Chapitre 24

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Zilla

Je crois que je slalome plus que je ne marche réellement entre les attroupements. Je dois en être à ma huitième, non, peut-être neuvième, chope d'alcool de genévrier ? Le soleil s'est couché depuis longtemps et j'ai arrêté de compter dès lors. J'ai félicité Wolf, qui ressemble davantage à un ours en peluche qu'à un sauvage grizzly sous le filtre de l'ivresse et de substances plus intrigantes. Les cueilleurs ont ramené des champignons de la forêt, assurant qu'ils nous en feraient voir de toutes les couleurs. Ils n'ont pas menti. Les lampions éclairent l'atmosphère dans un voile irisé d'orange, violet, vert et carmin. Ce nuancier danse et éclate en fascinantes spirales, illuminant, exacerbant la joie sur chaque figure et la propulsant dans mon propre être.

J'ai voulu filer une claque dans le dos de ce bon vieux Fen et taper la discussion à base de blagues grivoises, comme au bon vieux temps. Il m'a tiré une de ces moues gênées que j'ai interprétée comme « tu es de trop là, mec ». Puis j'ai compris, quand j'ai vu la montagne de muscles et de caractère stationnée à ses côtés. J'aurais pu me vexer, ça m'a tiré un sourire en coin. En quinze ans, je n'avais jamais vu ce vieux rustre s'amouracher de qui que ce soit. Certes, c'est pas comme si on avait croulé sous les occasions avec les présences féminines épisodiques et contraintes dans notre bande, mais je n'aurais pas imaginé le bougre abaisser sa garde de la sorte.

Peut-être que cela devrait m'inquiéter. On parle quand même de Rana, qui a toutes les raisons du monde de lui en vouloir et la capacité de lui broyer les couilles. Littéralement. Je devrais m'en inquiéter, mais je suis trop ivre et trop jouasse pour y songer. Alors je virevolte entre les rangs, trinque avec mes différents comparses. Je ne parviens pas me rattacher à un groupe pour autant. Ils ont chacun leurs accointances et leurs expériences partagées.

Ces derniers mois, j'ai surtout partagé les miennes avec Os. Et Os est introuvable. Volatil comme à son habitude. Étrangement, c'est avec ce mur que je ressens la connexion la plus approfondie. Alors que nous ne parlons pas, que nous n'échangeons que des fluides et du charnel. Je ne comprends pas comment il m'a retourné la tête à ce point-là, ni pourquoi je préfère me réfugier sur cette banquette avec lui au lieu de savourer une beuverie et une partie de poker avec mes amis de toujours. Parfois j'aimerais lui découper le crâne à la scie sauteuse pour en extirper les mystères, simplement dans l'espoir que cela me soigne de cet envoûtement absurde.

De toute façon, je ne le trouve pas ce soir.

Je descends une nouvelle rasade d'alcool, comme pour atténuer la soudaine descente d'euphorie que m'occasionne cet intarissable désir sexuel qui me ronge. J'ai surtout besoin d'air frais et de calme.

Je titube en direction du lac pour découvrir que l'espace est déjà envahi. Assise sur le ponton, Delvin balance mélancoliquement ses jambes par-dessus la surface obsidienne du lac. Elle juge le vide de l'obscurité avec une touchante sérénité. Cette vision douche l'excitation des champignons magiques. Ce qui n'est pas plus mal.

Je n'ai aucune raison de faire une chose pareille, mais je ne suis pas dans mon état normal. Et je me sens, en ce moment, bien plus attiré par sa fière solitude que par les exclamations ivres des soulards.

La présence de n'importe quel intrus venant troubler son recueillement l'aurait probablement irritée, la mienne n'en est que plus acide.

— Si j'avais voulu de la compagnie, la tienne est la dernière que j'aurais sollicitée.

J'ignore son ton acerbe et dénoue ma nuque en arrière. Sous l'effet de l'hallucinogène, le ciel étoilé s'étire en cascades de galaxies aux histoires extraordinaires. Est-ce qu'il y a d'autres êtres là-haut ? Est-ce que des survivants humains de l'apocalypse ont fui sur d'autres planètes et regardent leur terre dévastée avec dédain ?

Il fallait bien que sa voix perchée me sorte de mon introspection.

— Tu comptes t'éterniser longtemps ici ? lance Delvin.

— Le ponton est assez grand pour deux. Et tu n'es pas la seule à avoir besoin de tranquillité.

— Quoi ? Tu t'es disputé avec ton jouet ?

Elle tourne sa tête vers moi à ce moment-là et je crois discerner dans son regard l'éclat mordoré de ses pupilles de chat dans l'obscurité. J'éprouve un sentiment mitigé pour cette femme, comme le respect et l'admiration que je peux porter à un animal blessé qui continue à dévoiler ses crocs.

— Ce n'est pas mon jouet, mais un électron libre. Plus insaisissable que le vent.

Elle rit.

— Si même toi tu ne parviens pas à le cerner, qui le pourra ?

— Personne. Et je ne pense pas que cela soit souhaitable.

Elle soupire, puis étale son dos contre le bois vermoulu. J'ignore si je dois l'interpréter comme une manifestation de son indifférence ou de son exaspération.

— Tu devrais t'amouracher d'êtres humains comme toi.

Son souffle est léger et pourrait presque se confondre avec les remous qui agitent la surface du lac. Il suffit pourtant à me pincer le cœur. Jusqu'à quand persistera-t-elle à le détester ? À reporter sur lui toutes les causes de son malheur ? Au lieu de ça, je la pique à mon tour.

— Un être humain ? Tu ne me compares plus à un monstre ?

Elle grogne et se redresse d'un bond avec son agilité féline.

— Tu es et resteras un monstre, peu importe les beaux atours derrière lesquels tu te caches.

J'ignore si elle discerne mon sourire carnassier dans le noir. Peut-être l'éclat de mes canines. Jouer avec sa sensibilité m'amuse beaucoup trop.

— Dans ce cas, qu'attends-tu pour m'éliminer et te faire justice ? Dans l'état d'ébriété où je suis, tu pourrais simplement me pousser dans l'eau et faire passer cela pour un accident.

Il ne lui fallait pas davantage de provocation pour la pousser à l'acte. Elle bondit et m'attaque avec un coup latéral. J'esquive, mais je n'ai pas menti quant à mes réflexes amoindris par l'alcool et les champignons. Je vacille sur le bord du ponton et me rattrape à son haut pour empêcher la chute. J'utilise nos poids comme force rotative. Nos corps pivotent, je reprends mes appuis sur les planches et avant qu'elle ne puisse l'anticiper, c'est elle qui se retrouve à un cheveu du vide. Mon bras toujours agrippé sur son haut est le dernier rempart avant sa chute dans les eaux profondes et obscures.

Elle me crache au visage, mais cela n'entache pas mon amusement. Je la laisse mariner quelques secondes dans cet équilibre précaire avant de la tirer vers moi, en sécurité.

— J'ai l'impression que tu aurais bien besoin d'adversaires à ton niveau pour t'entraîner, n'est-ce pas ? Et moi aussi. Deux heures chaque matin après le lever du soleil dans la clairière au chêne penché. Je passe mon tour pour demain, j'aurais besoin de décuver. À partir d'après-demain, donc ?

Je n'attends pas qu'elle me réponde. Sa fierté l'aurait sans doute poussée à une nouvelle volée d'insultes qui m'auraient piqué avec autant d'insignifiance que des moustiques. Pourquoi est-ce que je propose ce genre de deal à mon ennemie ? Peut-être parce qu'elle est la seule à me voir sous ce statut, parce que son caractère trempé aux antipodes de l'apathie d'Os me revigore et parce que je suis en manque de péril et d'adrénaline depuis que nous nous sommes enterrés dans ce maudit trou.

Un paradis luxuriant. Une cage dorée.

Je n'en peux plus d'endormir mes sens et mon énergie dans ce cocon protégé. Certains matins, je dois lutter contre la tentation d'enfourcher ma moto et rouler très vite et très loin, par-delà les montagnes. Je ne suis pas fait pour cette vie rangée et cadrée. Nul doute que sans l'apaisement que me procure Os, j'aurais réduit tout ce petit microcosme en fumée. Trop de mystères non résolus, trop de questions laissées en suspens. Et cette phrase échappée, que je n'ai toujours pas digérée ni partagée avec quiconque : « Ce n'est pas la Terre Promise ».

Parfois je rêve de cette ville safranée et moulée sur cette colline inatteignable, j'ai l'impression de la découvrir, de l'explorer dans mes songes. À mon réveil, j'oublie tout.

Mes pas rejoignent le halo des festivités. La musique sonne plus irrégulière, plus fausse aussi, à moins que mon ouïe me joue des tours au même titre que ma vue. De toute façon, la nappe sonore est surpassée et étouffée par le brouhaha des rires et des conversations. Et des gémissements ? Je découvre dans divers recoins des couples – ou plus – étalés et enroulés sur des couvertures. Ce spectacle réveille mes envies à peine refoulées.

Heureusement, je finis par le trouver. Sa bouille pâle irradie à la lueur des lampions. Il se tient droit sur une souche, avec une chope d'alcool qu'on a probablement dû lui glisser de force entre les mains et qu'il a à peine entamée. Ses yeux voguent dans leur strate de vide habituelle, inertes à ce qui peut bien se produire autour de lui. Il ne me voit qu'une fois que je colonise brusquement sa souche-tabouret avec un bout de mes fesses, bousculant les siennes au passage.

Os tourne son visage inexpressif sur moi et me dévisage comme s'il me passait au scanner. Ce qu'il est probablement en train de faire, en fait.

— Ça va ? demande-t-il comme s'il était incapable de connaître la réponse.

D'ailleurs, je crois que je ne sais pas y répondre moi-même. Je passe mon bras dans son dos et perçois ce léger frémissement sur sa peau quand je remonte mes doigts jusqu'à sa nuque. Je penche mes lèvres dans le creux de son cou et entreprends de le dévorer de cet appétit sans cesse renouvelé pour lui. Je longe la ligne de sa mâchoire, jusqu'à son oreille pour y susurrer mes désirs.

— J'ai envie de toi.

À peine une minute plus tard, nous nous retrouvons à notre place habituelle, sur la couchette encastrée dans ce bon vieux camion. J'aurais pu le prendre sur place, en plein air, me rouler dans l'herbe fraîche et profiter du spectacle des étoiles pour le faire crier de plaisir. Mais conscients de notre dérive par rapport à la norme, nous demeurons finalement bien pudiques.

J'attends donc de l'avoir emprisonné dans cet antre d'intimité pour faire glisser ce poncho disgracieux de ses épaules et ce pantalon de lin maintenu seulement par un cordon. Il a pourtant pris en masse depuis que nous sommes ici. Ses longues expéditions en forêt et en montagne pour la chasse ont esquissé des muscles fins sur son corps. Sa stature est encore loin de celle d'un Wolf, ou même simplement de la mienne, mais au moins on le compare plus à un sac d'os.

J'enroule mes doigts autour de son crâne pour attirer sa tête et fusionner ses lèvres aux miennes. Elles ont le goût sucré du distillat d'agave et des fraises des bois. Je n'ai jamais senti ses cheveux aussi doux qu'en cet instant et m'enivre à chaque friction contre la pulpe de mes doigts. Un effet secondaire appréciable de ces champignons, parmi bien d'autres.

Je n'attends même pas d'être complètement nu aussi pour le pousser sur le matelas et dévorer son entrejambe. Ses cuisses irradient de chaleur, à moins que ce ne soit mes paumes pressées contre qui les réchauffent. Je sens bien vite sa queue se dresser, sous l'effet de mon enthousiasme, au fond de ma gorge et son bassin s'agiter comme une anguille. Ses gémissements coulent comme un nectar exquis dans mes oreilles.

Il passe une main sur mon crâne et ce simple contact envoie des décharges électriques le long de ma colonne. Je n'y tiens plus et commence à branler mon sexe déjà bien trop dur. Il pousse sur mon front pour relever ma tête de son office et je croise son regard vitreux et épris de luxure.

— Prends-moi, Zilla.

Je suis un homme de peu d'exigences. Je n'ai pas besoin de le voir se cambrer comme une chienne en chaleur ni crier tous les mots du monde pour m'exciter. Percevoir l'évolution du ton éteint de sa voix vers un souffle teinté de supplique me suffit amplement.

Je grimpe sur le matelas et le retourne pour plaquer sa face contre les draps. J'engouffre ma langue entre ses cuisses écartées et lèche allégrement son anus. Chaque passage dans ses chairs l'agite de spasmes et de soupirs qui m'indiquent qu'il n'en peut déjà plus d'attendre. Moi non plus. Je finis par cracher sur l'orifice que j'étire, puis je me cale à la bonne hauteur de ses cuisses y enfoncer ma hampe.

J'ai beau tâcher d'être doux, presque à sec et excité comme je le suis, je sens la douleur crisper son corps. Et cela m'extasie d'autant plus. Je penche sur lui. D'une main apposée sur sa nuque, je sens sa veine palpiter dans la jugulaire et ses traits se tordent entre douleur et plaisir dès que je commence à bouger en lui. Si Delvin le voyait ainsi, elle cesserait de douter de son humanité. Mais ces moments-là ne sont pas destinés au partage, je les capture égoïstement.

— Regarde comme ton cul me reçoit bien. À croire qu'il est fait pour ça. Tu aimes ça te faire défoncer, hein ?

— Arrête de parler et baise-moi, maugrée-t-il à moitié étouffé entre les draps.

Loin de me contrarier, son ordre réveille mon entrain. Et mon envie de le punir en lui labourant d'autant plus sauvagement les chairs. Je m'y attèle et ses cris augmentent d'une octave à chaque fois que j'accélère le rythme de mes coups de reins. Je suis épuisé, mais complètement en transe.

Je repère sa main qui s'insinue discrètement entre ses cuisses afin de se branler et de parachever son extase. Je l'intercepte et emprisonne sa queue tendue dans ma poigne. Sauf qu'au lieu de le branler, je resserre très fort ma prise sur ses chairs. Il gémit de contrariété.

— Non, s'il te plaît, laisse-moi jouir !

— Mais tu vas jouir, petite chose. D'une autre manière.

Je le sens s'agiter entre mes hanches. Il appréhende autant qu'il se réjouit de cette perspective. Ce n'est pas la première fois que je fais ça et il finit toujours par aimer. Je m'écroule encore d'un cran sur lui. Il se retrouve étalé à plat ventre contre le matelas, les cuisses écartées et sa croupe surélevée par l'obstacle de ma main. Je m'enfonce avec langueur, en profondeur, je veux sentir l'écartèlement de ses chairs sur mon passage, le frottement sur sa prostate. Quand je sens que j'ai trouvé le bon angle, j'accentue encore un peu mes mouvements. Je suis moi-même au bord de la jouissance, mais je veux le sentir imploser d'abord.

Son souffle devient erratique, ses gémissements se font plus languissants et caverneux, puis son corps tremble délicieusement sous mon poids. Comprimée entre mes doigts, sa queue s'est ramollie, mais palpite toujours et sa substance s'en écoule paresseusement au lieu de jaillir tel un geyser. C'est lorsque je le sens complètement abandonné dans les vagues de son orgasme que je jouis à mon tour. Sauvagement. Armé de la puissance de mon extase trop longtemps retenue.

Je le garde encore un long moment prisonnier sous moi. Nous avons besoin de laisser les sensations s'estomper et de savourer les répliques de plaisir. Je finis par glisser mollement hors de lui pour pivoter sur le côté. Il vient se nicher contre mon torse et j'en profite pour balayer le haut de son crâne de baisers.

Parfois, je serais tenté de le disséquer à la manière d'un Hector ou d'un Talinn pour en extirper les mystères. La plupart du temps, je me dis simplement qu'il mérite d'être traité comme un humain, en quête de ses émotions et de ses attachements. Pas comme une bête de foire.

— Merci, murmure-t-il tendrement.

J'ignore pourquoi il me remercie, mais j'imagine qu'il l'aurait précisé si j'avais besoin de le comprendre. Je somnole et lui, finit par s'endormir contre moi, encore moite de nos sueurs et nos fluides.

o

Os

Ses longs cheveux d'ébène s'agitent comme la houle alors qu'elle court à travers les couloirs de son temple. Son souffle est court, paniqué. Elle fuit. Elle ouvre et referme les portes dans une succession infernale sur son chemin. Elle espère semer la menace, réussir à se cacher. Arrivée dans l'enceinte principale du sanctuaire, elle avise la statue magistrale de Kana, la déesse des rêves qu'elle vénère. De bronze et d'or, sa longue chevelure entoure son corps comme un linceul jusqu'à ses pieds. Elle n'a hélas pas le loisir de tomber à genoux devant l'effigie vénérable pour lui adresser une prière. Elle se précipite sur le socle et avise une trappe par laquelle elle peut se glisser. Les jambes repliées, elle tient tout juste dans cette niche de poussière. Elle serre ses perles contre sa bouche et murmure une litanie de prières, tandis que les hurlements de ses sœurs déchirent l'atmosphère lorsque les intrus pénètrent l'enceinte sacrée.

Je me réveille en sursaut et couvert de sueur. J'essaye de me rappeler de ce rêve étrange, mais chaque fois que mes pensées se concentrent dessus, son sens s'évapore. Je sursaute à cause du ronflement de Zilla qui vibre comme le délicat ronronnement d'un félin.

Je l'observe un long moment. Il ne rêve pas et cela m'apaise de pouvoir le regarder sans être envahi par le tumulte de ses pensées torturées. Même si c'est paradoxalement ce qui me plaît chez lui. Quoique je ne sais pas. Qu'est-ce qui m'attire au juste chez cet être humain ? Le plaisir charnel qu'il me procure ? La dévotion inexplicable qu'il me voue ? Le fait qu'il m'accepte comme je suis et me considère davantage comme un exutoire à son désir que comme un dangereux spécimen à étudier ?

Peu importe.

Quand il est à mes côtés, je ne songe pas à cette agitation dans mon crâne, à ce pouvoir qui pourrait s'enfuir et raser toutes traces de conscience tel un tsunami. Quand je m'enfouis dans ses bras, je suis apaisé et tout revient sous contrôle. Je suppose que c'est l'essentiel.

Je quitte le lit, récupère des affaires et dirige mes pas à l'extérieur. J'avise le baquet devant la portière et me rince. L'eau glaciale revigore mon corps et j'en ressens à peine la sensation. Le soleil se lève timidement et donne à voir le spectacle de silhouettes étalées, enlacées et harassées par l'ivresse autour de l'âtre encore fumant. Je ne m'en préoccupe pas. Je cherche le contact de Moelle. Le molosse étire ses pattes, s'extirpe de son terrier, sous le châssis du camion, et vient lécher ma main. Il est prêt à m'accompagner à la chasse, comme chaque matin.

Sauf que ce matin, je ne m'encombre pas de mon fusil ni de provisions. Je pars vêtu du strict minimum vers l'appel de la forêt gorgée d'humidité et d'énergies animales. Je m'enivre de ces contacts simples et primaires. J'ai l'impression de renouer mon corps et mon esprit à la matrice originelle, je pourrais me couler dans cette harmonie et ne faire plus qu'un avec. Mais je ne dois pas céder. Il me reste une quête existentielle à accomplir.

Je remonte le sentier habituel, celui qui se dirige vers les montagnes, Moelle sur mes talons. Il renifle la piste des proies et se frustre de ne pas me voir les suivre. Je me sens attiré par un autre objectif aujourd'hui. Un appel ténu, diffus, mais irrésistible. Je pressens que cela à un rapport avec ce rêve dont je ne me souviens pas.

La couverture boisée se fait plus éparse et le soleil commence à chauffer haut dans le ciel. Il se réverbère sur le chemin de pierres calcaires qui tortille jusqu'à l'apex de la montagne. J'entame l'ascension. Mon corps ne connaît pas les signes de fatigue naturels, comme si les éléments n'avaient aucune emprise dessus, que son fonctionnement n'était pas régi par les lois biologiques ordinaires. Moelle s'élance dans le maquis, il espère dénicher quelques musaraignes, mais celles-ci s'évadent de l'influence de ses crocs dès qu'elles flairent son odeur.

Je pourrais sans doute dire que je me sens bien, en communion de la sorte avec cette nature. En vérité, je ne ressens rien de particulier, comme la plupart du temps. Il n'y a guère que lorsque Zilla s'enfonce entre mes reins ou m'étrangle de ses grandes mains que j'ai l'impression de vivre les frémissements de ce qu'on pourrait qualifier d'état de béatitude. La plupart du temps, je me contente d'errer à travers ce monde comme un fantôme.

Arrivé au sommet, je me plante quelques minutes sur la plateforme de grès qui surplombe la vallée. D'ici je peux encore distinguer le relief de notre colonie dont les cabanes ne forment plus que de minuscules points, tandis que le paysage du lac s'étale jusqu'à l'horizon. Même Moelle est touché par ce spectacle. Pourquoi n'y arrivé-je donc pas ?

— Est-ce que tu veux bien aller faire un tour, mon grand ?

Je m'agenouille devant le braque et lui caresse affectueusement la zone qu'il préfère entre les oreilles. Il réplique d'un petit gémissement contrarié, mais lui, mieux que quiconque, comprend mon besoin de solitude, alors il tourne ses pattes vers le sentier, en quête de nouvelles proies.

Quant à moi, je m'assois en tailleur sur le promontoire et ferme les yeux. Il m'arrive souvent de méditer de la sorte.

Dieu ne m'a plus adressé la parole. Silence radio après cette vision de la Terre Promise. J'ai cru naïvement qu'il me guiderait. Mais rien. Je ne suis jamais senti aussi abandonné.

Je sais des choses. Beaucoup plus que je ne le devrais. Comme si mon cerveau avait fusionné avec le programme de cette matrice monde, il me suffit d'étirer mes vibrisses neuronales dans une direction pour déterrer les fichiers cache et savoir ce qui s'y trouve. Mais cette vision... Cette vision était différente. Il ne s'agissait pas d'une information que je suis allée quérir dans les méandres d'un obscur programme. C'était un message.

Un message qui nous a guidés dans ce refuge perdu et isolé. Pourquoi ? Quels sont tes desseins, Dieu ? Ce rêve constitue-t-il la suite de ton énigme ?

Je ne rêve jamais. Au mieux, il m'arrive de capter les vagues des songes parasites de mes voisins, mais je ne tisse pas moi-même ces récits oniriques. Tout comme cette vision de la Terre Promise, ce rêve vient d'une influence étrangère. Lointaine.

Le soleil tape fort, mais je n'y prête pas attention, pas plus qu'au vent qui agite férocement la liasse de mes cheveux. Je fais abstraction de toutes ces sensations physiques pour ne plus me concentrer que sur le mental. Alors je libère les lianes de mon esprit, je les envoie voguer dans l'atmosphère, dans le cosmos, à travers les vallées stériles et les villes en ruines. J'essaye de reconstruire l'image parcellaire de la prêtresse apeurée de mon rêve.

Qui es-tu ?

Elle me regarde avec de grands yeux noirs écarquillés. Elle ne me voit pourtant pas, elle sent seulement ma présence. Alors dans un murmure d'espoir ravivé, elle chuchote dans le tréfonds de mon être :

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