La trahison

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A 7h, le radio-réveil se déclenche avec le flash infos. J’ai préféré prévoir large pour arriver dans de bonnes dispositions à mon rendez-vous de 9h. En plus, il est à quelques centaines de mètres, je vais pouvoir y aller tranquillement à pied.

Un peu superstitieux, je démarre mon rituel du matin. Je regarde machinalement le cadre photo que m’a offert Jessica sur ma table de chevet. Une merveille du romantisme connecté : chaque jour apparaît une nouvelle photo de nous deux, prise au hasard sur mon téléphone, accompagnée de la maxime du jour. Aujourd’hui, c’est une photo de nous à noël dernier et la maxime est « Mardi 11 juin : qui naît à la Saint-Basilide ne sera jamais invalide ». Ça me fait une belle jambe !

Je sors de mon lit futon en frêne naturel. J’enchaîne avec un petit déjeuner copieux composé d’une orange pressée, d’œufs brouillés et de céréales sur le bar de ma cuisine intégrée. Quelques abdos et quelques pompes pour maintenir la forme sur le tapis de mon salon. Une bonne douche en chantant et je me rase en écoutant les infos.

Surtout, mettre ma chemise fétiche, celle des grands moments ! Et mon costume le plus récent. Et je rejoins d’un pas décidé les bureaux cossus de « mon » investisseur situés dans le quartier financier de la ville.

Après plus de trois heures de rendez-vous, je jette mes dernières armes dans la bataille face à un interlocuteur très réticent :


— Non, honnêtement, l’idée est intéressante mais ça manque d’ambitions. Des sites de partage entre voisins, il y en a pléthore ! Alors oui, la Matchbox ajoute un petit plus pour rassurer. Mais vous allez vous amuser pour la faire accepter par les voisins en assemblée générale ou en conseil de quartier. Il suffit qu’il y en ait un qui ne soit pas d’accord pour que ça capote !

— C’est pour cela que l’opérateur qui a l’habitude de ce genre de situations va s’en occuper. Et puis imaginez les implications ! La Matchbox pourra reconnaître avec la géolocalisation que se trouvent en même temps dans l’ascenseur une voisine qui a une galère avec un robinet et un voisin bricoleur par exemple ! Et les mettre en relation le temps de l’ascension !

— Ecoutez, tout cela part quand même du pré-supposé que vos clients ont envie de connaître leur voisins… Non, je suis embêté, j’aimerais vous aider mais... Et est-ce que votre banquier vous suit ?


Non mais je rêve, c’est juste l’inverse qui doit se passer normalement !

L’investisseur perçoit mon profond désarroi et sort une carte de visite de son tiroir.


— C’est un de mes amis qui gère un fonds d’investissement. Je pense que votre projet sera plus compatible avec son fonds que le mien. Appelez-le de ma part, il vous recevra.


J’encaisse plutôt bien la pression d’habitude mais là ça fait quand même beaucoup d’inconnues à 9 jours de la potentielle signature.

Mais je ne me laisse pas démonter et tout en marchant en direction de la zone commerciale voisine, car il est déjà plus de midi, j’appelle ce nouvel investisseur. Et après un rapide échange, je décroche un rendez-vous pour le lendemain !

Tout fier d’avoir rebondi aussi vite, je n’ai pas remarqué que Jessica m’a laissé un message pendant le rendez-vous. J’essaye de la rappeler mais elle ne décroche pas. J’écoute donc son message :


« Écoute, Chris j’ai beaucoup réfléchi ces derniers jours. Je pense que nous deux, ça ne mènera à rien. Nous avons vécu de bons moments mais je suis maintenant à un âge où j’ai besoin de construire un vrai projet de famille avec quelqu’un qui ne craint pas de s’engager et qui est prêt à passer du temps avec moi. Je ne peux plus attendre et d’ailleurs, je viens de rencontrer quelqu’un. Comme je ne veux pas te tromper, je t’annonce que je m’en vais. Bonne chance pour ton deal et adieu. »


La douche froide ! Je le réécoute deux fois tellement je n’arrive pas à y croire. Mon cœur s’accélère et je cherche un endroit où je peux m’isoler pour essayer encore de la rappeler. Je vois un starbucks à trois cents mètres. Dire qu’à quelques jours près, Jessica et moi nous roucoulerions sur une île déserte, un cocktail dans la main !

Tout en marchant, ses paroles résonnent dans ma tête et me font bourdonner les tempes. Jessica a deux ans de plus que moi certes mais de là à dire qu’elle est « maintenant à un âge où elle a besoin de construire un vrai projet de famille » ? Je ne comprends pas. Alors que j’avais besoin de son soutien, elle me largue comme une merde !

Et bien sûr, il y a une file d’attente devant ce « fast-food du café » qui est déjà plein à craquer à midi trente. Tant pis, je la rappellerai dans le Uber que je suis en train de commander pour aller au rendez-vous avec le deuxième partenaire, celui en charge du logiciel.

Comme le rendez-vous est à 14h et que c’est en banlieue, je n’ai malheureusement pas le temps de m’apitoyer.

Je m’engouffre dans le centre commercial derrière le starbucks pour acheter un sandwich et un soda. Je n’ai vraiment pas faim et les interrogations sur Jessica se bousculent dans ma tête à m’en donner la nausée. Mais il faut que je mange si je veux réussir mon rendez-vous. Cruellement, la sono de l’hypermarché diffuse « allumer le feu » de Johnny Hallyday. Cela me rappelle les places de concert que nous avions offertes au père de Jessica, qui est un grand fan, pour qu’il puisse aller écouter son sosie vocal Jean-Baptiste Guegan. Il avait été tellement content en découvrant les places, lui qui avait rêvé toute sa vie d’aller à un concert du « taulier » sans jamais franchir le pas.

Installé dans le Uber, je me dis que c’est bien une des seules fois où j’ai eu un compliment de son père d’ailleurs ! Mes yeux se mouillent quand je revisualise la première rencontre avec ses parents. Je me suis bien entendu avec sa mère qui m’a tout de suite mis à l’aise. En revanche, son père m’a bien fait comprendre que sa fille méritait mieux. Lui qui adore la littérature et les grands vins a dû être bien déçu de se retrouver devant un baratineur de banlieue. J’ai su exploiter la seule faille dans son armure d’intello ennuyeux : sa passion pour Johnny !

Avec la circulation très intense, Les immeubles chics du quartier financier ont lentement laissé la place aux bâtiments résidentiels des abords de la ville. Le silence qui règne dans la Tesla est apaisant et je réalise en regardant par la vitre que le fait de ne pas avoir connu mon père me rend certainement encore plus sensible aux remarques de mon « beau-père ». Je me demande d’ailleurs parfois si mon ambition dévorante ne vient pas d’un besoin de reconnaissance de ce père que je n’ai jamais eu. Ce serait un comble que je veuille gagner ce dossier pour que le père de Jessica soit fier de moi et que ce soit finalement la cause de la fin de notre couple !

Je prends mon téléphone pour la rappeler et en y repensant, c’est vrai qu’elle a essayé plusieurs fois de me parler de la suite, de me demander si j’étais pour le mariage, si je voulais des enfants… Mais ça me paraît tellement loin encore… En même temps, je ne veux pas la perdre.

Je n’arrive toujours pas à la joindre et ni une, ni deux, je lui laisse un message de victime éplorée lui promettant les plus belles vacances de sa vie et un homme neuf si elle me laisse une nouvelle chance.

Bon n’y pensons plus, nous venons de franchir la périphérie de la ville et j’arrive bientôt chez le partenaire, je dois me concentrer.

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