Chapitre 25

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Sara

Une douleur insurmontable m'arrache à mon sommeil. J'ai l'impression de sentir une griffe me déchiqueter les entrailles. Mon bas-ventre s'agite de convulsions et mes organes sont frappés de violents coups de poing.

— Que se passe-t-il, Sara ?

C'est au ton paniqué de Wolf que je réalise que je m'étais mise à hurler. Il me surmonte et soulève le drap pour dévoiler une imposante marre vermillon entre mes cuisses. Cette vision suffit à glacer mon sang alors que je comprends ce qu'il se passe sans le réaliser pleinement. Sans vouloir y croire.

Wolf réagit promptement. Il soulève mon corps taché comme un poids plume et l'emmène à l'infirmerie. Dehors, le jour est levé depuis un moment, mais le camp est encore plongé dans le sommeil. Mon mari inquiet défonce plus qu'il ne frappe la porte de la hutte d'Hector. Le médecin, tiré de son repos et probablement encore en état d'ébriété après l'interminable fête de mariage, grommèle et s'apprête à conspuer le malotru qui se permet de le déranger à cette heure indue. Il se ravise quand il me voit.

J'ignore le tableau que je donne à voir, mais il est certainement loin de la belle Sara, heureuse et apprêtée d'il y a quelques heures.

— Allonge-la ici ! s'exclame-t-il en envoyant valser à terre les livres empilés sur la table d'examen et en y étalant une serviette qui ne sera pas amenée à rester propre.

Je hurle à nouveau quand les bras de mon mari me lâchent et que je sens mes organes se tordent une nouvelle fois. Hector tâte mon ventre à peine arrondi et en parcourt la surface avec sa sonde d'échographie pendant de longues minutes. Des minutes d'angoisse d'autant plus insupportables que je ne vois pas ce qu'il voit et que je ne parviens à deviner aucun verdict sur ses traits concentrés.

Puis le couperet tombe.

—Il ne donne aucun signe de vie.

Le médecin secoue la tête d'un air navré et Wolf ferme les yeux pour encaisser la nouvelle. Moi, je ne peux pas accepter.

— Non ! m'écrié-je.

Hector se retourne et part fouiller dans ses étagères à médicaments jusqu'à en extirper deux pilules qu'il me tend.

— Il faut expulser le fœtus.

Ce n'est pas possible. Il doit y avoir un autre moyen. Il ne peut pas m'enlever mon bébé. Pas comme ça ! Je sanglote de nouveau, sans savoir si c'est lié au chagrin ou à la douleur, puis je repousse la main d'Hector avec véhémence.

— Non !

Sonnée et impuissante, je vois Hector chuchoter à l'oreille de Wolf et Wolf hocher la tête d'un air grave. Je voudrais juste croire encore qu'il ne s'agit que d'un horrible cauchemar, mais la douleur est bien trop réelle. Au terme de ce conciliabule, mon amour se penche sur moi, je sens sa barbe drue frotter mes joues.

— Mon soleil, il faut que tu avales ces médicaments. C'est pour ton bien. Je te promets que nous aurons d'autres petits, mais pour cela, il faut écouter le docteur et soigner ton corps.

Peu importe qu'il me parle comme à une enfant, j'ai juste besoin de son réconfort. J'enroule mes bras autour de son cou pour pleurer sur ses épaules de titan.

— C'est trop dur...

— Je sais.

J'ignore à quel moment il parvint à me faire avaler ces pilules, probablement entre deux salves de caresses tendres, je me rappelle juste de cette douleur cuisante qui me sort de ma léthargie, quelque temps après.

Les contractions qui agitent mon ventre me donnent la sensation qu'on vient de ressusciter mon bébé et qu'il creuse son chemin hors de mon utérus. Le sang se remet à couler à flots, combien de litres mon corps pourra encore produire avant de rendre les armes. Une contraction plus forte et les instruments d'Hector extirpent la chair de ma chair hors de mon utérus.

C'est lorsque je découvre ce minuscule agrégat maculé de sang, à peine plus gros que ma paume de main, qui tient davantage du têtard que de l'être humain, que je finis par tourner de l'œil. Il est mort. Indéniablement mort.

o

Hector

Cette nuit fut drastiquement trop courte pour que je parvienne à garder les paupières ouvertes suffisamment longtemps. Ces fourbes se ferment avant même que je m'en rende compte et il fallait que mon corps se trémousse dans un sursaut pour que je parvienne à reprendre le contrôle.

Pourquoi fallait-il que ce genre de fatalité se produise un lendemain de fête ? Le lendemain de leur fête !

Mes persiennes s'ouvrent paresseusement une énième fois. Sara a cessé sa litanie de cris de souffrance et semble même s'être endormie d'un sommeil paisible. Elle pourrait être une sage princesse sur laquelle son prince charmant veille... sans ce fleuve d'hémoglobine poisseuse entre ses cuisses. De toute façon, pour le costume de prince charmant, Wolf repassera. Cela dit, j'ai rarement vu quelqu'un faire preuve d'autant de dévotion et d'abnégation pour un être aimé. Bien souvent, ce sont les accompagnants que je vois s'effondrer en premier ou tomber dans les pommes devant ce genre de spectacle sanglant. J'imagine le pillard sanguinaire immunisé, à force.

Dans leur malheur, je suis au moins soulagé que les anti-ulcéreux aient fonctionné pour déclencher les contractions. Normalement, je ne devrais pas avoir besoin de recourir à un curetage. Sans le matériel adéquat, je n'aurais pas été serein avec la procédure. Je me suis contenté de lui administrer une transfusion pour compenser l'hémorragie.

Maintenant que ma patiente se repose et que je peux compter sur son mari borné pour la surveiller, peut-être puis-je m'octroyer les quelques précieux instants de repos qui ont manqué à ma nuit.

Les ressorts cassés de mon canapé fleuri ne m'ont jamais paru si moelleux. Derrière le voile noir de mes paupières, le pays des songes me tend les bras...

— Hector ! Viens vite s'il te plaît ! C'est Nona...

Maudit sois-tu Talinn et cette absinthe que tu as la brillante idée de partager hier soir ! Je tâche d'afficher le minimum de contrariété possible, mais je crois que mes yeux collés et mes traits livides n'échappent pas à l'examen attentif de Riley. La jeune fille, qui vient de faire irruption dans mon antre, ne se débine pas pour autant. C'est que la situation doit être suffisamment sérieuse.

— Elle n'arrive plus à respirer, annonce-t-elle simplement.

Je redresse ma carcasse du piège de coussins trop mous et dévalise mes étagères en quête de médicaments et du nécessaire à une intubation d'urgence. Même si je doute que dans l'état avancé de sa maladie, la doyenne y survive.

— Préviens aussi Alvin, on pourrait avoir besoin d'être deux, dis-je à Riley. Wolf, appelle quelqu'un dès que Sara se réveille ! Et administre-lui les antidouleurs que je t'ai donnés.

Avec l'impression cuisante que cette journée démarre sur les chapeaux de roues, je cours jusqu'à la hutte de Nona. Le soleil est déjà bien trop haut dans le ciel et brûle mes rétines en manque d'obscurité. Je me surprends presque à souhaiter qu'il soit déjà trop tard pour la matrone ; je ne suis absolument pas en état de tenter une chirurgie de dernier recours. Puis je ravale aussitôt cette idée glaçante avec un trop-plein de culpabilité.

Je m'apprête à tirer le rideau pour rentrer quand je surprends une voix à l'intérieur. Une voix, qui si elle ne m'était pas déjà familière, serait quand même trop caractéristique pour être oubliée. D'instinct, comme sous l'emprise de forces qui me dépassent, je me fige pour écouter.

— Il ne me parle plus pendant des mois et quand il s'adresse enfin de nouveau à moi, je ne comprends pas ce qu'il veut...

Lorsque Nona répond à Os, j'ai le cœur serré au son caverneux et éraillé de sa voix sur la fin.

— Ses desseins t'apparaîtront en temps voulu. En attendant, tu ne dois pas perdre de vue la finalité...

Ses souffles hachés entre chaque mot me peinent, malgré cela, je n'arrive pas à franchir la barrière de ce tissu fin.

— Quelle est-elle ?

Mon cœur rate un battement en l'attente de sa réponse. J'ai l'impression que ces dernières paroles d'une femme mourante sont vouées à marquer durablement la trame de ce destin, d'une manière qui glisse encore et toujours entre les strates de ma compréhension et de ma rationalité.

— En finir avec l'absurdité de ce monde et détruire le cycle infini de ces réincarnations. Cela dure depuis trop longtemps... je n'en peux plus... je veux juste mourir pour de bon...

— Comment ça ? Je ne comprends pas, Nona. Nona ?

L'empreinte d'inquiétude inhabituelle dans sa voix stérile me tire de ma léthargie. Je tire vivement le rideau et me rue dans la pièce alourdie par l'obscurité et les fumées d'encens. Même dans cette atmosphère entêtante, je sens déjà les relents d'une odeur bien familière à mes sens de médecin. Une odeur qui annonce la mort.

Os, au chevet de la doyenne, presse la main ridée, à la chair si fine qu'elle n'en cache plus le squelette. Sa poitrine que je voyais agitée de spasmes douloureux les jours précédents se tient désormais sage. Immobile.

Je le pousse sans ménagement pour tâter le pouls de Nona, sans surprise, introuvable. Alors je fais brusquement volte-face sur le garçon.

Plus tard, j'imputerai mon coup de sang au trouble suscité par ces paroles volées ou à la fatigue des lendemains d'ivresse. Pour le moment, je la dirige contre la seule personne en mesure de la réceptionner : Os.

— Qu'est-ce que tu lui as fait ? Elle était mourante et épuisée et toi, tu l'abreuves d'âneries !

C'est à la lueur d'étonnement qui transperce ses yeux inexpressifs que je comprends la futilité de mon irascibilité. Même si j'avais tiré ce rideau plus rapidement, Nona en avait fini avec son cycle de vie. Elle me l'a bien assez répété. Je n'aurais rien pu faire.

— Je suis désolé Hector.

Il se rapproche et appose une main sur mon épaule. J'ignore si ses excuses ont valeur de réponse à mon débordement ou de condoléances. Je prends la deuxième option et serre le garçon contre moi alors que nous nous recueillons silencieusement devant le corps de celle qui aura joué un rôle de mère pour nombre d'entre nous.

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