2. Retour à la réalité

4 minutes de lecture

— Lukas ! Réveille-toi, mon pote ! Tu ne peux pas continuer comme ça, tu dois te reprendre !

John parle trop fort, il crie, me secoue, si bien que je finis par sortir de ma torpeur pour me ruer dans la salle de bain et y vomir mes tripes.

— Profite-en pour jeter un oeil dans le miroir et constater ton propre délabrement ! continue-t-il, indifférent à mon état.


Mon équilibre presque retrouvé, je titube jusqu'aux lavabos où je me soutiens. Mon regard rencontre alors celui d'un ivrogne qui me ressemble si fort que j'en lâche un cri de surprise. Lavé, habillé de vêtements propres, coiffé et rasé, l'inconnu pourrait être mon double, un clone de moi.

John continue à vociférer dans la pièce à côté ; j'entends des objets déplacés sans délicatesse, des tissus froissés, des pas rapides qui foulent la moquette. Au moment où je reconnais le bruit des anneaux sur la tringle à rideaux, une lumière vive me brûle les yeux et m'arrache un gémissement de douleur.

L'autre me fixe toujours dans la glace. Je repose ma brosse à dent, il en fait de même. Je le mate d'un air furibond, il me rend la pareille. Je tourne le robinet, lui aussi. Je lève le bras pour lui coller une bonne droite en pleine face, il me copie encore. Sauf que cette fois, je l'ai touché. Son visage est fendu de part en part, on n'aperçoit plus que de rares morceaux de peau. Il a eu mal, pas moi. Enfin, si on oublie les articulations de mes doigts ensanglantés.

— Lukas, qu'est-ce qui ne va pas chez toi ? s'inquiète John, immobile à quelques pas de moi. Regarde ce que tu es devenu, mec, un saoûlard, un SDF.

Je ris :

— Un coup de poing, un seul ! Il n'a pas aimé, le gars ! Tu as vu ça, John ?

Il ne répond pas. Il observe la scène et comprend enfin que j'ai fracassé le poivreau, puis il passe son bras sur mon épaule pour me montrer sa fierté.

— Lukas, reprend-il d'une voix plus douce, ce type dans le miroir, c'est toi, ton reflet. Décale-toi jusqu'au lavabo voisin et rends-toi à l'évidence. Tu n'as frappé personne, tu as juste brisé du verre.

Je le regarde, incrédule, mais obéïs et cherche mon soi-disant reflet des yeux. La ressemblance est vraiment frappante. Son menton est recouvert d'une barbe de plusieurs jours, avec une cicatrice récente au coin de la bouche. D'instinct, je lève la main pour vérifier l'état de ma peau. Elle pique et je sens une petite coupure près de ma lèvre. Je vois alors ses phalanges, les compare aux miennes et reçois une douche glacée. Pire que ça, je suis pris au piège dans un iceberg.

Je me tourne vers mon ami, partagé entre dégout et espoir. Il ne peut s'agir que d'une mauvaise farce. Mais ses traits n'expriment que compassion et tristesse, aucune trace de raillerie qui me rassurerait.

Je me traine jusqu'au canapé sur lequel il me fait signe de m'asseoir et m'y laisse tomber. Il s'installe sur le sofa qui me fait face et prends une profonde inspiration :

— Tu vas commencer par manger ; j'ai appelé le room-service pendant que tu te vidais.

— Pas faim. Un verre de scotch, s'il te plait, je peine à articuler. Ou mieux, la bouteille.

John se redresse, me toise de sa hauteur et son regard vert n'a plus rien d'amical quand il reprend d'une voix sourde :

— Tu vas manger ; pendant ce temps, tes appartements seront vidés de tout alcool. Ensuite tu prendras un long bain, avec beaucoup de mousse, et tu frotteras ta peau jusqu'à ce qu'elle en rougisse. Ça laissera le temps de ranger et nettoyer le bordel que tu as semé partout.

Le ton est monté avec la dernière proposition, signe de sa colère contenue. Il a même écarté les bras pour désigner l'ensemble de la pièce, une moue de répugnance sous le nez.

On frappe à la porte, mon repas arrive. Ça m'écoeure déjà, et plus encore quand John ouvre et que les effluves de nourriture parviennent jusqu'à mes narines. J'implore :

— Vraiment, ça ne passera pas, ne me force pas.

— Tu vas manger, Lukas, tu peux en être certain. Soit tu te nourris seul, soit j'appelle ta soeur, on t'attache et on te force. Tu choisis quelle option ?

— Pas Angie ! Surtout pas, s'il te plait ! Ses cris me tueront.

— Elle s'inquiète, Lukas ! Tu ne sors plus d'ici, tu ne travailles plus, tu ne vois plus personne, tu es devenu injoignable. C'est ta soeur, elle t'aime, et moi aussi. Merde, tu te rends compte que si j'avais encore attendu, on t'aurai peut-être retrouvé ivre mort ?! On ne te laissera pas te détruire. Tu vas désaouler et on discutera. Je rassurerai Angie, mais tu ne l'éviteras plus longtemps. Ton repas va refroidir, tu devrais commencer, ça sera meilleur chaud.

Je me résigne et plonge ma cuillère dans un potage qui ne m'emballe pas du tout. Mon gardien, son téléphone collé à l'oreille, me fait signe de jeter quelques croutons dans l'assiette et sort de mon champs de vision. C'est d'une voix apaisée, mais ferme que je l'entends convoquer barbier, coiffeur et manucure, à quelques mètres, derrière moi.


Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Ysabel Floake ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0