Chapitre 32

9 minutes de lecture

Sara

« Je m'en débarrasserai. »

Ces mots me heurtent comme une tempête ferait chavirer un char à voile. Ils s'infiltrent dans chaque pan de mon corps et réveillent des douleurs que je croyais révolues.

« Je m'en débarrasserai. »

J'ai l'impression que mes poumons ne parviennent plus à aspirer assez d'air. Je me plie sur mon abdomen, perclus de contractions, et fuis ce cercle avant de fondre en larmes devant eux. Une fois hors du hangar, je cours jusqu'au premier espace vide que je déniche.

« Je m'en débarrasserai. »

Dans ce qui devait servir de remise, je m'écroule à même le sol entre deux tonneaux. Je suis obligée de serrer mon ventre dans lequel j'ai l'impression de revivre les sensations les plus atroces de cette fausse-couche. Il ne faut pas longtemps à mes yeux pour s'embuer de larmes et couler comme deux cascades.

Il me fallait évacuer. Trop. C'était trop. Même si Rana, Delvin et Wolf m'ont occulté cette information, j'ai fini par l'entendre au gré des conversations : pratiquement toutes les prêtresses qu'ils avaient sauvées s'étaient donné la mort à la première occasion. L'information m'avait porté un coup, j'en reçus un deuxième en voyant tous les cadavres des insurgés s'accumuler au centre de la place, puis un troisième en voyant tout le sang sur les vêtements de mon mari. Combien d'hommes avait-il tués cette nuit ?

Je ne remarque l'arrivée de Wolf que lorsque sa carrure m'enveloppe de ses énormes pattes d'ours. Je ne voulais pas craquer devant lui ni devant personne. Je m'en veux de lui infliger ce spectacle, alors qu'il m'a répété, encore et encore, avant de partir, combien ce serait dangereux, qu'il y aurait des affrontements et des morts. Alors je voulais tenir, me montrer brave comme Selmek, Rana ou Delvin. Lui prouver que je n'avais pas besoin qu'il s'inquiète pour moi et que je prenais la décision de les suivre en mon âme et conscience.

« Je m'en débarrasserai. »

Mais cette phrase est la phrase de trop, me ramenant à ce jour cauchemardesque. Me faisant réaliser que je ne suis pas encore capable de tourner la page.

— Je sais que c'est dur, mon soleil, mais je sais aussi combien tu es forte, combien tu peux surmonter cela.

Dans un nouveau sanglot, je finis par accrocher mes doigts à son torse. Il me serre fort. Comme il est bon de se blottir contre lui. Les saccades de pleurs s'amenuisent, alors je parviens à articuler entre deux phrases :

— Je suis désolée, ça va aller, j'ai juste besoin de digérer tout ça.

— Je sais, mon soleil, je sais.

Il me berce ainsi pendant de longues minutes, jusqu'à ce que la crise tempétueuse se meuve en une timide éclaircie. J'en profite pour faire le bilan de toutes ces aventures qui ont saccagé mon existence depuis l'arrivée d'Os dans notre paisible colonie : ma jalousie au sujet de Selmek, ma capture par ces bandits, mon cœur chaviré entre les pattes de Wolf, mon mariage, ce bébé... Plus rien n'a été paisible depuis que cet agent du chaos a atterri dans nos vies. Et je me retrouve pourtant à le suivre, dans cette nouvelle quête insensée dont on ne connait même pas la récompense. Y en aura-t-il seulement une ?

Pourtant, je ne regrette pas un seul instant ces évènements, et brûle même de poursuivre dans cette voie-là. Wolf n'aurait jamais pu se contenter de couler des jours tranquilles sur les rives de ce lac. Moi non plus.

Je me rends compte que je ne déteste pas tant cette palpitation de l'aventure. Loin s'en faut. Mais je n'en peux plus de me laisser balloter par les aléas, de ce rôle de poupée fragile et sensible que j'entretiens malgré moi. J'ai passé ma vie à admirer des figures fortes. Aujourd'hui, je songe que j'aimerais en devenir une moi-même.

Alors je redresse un regard, ravivé de détermination sur Wolf, pour lui demander :

— Apprends-moi à me battre, s'il te plaît.

o

Hector

Il va de soi que je fus horrifié de découvrir, en rejoignant la bande sur son nouveau terrain conquis, le sort de ces religieuses. Puis, passée la première réaction épidermique et logique de l'appréhension de n'importe quel humain face à la mort, je ne m'en suis pas trouvé aussi chagriné que je l'aurais dû.

En effet, ces femmes ont choisi d'embrasser leur foi aveugle. Je connais suffisamment les ravages que provoquent les dictats absurdes des dieux pour les avoir vus décrits à de trop nombreuses reprises dans les ouvrages, pour qu'il en découle une réelle compassion. À en croire les ragots qui circulent parmi les autres habitants du karst, elles ont probablement ressenti une meilleure félicité en lavant l'opprobre au fil d'une lame qu'en traînant l'empreinte de leur péché dans une vie de déshonneur.

Yue a choisi de porter ce poids sur ses épaules et elle l'assume avec un courage qui force le respect.

Nous assistons silencieusement à la cérémonie d'hommage pour les augures – celle pour les autres personnes tuées lors de l'invasion des hérétiques a eu lieu plus tôt dans l'après-midi. Notre groupe s'est vu relégué au fond de la salle dans un message qui semblait exprimer subtilement : « nous vous tolérons pour nous avoir libérés, mais merci de déguerpir au plus vite tout de même ».

En sa qualité de paria, Yue se retrouve donc avec nous, et je ne peux m'empêcher de me demander si le stoïcisme et le sang-froid qu'elle arbore découlent d'une éducation religieuse rigide ou de ses facultés d'Alters, à l'image d'Os que j'érige comme référence en ce qui concerne ces traits de caractère.

Bien sûr, la jeune fille n'arrive pas à la cheville de son homologue leuciste.

Depuis que Talinn m'a reporté avec excitation son contact télépathique avec l'ex-augure, je ne peux m'empêcher de l'observer sous toutes les coutures. Sans doute aurait-elle pris cela pour un voyeurisme malsain si elle n'avait pas été accaparée par d'autres pensées. Après l'avoir scrutée toute la cérémonie, je ne peux que parvenir à la conclusion qu'elle est loin d'être aussi insensible qu'Os. Même en s'efforçant de le cacher, l'accablement coule sur son visage.

Me voilà ainsi partagé entre ma curiosité maladive qui me pousse à aller creuser davantage sur les Alters avec un sujet qui semble plus accessible qu'Os, et le respect élémentaire qui voudrait qu'on la laisse en paix pour son deuil.

Ma soif de connaissance aura gain de cause. À la fin de la cérémonie, je vois Yue s'aventurer dans de nouvelles profondeurs de l'aven et je ne peux me retenir de la suivre – à distance raisonnable. Elle débouche devant une nouvelle source formée par un écoulement sur la paroi rocheuse. Je la devine, cette fois, impropre à la consommation étant donné son apparente saturation en calcaire. Un avancement naturel de la pierre forme un simulacre de presqu'île sur lequel trône un petit autel orné d'effigies, de bougies et de mantras gravés sur des plaques de bois.

Yue s'agenouille au centre de l'îlot, en position de prière. Autour d'elle, les gouttes suintent des stalactites et s'éclatent dans une faible rythmique formant diverses auréoles à la surface de la source. Seul le bruit de cette pluie trouble l'atmosphère sereine de la cavité.

Quel droit ai-je de déranger son recueillement ? Alors que je jugeais qu'il me vaudrait mieux faire demi-tour, c'est elle qui m'interpelle, sans même se retourner.

— Que me veux-tu ?

Quelque peu honteux d'avoir ainsi joué les importuns, je bafouille :

— Te poser des questions, mais cela attendra. Je ne vais pas te déranger pour l'heure...

— Tu peux me déranger. (Elle marque une pause avant de pivoter vers moi et de me jeter un regard lancinant.) Tout ce qui parviendra à me distraire de cette situation sera le bienvenu.

Je hoche la tête, comprenant partiellement ce qu'elle entend par-là, puis m'avance timidement sur l'îlot. Yue a pivoté à quatre-vingt-dix degrés et j'y vois une invitation à m'installer en face d'elle.

Nous nous dévisageons longuement dans le halo du faible éclairage de la grotte qui projette les reflets de l'eau en de fascinantes ondulations sur son visage. Je me sens idiot. Je débordais de questions à son attention et plus aucune ne me vient. Alors elle commence.

— Tu n'es pas avec les Rafales, n'est-ce pas ?

Je grimace en me demandant ce qu'elle sait déjà à propos de notre bande, entre les informations qu'elle a pu récolter entre son contact avec Os ou d'autres. J'ignore même s'il lui faut impérativement opérer un contact physique ou si elle peut capter quelques bribes dans les airs à la manière d'Allan.

— Non, je viens de l'autre camp, finis-je par répondre.

Elle hoche la tête et tend sa main vers moi. Je devine ce qu'elle va demander.

— Je peux ?

En guise d'assentiment, je lui présente ma main en miroir et nos doigts s'effleurent l'espace d'une seconde. Intrigué, je guette ses réactions, mais la faible luminosité, et surtout, son stoïcisme impeccable, m'empêchent de discerner autre chose qu'un vague frémissement sur son corps.

Ce n'est que lorsqu'elle range sa main entre ses cuisses qu'un air triste voile son visage, bien qu'elle tente de le dissimuler en détournant la tête.

— Tu attends de moi des réponses que je n'ai pas.

Je m'y attendais. Je ne me forgeais pas trop d'espoirs non plus.

— Je ne sais pas ce que sont les Alters, poursuit-elle. J'ai toujours pensé que ma faculté à voir le cœur de ceux que je touche était un don de la déesse. Je n'aurais jamais imaginé qu'il puisse s'agir d'une « mutation génétique ». Je ne sais même pas ce que c'est.

Je m'interroge l'espace d'une seconde sur la possibilité – et la faisabilité – d'un cours de biologie accéléré, mais elle me devance à nouveau.

— En tout cas, tu n'as rien à craindre de moi, Hector. Contrairement à ton ami, je ne suis pas capable de tuer des gens par la pensée. Si cela avait été le cas, tu penses bien que je ne vous aurais pas demandé assistance.

— À ce propos, comment as-tu fait pour contacter Os ?

Le rire cristallin qu'elle émet se réverbère sur la paroi rocheuse.

— C'est lui qui m'a contactée. J'ai prié Kana de venir à notre secours, mais je n'imaginais pas cette aide-là.

Je frotte pensivement mon menton mal rasé, tâchant de me rappeler ce qu'a exactement évoqué Os à ce propos... avant de réaliser la complexité de démêler les situations impliquant Os.

— Il disait qu'il s'agissait d'un message divin... remarqué-je.

Même sans être doté d'une empathie aussi aiguë que ces Alters, je me sens submergé par la détresse qui semble traverser Yue à ce moment.

— En fait, j’ai reçu un message divin quelques jours avant l’attaque… Mais ce n'était pas Kana. C'était un autre dieu qui m'est inconnu et qui m'a imprimé dans la tête la direction dans laquelle nous devons nous rendre. Et je n'aime pas ça. Je n'aime pas sa manière de faire ni le fait de ne pas connaître ses desseins. Je me hais de devoir trahir Kana.

— Es-tu vraiment obligée de la trahir ? Ne peux-tu pas simplement nous donner ces coordonnées et rester ici avec les tiens ?

— Je ne pense pas. Ce n'est pas ce que cet être supérieur a prévu.

Elle laisse planer un silence lourd avant de compléter, comme si elle essayait de se raccrocher à la moindre justification.

— De toute façon, je n'ai plus rien à faire ici. Plus maintenant que...

Elle ne parvient pas à terminer sa phrase. Ces mots semblent trop durs à prononcer pour elle, alors je hoche simplement la tête pour lui signifier que je l'ai comprise.

— Ne t'en fais. Tu es la bienvenue parmi nous.

Et si de la sorte je peux bénéficier de l'occasion d'étudier deux phénomènes psychiques au lieu d'un, je ne m'en priverai pas. Même si Yue m'apparaît maintenant moins intrigante qu'Os, de la même manière que je ne m'étais jamais intéressé à Allan, qui ne recelait pas autant de mystères.

Pour autant, une dernière question me brûle les lèvres. Je sais qu'Allan n'est jamais parvenu à « scanner » Os. Qu'en est-il de Yue ?

— As-tu pu toucher Os ?

Elle lève ses yeux d'obsidienne vers moi. J'ai l'impression d'y voir passer un éclair de frayeur qui suffit à répondre à ma question.

— Et qu'as-tu vu ? insisté-je.

Cette fois, ce sont ses mains qui se mettent à trembler à l'évocation de ce souvenir. Elle s'oblige à agripper les pans de sa robe afin de les maîtriser.

— Rien... et tout à la fois. C'était comme... tomber dans un vide infini bercé d'une tempête d'émotions et d'altérités. Sans la moindre cohérence...

Elle reprend une large inspiration avant de lâcher entre ses lèvres crispées :

— Je crois que j'ai vu ce qu'est le chaos.

Annotations

Vous aimez lire LuizEsc ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0