Chapitre 23

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Fen

Posé sur la barque, je relève dans nos filets une belle brochette d'omouls et d'esturgeons. Je les jette dans les bassines aux côtés de la cargaison de crevettes déjà relevée dans les parcelles d'élevage. Ce maigre effort m'a quand même fait transpirer sous le soleil pesant de fin d'après-midi.

Comment dire... Y'a du bon et du moins bon dans cette vie ! C'est certain, on ne peut pas s'attendre à ce que tout roule aussi bien qu'un arbre de transmission bien huilé. Dans la catégorie « c'est la chienlit », je range volontiers toutes les corvées quotidiennes, comme ce que je suis en train de faire pour remonter les filets. On va dire que c'est pas cher payé pour le plaisir de se blinder la panse avec, une fois le poisson frais grillé au barbec.

Je me cale paresseusement entre la coque et mon barda, et débouchonne la gnôle que je garde toujours entre les planches. Un indispensable. J'en fais couler une longue rasade dans mon gosier et penche la tête en arrière pour savourer ce petit embrun frais qui me frise la barbe et le léger roulis de la barque.

Finalement, c'est pas cher payé tout court pour le privilège de grappiller ces moments de plénitude et de sérénité, bercé sur l'eau comme un bébé. Parfois, je songe que le feu et l'action me manquent. Où est ma dose d'adrénaline ?

Avec les gars, on a évidemment songé à aller déployer notre indésirable virilité côté tribu cent pour cent femelle. Le chef nous l'a interdit. Soi-disant qu'offenser leur bande de sous-évolués nuirait au commerce et aux relations avec nos alliés forcés. Pfff ! Pour ce que j'en aie à faire... Alors je ronge mon os goût frustration en allant faire chaque jour des ronds dans l'eau sur ma barque.

Je lève ma trogne vers l'astre solaire. Le voilà qui se couche par-delà l'horizon infini du lac. Infini ? Pas tant que ça.

Le mois dernier, on s'est lancé en expédition sur le voilier, histoire de s'assurer que l'herbe n'était pas plus verte au bout. Bon, on aurait pu demander directement à notre devin attitré, mais on jugeait que c'était plus sympa de se réserver la surprise. Un peu de divertissement, bon sang ! De toute façon, Os n'a jamais été aussi recroquevillé sur lui-même. Je me demande même s'il interagit avec quelqu'un d'autre que Zi.

Bilan de la première expédition : déception. On a navigué cinq heures sans voir le bout et comme on était partis bille en tête, comme des bolides excités d'avoir été trop longtemps à l'arrêt, on n'avait absolument pas pris de quoi assumer un voyage de longue haleine. Demi-tour.

Deuxième tentative, avec provisions et matos. Il nous a fallu un jour et demi pour atteindre l'autre rive. Trente-sept putains d'heures ! Je me suis même demandé si la voie n'allait pas se terminer en cascade d'eau glissant dans le vide du bout du monde. Mais il paraît que la Terre est ronde.

On a fini par en venir à bout. Et par constater que l'herbe est aussi verte de l'autre côté. En revanche – et ça, ça a tout de suite allumé les mêmes idées dans la tête des gars en le découvrant – on est tombé sur une ville ! Pas celle de la vision soi-disant divine qu'Os avait partagée, celle-là j'ai comme l'impression qu'on peut tirer une croix dessus, mais juste le tas de ruines habituel. Et habité.

On n’a rien fait la première fois, se contentant de jouer les explorateurs pacifistes. Ces planqués-là ne nous ont pas accueillis comme des dieux, mais avec une méfiance légitime. Parfait. On est retournés à la maison et on n'a pas traîné pour remonter une troisième expédition. Avec des armes, cette fois.

Par acquit de conscience, on a avoué nos plans au chef. Il n'a pas validé, mais n'a pas refusé non plus. La seule condition était que ces mous du genou de Vautours n'en sachent rien. Qu'on leur fasse croire qu'on a juste vidé des ruines inhabitées. Alors on est partis entre nous. Bras dessus, bras dessous, soudés comme au bon vieux temps. Et même si personne ne s'est risqué à le faire remarquer, l'absence de Zilla, Wolf et Talinn nous a chafouinés.

L'assaut fut expéditif et écrasant. Même en sous-nombre, cela m'a ravi de constater que ces mois d'oisiveté n'avaient pas ravi notre vigueur et notre cohésion. Nous avons pris, en revanche, davantage de temps pour jouir des fruits de notre labeur : je me suis longuement et abondamment vidé les couilles avec les charmantes autochtones qui, si elles n'ont pas réservé le meilleur accueil à mes ardeurs au départ, ont vite changé d'avis sous la menace.

La plupart des gars avaient trouvé le moyen d'assouvir leurs besoins sexuels autrement qu'avec leur main depuis qu'on fait bande commune avec des gonzesses. Ce n'était pas mon cas. Pas que je ne trouverais pas de quoi me satisfaire, y'a quand même des nénettes pas farouches dans le lot, mais je rencontrais... comment dire... une forme de blocage ? Bordel. Ça me gêne un peu d'en parler, en fait.

— Oh, Fen ! Tu dors ?

Je sursaute au son de cette voix qui crie depuis le ponton et réalise que je m'étais, en effet, peut-être, assoupi. Je sais à qui elle appartient, cette voix : à mon blocage. Je relève la tête, pas franchement assuré, et tombe sur le tableau de son mètre quatre-vingt-six et de ses quatre-vingt-seize kilos de muscles. Moins que Wolf, mais plus que moi. Même à plus de cent mètres de distance, j'arriverais toujours à trouver que Rana en impose.

— Qu'est-ce que tu fous ? Ça mord pas aujourd'hui ? Pas envie de rentrer bredouille ? me nargue-t-elle.

— Comme si c'était possible de rentrer bredouille ! La poiscaille se jette sur moi !

— Vantard !

— Viens en juger par toi-même, grognasse !

Elle s'esclaffe. C'est devenu notre mode de communication à force. Elle vient me chercher, on se fout sur la gueule et ça reste toujours bon enfant. Après avoir flingué sa pote sous ses yeux six mois plus tôt, j'aurais pu m'attendre à ce qu'elle me déteste.

Et maintenant, je me retrouve à agir avec elle comme avec n'importe quel frère burné de ma bande : on se charrie dans un esprit de camaraderie. Et je ne comprends pas. Je ne comprends pas ce qu'elle veut, ce qu'elle attend de moi. Est-ce qu'elle joue la carte de la sympathie pour m'attirer dans un piège afin de se venger ? Pourquoi se donner tant de peine au lieu de simplement me casser la gueule ? Elle le pourrait avec son gabarit ! À moins qu'elle n'ait décidé de faire dériver sa vengeance sur un plan plus vicieux après qu'elle ait capté l'effet qu'elle me fait...

Tiens ! Qu'est-ce que je disais ? La voilà qui se déshabille. Entièrement ! Ses seins se mêlent à la sculpture de ses pectoraux proéminents et son ventre est si taillé d'abdominaux qu'on pourrait croire à un terrain de motocross miniature. Elle plonge dans l'eau. Sa fraîcheur semble la revigorer et la fait à peine frémir. Elle se lance dans une nage athlétique dans ma direction.

Punaise ! Mais c'est qu'elle compte vraiment « juger de ma cargaison » ? De grâce, elle n'essaye pas de se hisser sur mon embarcation et brasse en sur-place à quelques mètres de moi. De là, j'ai tout le loisir de me laisser hypnotiser par son regard gris doux en contraste avec les traits rugueux de son visage.

— Tu viens pas ? lâche-t-elle brusquement pour m'arracher à ma contemplation.

— Quoi ? Dans l'eau ?

— Ben oui dans l'eau ! Elle est bonne. Profites-en.

Je blêmis. Je n'ai aucune idée de l'air que ça renvoie sur ma face burinée, ça doit être comique, à en juger par son sourire en coin.

— C'est... c'est-à-dire que... je sais pas nager.

Cette fois, elle explose dans un rire grave et cinglant, que je ne peux m'empêcher de trouver charmant.

— Saute, imbécile ! Je vais t'apprendre !

Est-ce qu'elle ne serait pas un peu en train de se foutre de ma gueule ? Pourtant, son entrain est étrangement contagieux et ne me donne qu'envie de rafraîchir aussi ma carcasse cramoisie. Mais l'eau... Le lac si pur, si calme, dont on ne voit pas le fond malgré la transparence. Non, y'a pas moyen ! Ce truc me fout trop les chocottes.

— Bah alors ? Le grand et intrépide Rafale aurait-il peur d'un peu de flotte ?

C'est qu'elle me nargue ! Comme si j'allais me laisser avoir ! Ok, elle n'a pas tort, c'est juste un peu d'eau... J'ai essayé de m'y mettre. Je vous jure ! Quand je vois les autres s'y lancer gaiement sans la moindre hésitation, je voudrais bien faire en sorte de ne pas passer pour un pleutre en restant québlo sur le ponton. C'est plus fort que moi. Je ne balise pas en bateau, mais les pieds dans l'eau, je redoute, sans fondement, la créature abyssale qui viendra me grignoter le bout des orteils, et bien plus encore.

Et merde ! Je ne peux pas la laisser me terrasser de son sourire narquois. Je vais lui rabattre son caquet à cette mégère !

Je lance l'affreux flotteur en plastique orange – un de ceux avec lesquels je repère mes filets – et me déshabille. Pas complètement. Déjà parce que sa présence m'intime une pudeur à laquelle je ne suis pas coutumier. Ensuite parce que la même présence me donne un putain de début de trique que je préfèrerais ne pas lui exposer. Si je peux m'éviter une nouvelle tranche de rire de sa part...

C'est donc vêtu d'un disgracieux caleçon – dernier rempart contre ma virilité insultée – que je me jette dans l'inconnu comme une boule maladroite, projetant de larges gerbes autour de moi. La première sensation qui me terrasse, c'est ce froid. Ce froid vicieux et mesquin qui engloutit la moindre parcelle de mon corps jusqu'à m'en rétracter les boules. Oh, comme je la déteste !

Probablement conscient qu'il risque de se noyer, mon corps commence à s'agiter frénétiquement lorsqu'il se rend compte qu'il n'arrive plus à respirer normalement. Mes mains se crispent sur la corde du flotteur et la tractent pour me remonter à la surface. J'aspire une grande goulée d'air une fois la tête hors de l'eau, puis je panique en comprenant que je n'arrive pas à me stabiliser à la surface, malgré les erratiques mouvements de mes guiboles. La deuxième chose qui m'étreint alors : son rire. Celui de la gamine très fière de son mauvais tour.

Pourtant, elle ne me laisse pas galérer. Elle s'approche de moi, m'attrape, sécurise ma prise autour de ma bouée improvisée, puis commence à m'apprendre les bases de la nage.

Je suis bien forcé d'admettre que je suis un cancre dans le domaine, surtout par rapport à sa grâce de sirène. Elle m'apprend qu'elle a grandi sur la côte et que son père était pêcheur. Elle n'a aucun mérite, qu'elle dit. Moi, j'en retrouve dans la puissance de ses mains qui tiennent ma survie en ce moment précis et de ses yeux qui ont troqué la moquerie pour une empathie rassurante.

Le soleil est presque couché lorsque je commence enfin à maîtriser les bases – comprendre par-là que j'arrive à flotter sans avoir besoin de m'agiter comme une carpe épileptique prise sur un hameçon. Je ne ressens plus le froid ni la panique. Au contraire, la présence déboussolante de Rana me donnerait presque chaud. Je ne suis pas encore prêt à lâcher mon flotteur, mais au moins, je peux barboter sereinement pendant qu'elle effectue des rondes autour de moi, comme un prédateur qui se prépare à attaquer sa proie. Ça me va, je veux bien être sa proie si c'est elle qui me dévore.

— Oh, tu fous quoi là !

Je me réveille brusquement de ma douce léthargie quand je constate qu'elle ne revient pas de son tour. Pire, qu'elle est en train de grimper dans ma barque ! Un rire sardonique accueille ma protestation.

— Il va bientôt faire nuit. Je rentre avant que les poissons pourrissent.

Et là, je la vois saisir les rames et commencer à pagayer en direction du ponton. Pas du tout vers moi, donc. Je hurle :

— Mais attends-moi, grognasse !

o

Hector

Je me frotte les yeux avec une vigueur parfaitement inutile. La seule réclamation qu'ils tentent de faire transparaître dans les spasmes frénétiques de mes paupières est qu'ils ont grand besoin de repos. Repos que je ne peux me résoudre à leur octroyer tant que je n'ai pas terminé de déchiffrer cet article en cyrillique.

Je plisse encore davantage mes persiennes avant de soupirer. Rends-toi à l'évidence, savant de pacotille ! Les lettres dansent littéralement sous mes yeux comme pour tenter d'échapper malicieusement à toute tentative de compréhension.

Très bien, je vais me reposer. Juste cinq minutes.

— Hector ! J'ai trouvé quelque chose !

La voix de Talinn faisant irruption dans mon crâne pousse mon corps à réagir d'un violent sursaut. La luminosité vient de baisser drastiquement avec le soleil qui vient de tourner à l'ouest et je réalise avec dépit que mon assoupissement a allégrement dépassé la limite des cinq minutes. Ma mâchoire engourdie décroche un bâillement tandis que ma vision s'efforce de faire le point sur la silhouette de mon ami.

Il n'attend pas ma résurgence complète pour m'abreuver de la suite de ses paroles. Son enthousiasme semble difficile à enrayer. Il ouvre une de ces énièmes revues scientifiques à une page annotée par ses soins.

Nous avions mis en pause nos recherches bibliographiques en arrivant à Dulaï Nor, la colonie requérait nos savoirs en agronomie et ingénierie pour assurer notre autonomie. À présent que les cultures poussent tranquillement et que l'apport en énergie est assuré, nous pouvons retourner nous consacrer à nos lubies.

— C'est idiot. Depuis le début, je cherchais les mots clés comme « Alters », « Rugen-Hoën » ou « psychique » dans les titres ou les abstracts, je n'avais pas songé à regarder les noms d'auteurs.

Effectivement, derrière le titre peu évocateur – Describing and visualizing by 4D-Model Imagery synaptic effects of CRAPS-62 genomic groupement, je ne remercierai jamais assez Talinn de s'offrir ce genre d'indigestions lexicales avec moi – on pouvait lire les noms de D. Hoën et M. Rugen, du laboratoire d'étude des phénomènes alter-neuraux de Leipzig, avec le soutien financier de Geneware. Tiens, encore eux ? C'est devenu une récurrence. À chaque fois qu'une revue de presse ou le moindre compte-rendu de conférence mentionnent l'objet de nos recherches et me font toucher du doigt la clé du mystère des Alters, la mention « informations sous la propriété intellectuelle exclusive de Geneware » s'impose comme un obstacle. J'ignore qui peut bien être ce « Geneware », mais je m'irrite qu'il n'ait pas songé aux problèmes que leur « propriété intellectuelle » occasionnerait aux archéologues du futur.

Emballé, Talinn n'attend pas que je lise à mon tour ce pavé consistant de jargon technique et me le résume directement.

— Apparemment, ils ont mené leur étude sur une souche précise de mutations extrêmement rares. Les personnes concernées par ce syndrome représenteraient moins de 0,5% des Alters, – et vu que la proportion d'Alters en soi n'a déjà pas l'air très élevée, j'imagine que ça ne fait pas grand-chose à l'échelle de la population – elles auraient la capacité d'influer sur les flux neuraux au lieu de seulement les capter et pourraient ainsi provoquer des dommages vasculaires sur le cerveau.

— Volontairement ?

Je repense à cette fois où Fen s'est tordu de douleur sous mes yeux. Est-ce qu'il avait vraiment voulu lui infliger ça ? Talinn tire une moue indécise.

— Pas vraiment. La question n'est abordée que brièvement – ce n'est pas le sujet de l'article –, mais il semblerait que les sujets ne contrôlaient pas réellement leur impact. Ils parlent de blessures et de dommages collatéraux, sans donner davantage de précisions.

Un frémissement agite mon épine dorsale. Je repense inévitablement à cet effroyable article qui énumérait froidement le bilan de trois mille cinq cent quarante-six morts provoquées en l'espace de quelques secondes dans une ville du nom de Portland par la faute de ce syndrome. Se pourrait-il que le « terroriste » ait simplement perdu le contrôle ?

Trois coups brutaux frappés à la porte et une respiration saccadée me tirent de mon introspection. La figure rougie et encadrée de mèches rebelles de Cléa paraît dans l'embrasure.

— Talinn, Hector, vous pourriez nous donner un coup de main ? On installe les tables pour le buffet.

Mon collègue acquiesce et je n'ai guère d'autres choix que de les suivre. Ce soir a lieu le mariage de Wolf et Sara. Cette alliance contre nature pourrait prêter à rire, il s'agit pourtant d'un symbole important. Le signal qu'il nous faut tourner la page et écrire le futur. Un conseil que je pourrais appliquer pour moi-même.

À quoi bon se tracasser sur le sort passé de ce monde déchu ? Découvrir et comprendre les implications et bouleversements engendrés par l'irruption de psychiques dans la société ne remplira pas mon estomac, ne contribuera pas à notre développement. Pourtant, chaque fois que je repense au regard vide et égaré d'Os, je ne peux empêcher cette curiosité de me titiller.

C'est dans ces moments de doutes, alors que je me mets en rang avec les autres pour étirer les tréteaux sous le vaste préau, que je me remémore les enseignements existentialistes de Sartre. Toute vie est la somme de ses actions et il n'est pas de but plus noble pour percer l'essence de l'être que de s’ériger en maître de son destin et des valeurs que l’on choisit d’embrasser.

Même si mes recherches paraissent futiles ou excentriques aux yeux de mes camarades, je souhaite en faire un moteur à mon épanouissement. Qui sait ? Peut-être qu'elles sauront nous prémunir du danger que couve parmi nous la présence d'un personnage atteint d'une pathologie incontrôlable et destructrice.

o

Bonnie

Le soleil déclinant baigne d'une douce aura orangée le spectacle de la procession fleurie. La petite Brianna a entraîné ses camarades pour cueillir le plein de fleurs dans la montagne et les déverser en un joli chemin sur le trajet du couple.

La douce Sara se pend au bras de son bien-aimé. Son ventre s'est délicatement arrondi et la robe fourreau sortie des malles et reprisée pour l'occasion le met en valeur. Comme à son habitude, la jeune aide-cuisinière a orné sa tenue de fleurs piquées le long des coutures et tressées en une tiare sur le haut de son crâne. Néanmoins, c'est son sourire candide et béat qui donne cette touche de resplendissant au tableau.

Son amoureux n'est pas en reste. Elle est parvenue à lui coller des églantines et des pâquerettes dans le dru de sa barbe et j'ai comme l'impression que le rouge de son visage n'est pas dû à un coup de soleil, tandis que ses camarades grivois le charrient.

Ils sont mignons comme ça.

Je sais bien que ce projet de mariage en refroidit beaucoup parmi les Vautours, sans doute parmi les Rafales aussi. D'autres trouvent simplement ce cérémoniel superflu. Pour ma part, je pense qu'il s'agit d'un symbole important. Il est évident que j'ai été la première architecte du rapprochement de nos camps et qu'on me l'a reproché. Mais que pouvions-nous faire d'autre ? Continuer à nous taper dessus et à nous entretuer pour de précieuses ressources qu'il suffisait de partager ?

Aujourd'hui, je vois que le temps et l'évolution positive de notre colonie m'ont donné raison. Je pense que l'être humain n'est pas intrinsèquement déterminé à être bon ou mauvais, que son cheminement dépend en grande partie des opportunités et des conditions qu'on lui offre. Proposez un avenir, une alternative au pillage et au massacre à des ordures et, même eux, peuvent se transformer en bons pères de famille. Du moins, c'est le minimum que je souhaite à Sara.

Bien sûr, je comprends que ceux qui ont perdu un être cher par leur faute ne peuvent décemment tourner la page du jour au lendemain. Peut-être jamais. Et pourtant, je voudrais croire, naïvement, qu'un jour, le pardon et la rédemption seront permis.

C'est avec ces pensées optimistes que je cherche Delvin du regard. Ma chère amie que je m'efforce de soutenir dans son chagrin jusqu'à l'usure. Quand je l'aperçois, en retrait, mais rivée sur la procession, je m'attends à lire cette noirceur usuelle dans son regard. C'est un sourire timide et subtil que je perçois subrepticement à la place. Rien ne pourrait me faire plus chaud au cœur ! Hélas, cela ne dure pas – ce serait demander beaucoup – elle se détourne et va aider les cuisiniers à installer le buffet.

De l'autre côté, je vois Nona s'extirper péniblement de sa hutte, soutenue par Alice et Riley. Elle s'aide aussi d'une canne pour marcher, depuis quelques mois. J'aurais espéré que l'air pur et la nourriture de bonne qualité l'aident à se refaire une santé. Nous constatons malheureusement, impuissants, que c'est l'effet inverse. Elle le dit elle-même : sa foi et son espoir en la quête de la Terre Promise furent son moteur pendant toutes ses années, lui insufflant la combativité nécessaire pour surmonter les pires épreuves. Ce but accompli, la doyenne peut partir en paix et trouver enfin son repos.

Hector a prononcé les deux syllabes fatidiques du diagnostic comme un couperet : cancer. Notre mère de cœur n'en a plus pour longtemps, malgré cela, un sourire enjoué élargit ses joues tannées. Vêtue d'une tunique blanche et de ses plus belles parures, elle n'aurait pas pu rêver meilleur bouquet final que d'officier pour une cérémonie de mariage.

Arrivée sous l'arche en bois sculptée par les soins de Paril et Eden, la doyenne soulève ses mains grêles et le silence s'impose. Même la cithare de Karima s'interrompt provisoirement. Nona s'époumone en une quinte de toux sévère, mais fait signe à Alice que tout va bien quand cette dernière s'en enquiert. Quand elle commence à parler, sa voix est rouillée, mais puissante.

— Vous sentez ce vent frais qui rafraîchit nos os ? Cette senteur de vase et d'herbes folles dans nos sinus ? Nous avons payé notre dette à la terre et la terre nous le rend, nous offrant ses bienfaits à profusion. Je m'interroge néanmoins. Est-ce que le prix à payer n'était pas finalement de dépasser notre condition d'Homme ? Nos réflexes de primates consistant à s'étriper pour la survie ? Nous avons appris à nous unir plutôt qu'à nous combattre et voilà notre récompense. Je trouve que c'est une belle leçon. Sara, Wolf, vous nous prouvez que sur les cendres de la haine peuvent repousser les fruits délicats de l'amour. C'est avec une émotion sincère que je me fais témoin de votre union. Qu'elle soit longue et prospère !

Les tourtereaux accrochent leurs lèvres dans un baiser tendre, les exclamations enthousiastes résonnent et la musique reprend, accompagnée de nouvelles percussions.

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