Chapitre 24 — Emilie en rage
Enfouie sous la couette, poings serrés, Emilie ruminait sa rancœur contre papa. Jamais il ne l’avait autant humiliée. La soirée avait été tout simplement abominable. Laurence les avait déposés chez lui, lui qui n’était même pas là pour les accueillir. Arrivé deux heures plus tard, il fut comme surpris de voir ses deux mouflets là, plantés devant l’holoscope. Pourtant, son ex le lui avait rappelé par téléphone. Et n’avait d’ailleurs pas manqué de tout lui raconter. L’ange, la noyade, le sauvetage, l’hôpital. Au moment où Laurence partit, Emilie perçut une tristesse dans son regard. Oui, triste était Laurence de ne pouvoir assister à la raclée. Cette dernière aurait été déçue par ce qui allait se passer, mais pas autant que sa fille.
Comme de coutume, papa se dirigea au frigo pour se servir une bière et la vider à même le goulot. Emilie et Brian n’avaient toujours pas bougé du canapé. Même Brian ne tentait plus de venir dans ses bras : papa n’acceptait de vous toucher que pour vous malmener.
— Tu viens regarder l’holoscope avec nous papa ? Proposa timidement Brian. Presque docile, le paternel vint s’asseoir.
— Okay bonhomme. Mais c’est moi qui choisis le programme.
Il s’assit et troqua le cartoon contre une émission d’actufiction. C’était la tendance de ces dernières années, qui avait de plus en plus de succès : des Journaux holoscopiques dans lesquels tout était fictif. En ce jour, l’ambassadeur des Plutoniens s’engueulait avec le premier ministre sur une question de territoires. Papa voyait mal et refusait de porter des lunettes, de fait il agrandissait tellement l’hologramme que la main du Plutonien traversait la tête des enfants dès qu’il s’agitait trop.
— T’as encore fait des tiennes, toi, hein ? Ah putain, tu lui en fais voir de toutes les couleurs à ta conne de mère.
Et il partit d’un rire complice, pourtant partagé par personne. Il ne semblait pas mécontent que l’évènement se soit passé avec Laurence. Ce fut sa seule réaction.
Emilie en resta bouche bée. Papa aussi, mais lui à cause de la speakerine aux gros nibards : il venait de changer d’émission, cette fois c’était un trash talk. La speakerine accueillait une jeune femme et son ex, qui après maintes insultes s’échangeaient des gifles. La grosse bobonne prenant le dessus sur le gringalet, elle se mit à le poursuivre sur le plateau, à la grande joie du public. Au fond ça ne changeait pas tellement du cartoon. Une heure passa ainsi en silence, avec le son de l’holoscope pour unique compagnie.
L’appartement crade ne comptait ni montre ni horloge. Ici le temps se mesurait en bières. Le rythme de papa, une bière au quart d’heure, avec un synchronisme assez bluffant (une fois, Emilie avait homologué cela montre en main). Quatre canettes vite ouvertes vite consommées, et papa se dirigea vers son lit en chantonnant. Au fond il n’avait pas l’air malheureux.
Voici la scène qu’Emilie se repassait sans cesse sous la couette : papa retournant à sa chambre en chantonnant. L’heure avançait, la séquence se répétait en boucle, une mauvaise séquence d’un mauvais film qu’on la forçait à voir. Non, impossible de trouver le sommeil. Et cette insomnie criait vengeance.
Brian, lui, c’était tout le contraire. Ravi de la non-réaction de papa, le petit l’en aurait embrassé s’il avait pu. Il en avait profité pour s’endormir tout de suite, saisissant l’occasion de pouvoir roupiller paisiblement en territoire pourtant hostile. Son visage apaisé faisait plaisir à voir. Emilie ne lui en voulait pas, il est encore petit, il ne pouvait pas comprendre.
C’est à son père qu’elle refusait tout pardon. Lui faire ça, à elle, vraiment, il n’avait pas le droit. La petite fille avait bien plus mal que si elle avait été battue. Ainsi au yeux du paternel, elle n’était rien ni personne. Elle pouvait faire tout et n’importe quoi, se mettre en danger, commettre les pires bêtises… A lui, ça lui était bien égal. Elle qui s’était préparée à la rouste des roustes ! Ah elle avait l’air maline.
Lui qui les garde à peine quatre jours par mois, qu’est-ce que ça lui aurait coûté de s’occuper un peu de sa fille ? Elle se serait contentée d’une simple gifle, à la rigueur. Mais là… Elle qui avait reçu toutes les attentions du monde à l’hôpital, à présent Emilie avait l’impression d’être transparente. Comment des inconnus avaient-ils pu la considérer davantage que son propre père ? « Parce qu’ils sont payés pour ça » aurait dit Laurence.
Les lourds ronflements alcoolisés résonnaient dans l’appartement aux murs fragiles. Du carton renforcé à la colle et à la sciure de roche, pour un logement bâti en une vingtaine d’heures par d’énormes bras articulés. Parti comme il l’était, papa se réveillerait à midi. Seule la faim le tirerait du lit… il se traînerait alors comme il peut jusqu’à la cuisine puis se préparerait un casse-dalle à la main, le système automatisé étant en panne depuis près d’un an. La journée se passerait comme celle d’hier et serait identique à celle de demain. Dans ce coin sordide, tout semblait figé pour l’éternité. A moins que… à moins qu’elle n’y mette un terme, ici et maintenant.
Emilie marcha jusqu’au salon telle une danseuse d’opéra, sans le moindre bruit. Oui, tout était vraiment trop laid. La moquette empestait le tabac froid, il y avait un trou dans la porte des toilettes, le carreau cassé était comblé par des bandes de scotch. Et puis bien sûr, un peu partout des bidules électroniques qui ne fonctionnaient jamais, dont elle ignorait même la fonction. En supprimant cet endroit, Emilie ne rendrait pas seulement service à la famille mais à l’humanité tout entière. Des meubles au tapis, du sol au plafond, chaque partie était un déchet destiné à l’élimination. Quoi de plus logique que ramener les éléments à leur état naturel ? Les yeux de l’enfant se mirent soudain à scintiller.

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