Chapitre 22 — Emilie en ballottage

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Quatre heures d’embouteillages ont eu raison de Laurence. Lessivée, bouffie, plus en mesure d’engueuler qui que ce soit. Dès l’arrivée, elle partit s’enfermer dans sa chambre sans même prendre de douche, laissant ses petits se débrouiller pour le repas et le coucher. De nos jours, pour qui accepte les plats préparés, faire à manger était à la portée d’un maternel. Un nombre sans cesse croissant d’enfants géraient cela eux-mêmes.

Les systèmes rendaient tout risque d’accident domestique impossible… la cuisine était devenue la pièce la plus sûre du foyer. Une dose de poudre à droite, un sachet à gauche, tourner le cadran, appuyer sur le bouton et attendre. Les assiettes étaient prêtes, chaudes, faciles. Et ce n’était pas si mauvais. Emilie avait alors le privilège de jouer un peu à la maman, au grand bonheur de Brian et de son nom à la con. Elle programma des pâtes bolognaise, leur plat préféré après les hamburgers. Puis lui lut une histoire.

Il se détendait peu à peu, et pourtant son regard ne la quittait pas, et sa main restait toujours accrochée à la manche de la sœur. Il eut ensuite le droit de partager son bain. Elle lui lava les cheveux… Là, il sourit enfin de nouveau. Emilie ne lui avait plus accordé cela depuis un bon bout de temps.

Brian adorait ce qui lui rappelait sa petite enfance, du temps où tout allait bien. Bien sûr, Emilie aurait bien aimé prendre un vrai moment pour elle seule dans la salle d’eau. Cette pièce était son refuge, douillet et confortable. Il y fait chaud comme dans un nid. C’est un lieu de rituels : se coiffer, se sécher, se parfumer sont un ensemble de gestes sacrés. Ce serait pour une autre fois… c’est lui qu’elle coiffa, sécha et parfuma. Elle vint le border, l’embrassa, et Brian s’endormit presque tout de suite.

Lorsque le chat (Laurence) est parti, les souris dansent et les interdits sautent. La lampe de chevet peut rester allumée, on peut manger des bonbons dans la chambre, mettre de la musique, laisser traîner ce qu’on veut par terre.

Ces soirs-là, Emilie laisse la chemise de nuit au placard et se couche en habit de lune. C’est bien plus pratique pour s’enfouir sous la couette et se câliner un peu, tradition qu’elle aimait s’offrir après les moments difficiles, comme une récompense. Un secret qu’elle prenait plaisir à ne partager qu’avec elle-même. Qui d’autre ?

Emilie se glissa dans son lit. Tant que Brian dort tout va bien, ce n’est ni visible ni bruyant bien qu’il faille tout de même se contrôler. Ces gestes la mettaient en contemplation devant son corps, son esprit, elle n’entendait alors plus que son propre cœur battre, comme s’il n’y avait plus qu’elle au monde.

Ses doigts lui firent honneur et bonheur, des jambes à la chevelure en s’attardant aux endroits défendus. Souvent, elle imaginait un dragon fort et puissant l’enlever et la faire voler dans le ciel. Ou un ogre la poursuivant et finissant par la dévorer. Ou encore un chevalier venant la délivrer, elle, prisonnière en haut d’un donjon. Selon son envie, la petite était menacée ou au contraire secourue.

Le personnage imaginaire avait toujours un côté féroce et doux à la fois. Les bras étrangleurs étaient protecteurs, les griffes blessaient en étant caressantes. Alors le dragon montait plus haut dans le ciel, le cavalier galopait plus loin, l’ogre accélérait sa course. Toujours plus haut, plus vite, plus fort. Quand ça allait particulièrement loin, à en être vertigineux, la petite ressentait une sorte d’explosion et ses doigts se crispaient. Un feu se déchaînait en elle, et il fallait se mordre les lèvres pour rester silencieuse.

Lorsqu’elle en avait le temps, Emilie agrippait l’oreiller et y cachait son visage, seul moyen d’y libérer un son étouffé. Ces moments extrêmes, si tendres, si violents, la faisaient vibrer. L’espace d’une seconde, Emilie devenait l’univers tout entier. Elle comprenait tout sur tout, la vie n’avait plus aucun secret pour elle. Puis, sa respiration revenait à la normale et elle entrait en une phase de repos total, laissant le sommeil l’envahir dans un état de bien-être unique, parcourue de quelques frissons. Elle redevenait alors une petite terrienne de rien du tout parmi tant d’autres, limitée dans l’espace et le temps.

C’était extraordinaire d’avoir un tel cadeau sur soi, jamais en panne et qui ne s’usait pas lorsqu’on s’en servait. Même dans les épreuves les plus dures, lors des heures les plus tristes, la petite fille détenait ce pouvoir de se rendre heureuse, avec quelques gestes et un peu d’imagination. Toutes les filles étaient-elles ainsi ? L’enfant se l’était souvent demandée… Etait-ce pervers ? Mille médecins lui auraient dit que c’était mauvais pour la santé qu’elle n’aurait su y renoncer.

A chaque fois qu’elle avait essayé d’en parler aux copines, elle avait récolté soit moqueries et rires gênés, soit rougissements et airs offusqués. En général ça déclenchait surtout des gloussements, à cet âge ça glousse tout le temps, il y a des mots déclencheurs. A cet âge… était-ce si différent après ? A entendre les conversations des grands dans le métro, ce n’était pas certain. L’homme, la femme, semblent être d’éternels gosses.

Il n’y a qu’avec son amie Maude qu’elle pouvait en parler. Le sujet avait été pas mal débattu. Maude aussi le faisait, et trouvait cela parfaitement normal. Selon elle, toutes les filles du monde le faisaient, sans exception. Même les mamans ? Oui, même les mamans selon ses dires. A imaginer Laurence en train de le faire, Emilie n’avait pu s’empêcher de rire. Là-dessus Maude était moins catégorique… peut-être que passé un certain âge… C’était plausible, les adultes aimant se priver de tout ce que la nature leur offre. Allez savoir pourquoi.

Rien ne prouvait non plus qu’elles n’étaient pas les deux seules au monde à le faire. La coïncidence serait surprenante, mais qui se ressemble s’assemble. Les garçons le feraient aussi avec quelques différences… et Emilie d’enchaîner les questions, au point que Maude était dépassée et ne savait plus trop quoi répondre. Là où Emilie avait le plus de mal à suivre, c’était ce rapprochement que faisait Maude entre ces rites solitaires et les rapports sexuels.

La petite avait beau retourner la question en tout sens, elle ne voyait pas en quoi l’un avait à voir avec l’autre. Il faut dire que Maude, elle, pensait à de toutes autres scènes, s’imaginant toujours avec un garçon. Parfois une star de l’holoscope ou du cinéma comme Oggen Massy ou Mike Draseleys, parfois un camarade de classe, un inconnu croisé dans la rue… Elle les collectionnait ! Imaginairement parlant, Maude était une vraie traînée. « Des désirs de jeune fille » disait-elle avec suffisance. Une « jeune fille » qui conservait ses peluches et piquait en cachette les livres de coloriage de sa petite sœur.

Pourquoi en cachette ? Emilie n’était complexée ni par ses peluches, ni par ses poupées. Bon, sans le crier sur les toits non plus. Emilie avait peur de devenir aussi normale que Maude et Laurence. C’était scientifique, « hormonal », on ne pouvait y couper, comme si la nature elle-même vous obligeait à devenir un peu plus idiote chaque nouvelle année. Désirer la star du petit écran, fantasmer sur un inconnu, et plus tard inviter un mâle à coller sa sueur contre soi !

Puis quoi encore. Maude n’était pas stupide non plus, mais déjà moins intelligente que l’année dernière. Au collège, ce n’était plus la même. Quelque chose de superficiel et prétentieux semblait l’habiter. Ainsi qu’une sorte de jalousie envers Emilie… Mais pourquoi ? Emilie n’était ni maquillée, ni sapée sexy, et encore moins dans les histoires de drague.

Qu’importe… ce soir, les pensées se perdaient dans le plaisir. Après avoir été emportée au loin par un viking sur son bateau, après avoir tressailli et frissonné une fois de plus, Emilie s’endormit en laissant de côté toutes ces interrogations. Il fallait qu’elle soit en forme pour demain : Laurence les emmenait chez papa et ça allait barder.

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