosser pour avouer. Tu sais exactement ce que tu auras à dire. Et puis, tu n’as rien à cacher. Tu es innocent.

Georges affronta ensuite calmement le regard froid de son interlocutrice.

En silence.

Au moment où il commençait enfin à apprécier ce calme, la musique dans sa tête cessa subitement de jouer.

Retour à la réalité.

Georges déglutit. Sa barbe le picota.

Ce regard dur l’avait brusquement déstabilisé.

Et ce silence est devenu angoissant !

Son stress repartit de plus belle, accélérant le déchiquetage de ses pouces.

Calme. Impassible. Respire. Doucement.

Georges se crispa à nouveau.

Il s’était trop décontracté, il n’aurait pas dû !

Car dorénavant la tension était trop montée.

Ainsi, contrairement à ce qu’il s’était imaginé, face à cette policière, la partie semblait très loin d’être gagnée.

Lavillaire sourit, plissa très légèrement les yeux. Il a peur, se dit-elle, il croit que je ne le vois pas, mais il a peur. Je l’ai vu ! Son sourire s’est crispé pendant un bref instant avant de retrouver sa forme détendue initiale. Juste après son léger haussement de sourcils. Mais pourquoi ? S’il est innocent, il n’a pas à avoir peur. Ou plutôt à cacher sa peur. À moins qu’il ne s’agisse encore d’une personne très sensible et anxieuse, capable d’éclater en sanglots durant l’interrogatoire au moindre choc. Pourtant, ce genre d’individu n’hésite pas à faire appel à un avocat, et il n’en a pas demandé curieusement. Ou alors peut-être s’agit-il tout simplement d’une personne qui cherche à mesurer son courage face à un policier. Mais visiblement, il n’a pas réussi à tenir face à moi.

La température est bonne maintenant. La cuisson est prête à commencer. À nous deux mon bon Georges !

« Bien, lança Lavillaire en plaquant brutalement ses deux mains sur la table, M. Delvil, je compte sur votre coopération, et je n’irai pas par quatre chemins ! »

Georges tressaillit faiblement.

Quel ton autoritaire et cinglant ! Elle m’a fait presque sursauté !

« Mon équipe et moi-même…

– Vous l’avez arrêté, c’est ça ? »

Georges se tut.

Mais qu’est-ce qui te prend, bon sang, tu sais bien que tu dois taire dans ces moments-là ! Moins tu parleras, et mieux tu t’en sortiras innocent ! En plus, elle allait sûrement te le dire, alors pourquoi l’as-tu interrompue ? Maintenant elle risque de te poser des questions déstabilisantes jusqu’à te faire perdre tes moyens, et tu seras alors susceptible d’être coupable pour rien à force de dire des bêtises ! Donc cesse de stresser, et surtout, tais-toi !

« Qui ça ? »

Et voilà, ça commence ! Qu’est-ce que je t’avais dit Georges ! Écoute ta bonne conscience bon Dieu !

« Eh bien Paul H., mon agresseur. Vous l’avez bien arrêté ?

– Ah ! Oui, oui, bien sûr ! Je comptais d’ailleurs vous en parler. »

Georges lâcha un bref et discret soupir de soulagement.

Tout va bien. Tu vas t’en sortir !

« Il va donc aller en prison ? »

Si tu ne te tais pas, tu vas vraiment avoir des ennuis !

« Peut-être. »

Je crains le pire.

« Mais pas pour l’instant ».

Et voilà mon vieux, t’as gagné, t’es content ? On va droit au mur, c’est moi qui te le dis! Et tu sais très bien que je ne me trompe jamais !

Georges cligna des yeux, fronça les sourcils.

Allez, songea Lavillaire, on va monter un peu le feu, tranquillement.

« Pour le moment, votre ami va être envoyé dans un centre de réanimation pendant quelques jours, le temps que son dossier soit éventuellement traité par le juge, avant d’engager son procès le cas échéant. »

Georges fronça davantage les sourcils.

« Comment ça « éventuellement » et « le cas échéant » ? Vous avez bien vu comme moi, tout à l’heure, qu’il a failli me tuer ! Alors que j’étais sans défense ! Sans votre intervention, et celle de mon chat Whiskers, je serai mort à l’heure qu’il est ! Paul H. ne mérite que la prison ! Que vous faut-il de plus pour le condamner ? Vous-même m’avez confirmé que vous l’avez arrêté ! Je pensais que c’était évident pour vous, comme pour moi ! Franchement, il n’y a pas de doutes ! Paul H. est l’assassin ! En plus, il voit le diable partout : sur ma figure, sur la vôtre, sur vos coéquipiers…Une fois remis de sa chute, il a tout de même cru qu’une horde de Créatures des Ténèbres dirigée par le Maître Suprême, en l’occurrence moi, tentait de l’envoyer en Enfer et qu’il avait besoin de tous les éliminer à coups de rasoir¸ l’Arme du Démon, pour pouvoir se libérer ! Il a fallu au moins cinq de vos hommes pour le maîtriser ! Après ça, vous n’allez quand même pas me faire croire que ce gars est sain d’esprit ! Au contraire, à travers ce type, je n’ai à aucun moment reconnu mon meilleur ami ! C’est un fou ! Fou à lier ! »

Lavillaire avait recroisé ses mains sur la table, et observait calmement son interlocuteur qui s’était progressivement emporté. Une fois son monologue fini, elle reprit d’une voix douce et posée, presque envoûtante :

« M. Delvil, pouvez-vous me rappeler votre profession ?

– Oui bien sûr : patron du bar « Du Gros » rue du Gros-Horloge à Rouen. Pourqu…

– Vous confirmez donc que vous n’êtes pas policier ?

– Euh…oui, mais…

– Par conséquent vous n’avez pas de leçons à me donner, et je vous prierai donc de bien vouloir la fermer et de prendre la parole à bon escient, merci. »

Ses derniers mots furent prononcés sur un ton si sec que Georges en eût presque le souffle coupé.

« Rassurez-vous, reprit-elle plus calmement, je comprends votre réaction, mais ce n’est pas une raison pour tenter également une crise de folie. Et justement, à propos de folie… ».

Je crains le pire.

« …Regardez ce qui a été retrouvé dans votre armoire à pharmacie chez vous, ainsi que là où vous avez été secouru ».

Telle une prestidigitatrice, elle fit aussitôt jaillir de sous la table un petit sac transparent, qui avait visiblement échappé tout à l’heure à Georges, puis le posa brutalement sur la table. Elle se munit ensuite de gants chirurgicaux, ouvrit vivement la glissière, puis en sortit délicatement une première pièce à conviction. Il s’agit d’un petit flacon blanc de pharmacie avec un capuchon rouge, qu’elle déposa face à son interlocuteur. Ce dernier, étonné, fronça les sourcils en découvrant en gros caractères le mot « Bétadine » inscrit sur l’étiquette jaune qui entourait l’objet.

« À votre avis M. Delvil, qu’est-ce que cela peut bien être ? »

Georges la dévisagea, interloqué. Puis il regarda à nouveau le flacon, revint vers elle, puis le flacon, enfin Lavillaire, le tout trois fois de suite.

C’est une blague ?!, songea-t-il, les policiers de Rouen sont stupides à ce point-là ? Non, ce n’est pas possible ! J’ai dû mal comprendre. Où est le piège ? Il existe forcément un piège…Mais où ? Bon sang ! …

Et ça y est, c’est à nouveau la panique ! Qu’est-ce que je t’ai dit ? Reste cool, tranquille. Tout doux, calme. Pas de stress ! Si ça se trouve, elle attend juste que tu dises que c’est de la Bétadine !

Ne te fais pas de bile, tu es innocent !

« Alors ? »

Respire. Ça va aller.

« Eh bien, c’est de la… Bétadine ? Pourquoi ? Ce n’est pas dangereux de la Bétadine à ce que je sache ? J’ai le droit d’en avoir chez moi pour me soigner, non ? »

Lavillaire hocha la tête, impassible.

Ajoutons un peu de sel, se dit-elle.

À nouveau, comme par magie, elle sortit de sous la table une deuxième pièce à conviction d’un autre sac transparent, et par le même procédé que précédemment, la déposa délicatement face à lui. Encore un autre flacon, mais plus petit que le premier cette fois, et seulement muni d’un capuchon bleu.

« Et là ? »

Georges ouvrit grand les yeux.

Mais qu’est-ce que c’est que ce binz ? On va faire l’inventaire de toute mon armoire à pharmacie durant l’interrogatoire ou quoi ?

Zen !

« Mes médocs anti-stress ?

– Hu Hum. Mais encore ?

– Mes antidépresseurs ?

– Hu Hum. »

Georges sentit son front légèrement moite.

C’est quoi ce jeu de devinettes bon sang ?! Qu’est-ce qu’elle veut que je lui dise ? Elle n’a qu’à me le dire nom de Dieu, et tout le monde sera content ! Elle va vraiment finir par me…

« Tout est vrai dans ce que vous dites, M. Delvil, pour ça, il n’y a pas de doutes. Mais laissez-moi vous montrer ce que j’attendais… »

À quand même ! Ce n’est pas trop tôt !

Et maintenant, un peu de piment d’Espelette, pensa Lavillaire.

Alors, toujours avec cette même délicatesse, sous les yeux ébahis de Georges, elle gratta le petit bout de l’étiquette jaune du premier flacon où figurait le mot « Bétadine », puis le tira d’abord doucement, avant de l’arracher d’un coup sec. Ensuite, elle tourna soigneusement le deuxième petit flacon d’un demi-tour par son petit capuchon. Ces actions réalisées, Lavillaire s’arrêta et scruta la réaction de son interlocuteur.

Celui-ci resta complètement abasourdi, sa bouche bée. Elle crut d’ailleurs discerner quelques gouttelettes de sueur perler sur son front.

Le piment d’Espelette a fait ses preuves on dirait !, songea-t-elle, satisfaite.

Georges, lui, par contre, demeura paralysé.

Il se retint de s’évanouir.

Il avait besoin de respirer grandement par la bouche.

Expire, bon sang ! Relâche-toi ! Ce n’est rien du tout, tu vas t’en sortir !

Tu vas t’en sortir si tu restes courageux et ne faiblis pas !

Rien n’est complètement perdu !

Tout peut encore se jouer !

Allez mon Bon Georges, allez !

Mais Bon Georges ne sut plus quoi penser maintenant.

Il eut l’impression que toutes ces pensées optimistes l’avaient subitement abandonné.

Et pour cause !

Ce qu’il découvrit le laissa totalement coi.

Devant son regard ahuri se dressaient deux étiquettes qui portaient le même mot.

KÉTAMINE.

Deux flacons de kétamine !

Bon Dieu !

Le sang de Georges ne fit qu’un tour.

Il savait dorénavant que la partie était perdue.

Alors, vaincu, il avoua.

Tout.

...A Suivre...

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