I

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Cinq jours plus tard, les funérailles de Rebecca rassemblèrent une centaine de personnes. Des membres de l’Organisation principalement, quelques représentants d’autres groupes, venus montrer leur respect. Une marée de costumes noirs. Aurait-elle seulement voulu tous ces anonymes le jour de son enterrement ? Un demi-cercle obscur encerclait la tombe encore vide, devant lequel le cercueil attendait d’être descendu. Le révérend prononçait un sermon que Donnie n’écoutait que d’une oreille.

A ses côtés, Rodney tenait une femme par la taille, la mère de Rebecca. Marylin et lui avaient divorcé vingt ans plus tôt, mais la mort de leur enfant effaçait les querelles. Enfin, pour un temps du moins. Le roux n’avait jamais appris les raisons de leur séparation, même s’il pensait connaître le principal. Comment conserver une vie de famille et diriger une compagnie aux affaires douteuses ? Disputes, manque de confiance, prostituées probablement. Marylin avait voulu tenir Rebecca éloignée de ces magouilles, mais elle avait fini par se faire une raison.

Le patron avait aidé son ex-femme à s’en sortir financièrement, en échange, il avait gardé contact avec sa fille, jusqu’à la retourner contre sa mère. A quatorze ans, Rebecca quitta le foyer maternel pour rejoindre son père. Donnie l’avait rencontrée à cette époque. Lorsqu’elle fut majeure, elle comprit l’influence de ses parents, chacun essayant de la garder sous son aile et de l’utiliser pour nuire à l’autre parent. Son géniteur lui avait proposé une vie plus palpitante. Du moins, au début.

Souvent, le gangster s’était interrogé sur les motifs de la fuite de sa sœur. Pourquoi n’avait-elle pas rejoint Marylin ? Sa peine avait été si grande qu’elle avait préféré tirer un trait sur cette existence, plutôt que de se confier à ses proches. Où était-elle allée ? Peut-être que quelqu’un l’avait influencée et poussée à partir. Il préférait rejeter la faute sur une autre personne, plutôt que d’admettre sa faute.

Il tenait le sexagénaire pour responsable, en partie, de la disparition de Becca, mais il se savait également fautif. Il n’avait rien fait pour la soutenir, l’aider à sortir de l’Organisation. Il aurait dû en parler avec Rodney, lui faire entendre raison. Il connaissait les difficultés pour quitter le milieu.

Cinq ans plus tôt, la disparition de Rebecca avait anéanti le vieil homme. Il avait passé des mois à se concentrer sur les recherches, quitte à délaisser son travail, le casino et l’hôtel. Sans compter les litres d’alcool pour noyer le chagrin et la culpabilité. Un peu de cocaïne pour tenir le rythme. Avec l’annonce de sa mort, il n’était plus que l’ombre de lui-même.

De nombreuses fois, le roux avait vu des hommes brisés, anéanti par les coups du destin. Cependant, sa famille n’avait jamais été meurtrie à ce point. Aucune parole ne put apaiser Rodney. Ses pleurs trahissaient non seulement sa peine, mais d’inquiétude et d’ignorance qui l’avaient rongé si longtemps.

Il paraissait vieux et usé. Le poids des années voutait son dos. Fini les sourires de façade, la confiance en soi sans faille. Il avait rapetissé, écrasé par la culpabilité et le deuil. Son regard vide, entouré de poches, fixait le cercueil en bois sombre. Donnie tressaillit et une horrible pensée se fraya un chemin dans son esprit. Serait-il en mesure de reprendre les rênes de l’Organisation ?

La femme sanglotait à ses côtés et pressait un mouchoir contre son nez. Si son ex-mari ne l’avait pas soutenue, elle se serait probablement effondrée. Un voile sombre, accroché à un petit chapeau, dissimulait une partie de son visage. Le bandit n’aurait pas supporté la ressemblance avec sa sœur disparue.

Derrière eux, les membres de l’Organisation formaient comme une ligne de défense. Il avait reconnu Saul et Lars. Tous se ressemblaient, habillés de la même façon, les mains jointes devant eux.

Il se retint de tourner davantage la tête pour observer la foule. Au début de la cérémonie, il avait espéré pouvoir reconnaître le meurtrier. Ses hommes se tenaient prêts à intervenir en cas de problème ou de situation anormale. Il retint un ricanement hystérique à cette pensée. N’était-ce pas une situation anormale que d’assister à l’enterrement de sa sœur ?

Il se pinça l’arête du nez et replaça ses lunettes de soleil. A quand remontait sa dernière bonne nuit de sommeil ? Depuis la découverte du corps, les jours s’étaient enchaînés à une rapidité folle. Pas une seconde de son temps n’avait pu être accordée à la recherche d’indices. Donnie avait pris la situation en main, puisque Rodney ne pouvait pas. Les manœuvres, les comptes, les réunions interminables avec les chefs, qui délègueraient ensuite aux dealers de quartier. Récolter l’argent, le recompter. Réapprovisionner le bar. Le casino. Les employés. Sans compter les tensions qui avaient éclaté au sud de leur territoire. Leurs ennemis profitaient de ces moments de faiblesse.

Il secoua la tête pour chasser ses pensées. La fatigue l’empêchait de se concentrer.

Quel beau mensonge.

Pourquoi ne pouvait-il pas se concentrer sur l’instant présent, laisser aller sa peine et sa tristesse ? Ses yeux demeuraient secs, malgré le creux dans sa poitrine, qui ne cessait de croître. S’il s’abandonnait au chagrin lui aussi, qui prendrait la tête des opérations ? Il sentait le regard des autres, dans son dos, qui observait ses moindres faits et gestes. Il succéderait à son père, il ne pouvait pas se permettre de passer pour un faible devant les différents clans.

N'était-ce pas ce genre de pensées qui dégoûtaient Rebecca ? Qui l’avaient poussée à fuir ?

Il retint un soupir. Il ne souhaitait plus qu’une chose : que cet événement interminable se termine. Un rassemblement était prévu à l’hôtel, avec un repas et des collations pour les invités, mais il ne comptait pas s’y rendre – même s’il avait tout organisé. Les affaires de l’entreprise ne reprendraient pas avant le lendemain, ce qui lui laissait le temps d’effectuer quelques recherches.

Sam se trouvait présent aux funérailles, en retrait – et en civil. Donnie comptait lui poser des questions, puisque le flic n’avait pas voulu y répondre au téléphone, même s’il savait déjà que la police ne possédait aucune piste.

Depuis la découverte du corps, il ne cessait de songer aux circonstances du meurtre, de se repasser les détails dans la tête. Il consacrait chacun de ses instants de répit à la réflexion et l’analyse de ses souvenirs.

Un détail en particulier le taraudait. Les inscriptions sur la peau de la défunte. Que signifiaient-elles ? Pourquoi lui avait-on infligé une telle torture ? De plus, Sam avait mentionné des cicatrices dues à de la flagellation. Avait-elle rejoint une sorte de culte ou de secte ? Donnie ne voyait pas d’autres explications. Cela lui semblait tellement invraisemblable. Seules les personnes avec un mental fragile rejoignaient ce genre de religion. Pas sa sœur.

Une pointe s’enfonça dans sa poitrine et il posa les yeux sur la tombe, entouré d’une multitude de fleurs colorées. Pouvait-il encore prétendre la connaître ? Elle avait disparu du jour au lendemain, sans que personne ne retrouve sa trace. Cinq ans suffisaient à changer une personne.

Enfin, la cérémonie prit fin, et le cercueil fut mis en terre. Les pleurs de Marylin brisèrent le silence, résonnant à travers le cimetière. La pierre tombale fut érigée.

A la mémoire de Rebecca Hughes

12 avril 1970

22 septembre 2002

Il aurait souhaité passer des heures assis devant la stèle, à ressasser ses souvenirs. Il n’osait même pas songer aux moments passés avec sa frangine. Sa mémoire pouvait démolir le mur d’insensibilité qu’il peinait à ériger. Les recherches avaient plus d’importance. Il la pleurerait lorsque tout cela serait fini.

De somptueux bouquets aux couleurs chatoyantes et plaques entourèrent bientôt l’emplacement. L’odeur de terre retournée se mélangea à celle de la transpiration, âcre, qui émanait de la foule. Il sentait la sueur couler le long de son échine, et pendant de terribles secondes, il eut l’impression de suffoquer, au milieu de ses inconnus.

Les invités se dispersèrent et formèrent une ligne pour présenter leurs hommages à Rodney, Marylin et Donnie. Chaque clan avait envoyé un émissaire, et le roux nota dans son esprit qui manquait à l’appel. Peut-être qu’un rival avait orchestré la mort de Becca ? Des idées farfelues naquirent dans son esprit, dans lesquelles elle avait été retenue en otage par un gang et aurait réussi à s’enfuir, avant qu’on ne la tue.

Pourtant, sa mort ne ressemblait en rien à une guerre de clans. Même si tout aurait été plus simple, son frère aurait su par où commencer.

Sam s’approcha. Il avait ressorti un vieux costume sombre de son placard, pas tout à fait noir. A peine repassé. Pas de cravate. Aucune importance. Le flic ressemblait de plus en plus à un cliché ambulant. Mal rasé, fringues vieux et usés, tête de six pieds de longs. Odeur de tabac et café froid. Les deux hommes se serrèrent la main, et Donnie l’attira vers lui.

« T’éloignes pas, faut qu’on parle », lui glissa-t-il à l’oreille.

Le policier fit une moue mécontente, mais acquiesça avant de laisser sa place.

Les hommages semblèrent durer une éternité. Marylin et Rodney restèrent encore un moment à côté de la tombe, tandis que Donnie rejoignit l’indic.

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