Chapitre 01.1

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Janvier 1849 du calendrier grégorien. Oxford, Grande-Bretagne, Terre.

L’hiver 1849 fut l’un des plus terribles que la Grande-Bretagne ait eu à subir depuis le début du siècle. Un brouillard épais couvrait la région. Ce n’était pas la première fois. Toutefois, il ne subsistait guère des jours durant sur Oxford et sa banlieue. Il n’existait pas une pierre qui ne suintait pas l’humidité, pas une touffe d’herbe qui ne pourrissait à cause des pluies incessantes des semaines précédentes.

La ville souffrait jusqu’au plus profond de ses entrailles. Une mousse gluante comme de la bave de crapaud rendait le sol glissant. Parfois, des morceaux de pavé collaient aux sabots des chevaux et s’extrayaient de leur habitacle d’origine. Des cavités se formaient dans la chaussée et une eau saumâtre et malodorante les emplissait en quelques minutes. Des égouts débordants s’échappaient des milliers de rats à la recherche d’un endroit sec.

Les élégantes de la cité évitaient de quitter leurs hôtels cossus de peur de salir leurs délicates toilettes au passage des voitures à cheval et de se briser une cheville en glissant. Celles qui s’y risquaient, d’une démarche maladroite, voyaient leurs efforts de coquetterie anéantis.

L’humidité ambiante déformait les tissus et étiolait leurs couleurs. Les pesants chapeaux ouvragés finissaient par ressembler à des salades manquant cruellement de fraîcheur.

La gent masculine s’en sortait mieux, grâce au gibus. La pluie semblait glisser sur celui-ci faute de prise. S’il gardait les crânes chauves ou éclaircis par les ravages de l’âge au chaud et au sec, l’eau finissait néanmoins par dégouliner le long de leurs épaules, de leur dos et de leur plastron. Elle alourdissait les manteaux d’hiver, tant et si bien que les Oxfordiens donnaient le sentiment de porter le poids du monde.

Ceux qui s’adaptaient et tentaient de tirer le meilleur parti de cet univers de poisse, de pourriture et de froidure, ne portaient ni de jolies robes de soie, de satin ou de velours, ni de chapeaux à fleurs surmontés de voilettes, ou de manteaux en cachemire, sauf récupérés chez un fripier ambulant et usés jusqu’à la corde.

Ils ne vivaient pas dans la sécurité des bâtisses opulentes ou le confort des hôtels somptueux, à moins de les squatter à l’insu des gardiens ou des propriétaires. Ils ne dormaient pas à l’abri de belles chambres bien chauffées par les grandes cheminées, mais sous des combles parcourus de courants d’air froid en hiver, baignés d’une suffocante chaleur en saison chaude.

Ceux qui habitaient au sein des quartiers ouvriers n’étaient guère mieux lotis. Ils ne se plaignaient pas, de crainte que leurs malheurs empirassent. Les bâtisses, infiltrées par l’humidité étaient devenues insalubres.

Le bois et le charbon, avalés par les poêles et les cuisinières en fonte, refusaient de brûler.

Des miséreux, des vieillards et des infirmes vivaient au fond des étables, des porcheries, des poulaillers, ou au milieu d’amoncellements de cageots et de bouts de tissus tendus, dans un semblant d’espace personnel, à l’abri des regards.

La classe ouvrière connaissait un taux de disparitions inexpliquées extraordinairement haut depuis plusieurs décennies.

Quand un employé ne pointait plus à l’usine plusieurs jours de suite, quand une domestique abandonnait ses seaux remplis d’eau près d’un puits sans laisser la moindre trace, quand une prostituée n’effectuait plus les cents pas sur son trottoir, ils étaient alors considérés comme disparus, mais pas encore décédés, bien que nul ne se fasse d’illusion sur ce qui leur était advenu.

Habituées aux règlements de comptes entre gangs rivaux, aux dettes impayées, aux crimes crapuleux, aux suicides et aux épidémies, et par manque de moyens, les autorités judiciaires n’entreprenaient rien.

En revanche, lorsqu’un notable et sa famille disparaissaient, abandonnant leurs possessions, et un dîner à peine entamé, cela devenait autrement dérangeant.

Le seul à s’en émouvoir fut Cyrus Haviland. Il écrivit un compte-rendu détaillé au sujet des disparitions. Six cas sur la cinquantaine dont il prit connaissance.

Il transmit son rapport à son supérieur hiérarchique. Pas à celui qui se situait directement au-dessus de lui, mais quelques crans plus haut. À cela, une raison simple : le premier avait disparu tandis qu’il se rendait chez sa mère, à la campagne, en périphérie de la ville.

Trouvant curieux que les bouteilles disposées, la veille, sous le porche du cottage ne lui soient pas rendues, le laitier avait donné l’alerte. Leur absence indiquait que l’Inspecteur en chef ou l’un de ses proches les avait bien ramassées.

Les bagages, déchargés et déposés sur le pavé, humide et froid, du hall de la résidence y étaient restés quatre jours durant.

Jusqu’à ce que son subalterne, Haviland, investisse les lieux avec un collègue et six agents de ville.

Ils ne trouvèrent aucune trace de présence humaine à l’intérieur de la propriété. Pas le moindre cheveu de la perruque de l’inspecteur en chef, de sa mère, ou du cocher qui les avait conduits chez eux. Les chevaux de la berline et les petits chiens de race de la vieille dame avaient également disparu.

Rien, à part la carriole renversée, ne démontrait une lutte acharnée destinée à sauver leur vie.

L’inspecteur prit soin de le mentionner dans son rapport. Il s’agissait de la cinquième absence considérée comme inquiétante.

La sixième était celle du super intendant, une semaine et un jour après son subalterne. Il avait disparu avec sa femme et leurs six enfants, un dimanche, probablement juste à la fin du déjeuner familial auquel participaient également sa sœur et son beau-frère et leurs trois marmots en bas âge.

Au total, treize personnes s’étaient littéralement volatilisées. Le policier ne tenait pas à devenir le septième cas d’évanouissement, sans explication ni trace, relaté par l’un de ses collègues, et classé.

En règle générale, les enquêtes criminelles de province restaient de simples comptes rendus qui parvenaient rarement jusqu’à Londres. Là, ces affaires non résolues dépassaient ses compétences, raison pour laquelle il réclama des renforts.

Ces derniers ne furent pas ceux auxquels il s’attendait.

En une semaine, Oxford vit débarquer un contingent constitué de policiers et de soldats coloniaux à l’uniforme impeccable et à l’allure aussi rigide que des barreaux de chaise.

Les premiers n’étonnèrent pas. Ils venaient de Londres, mais beaucoup d’entre eux avaient de la famille, des amis ou des collègues dans la région.

Les seconds détonnèrent carrément dans la société conventionnelle et hermétique de la cité. Comme bon nombre d’Oxfordiens, le doyen et l’inspecteur remarquèrent que certains des guerriers venaient de tribus issues des colonies.

Ils étaient intégrés aux forces de l’ordre, ou à ce qui y ressemblait, et qu’ils jouissaient des mêmes prérogatives que leurs collègues blancs. Ils transportaient, tous, sans restriction, un arsenal impressionnant, et même effrayant, semblant directement sorti de la Tour de Londres durant ses sombres moments.

Les deux notables s’en offusquèrent et ne se gênèrent pas pour le faire savoir aux hommes en costume sombre, lunettes à verres noirs, cerclés d’or ou d’argent, hauts chapeaux, qui dirigeaient l’ensemble.

Ceux-ci les éconduisirent poliment, mais fermement.

Furieux d’avoir été congédiés, les notables étaient repartis en jurant qu’ils iraient se plaindre plus haut et que l’on en entendrait parler. En attendant, ils décidèrent d’ignorer les nouveaux venus. Ce qui se révéla impossible tant leur curiosité était grande.

De leur côté, aucun de ces étrangers ne chercha à communiquer avec les résidents de l’Université ou avec les habitants de la ville.

Haviland pensait qu’ils ne parlaient pas anglais et ne dialoguaient qu’entre eux, dans leur langue d’origine. Une piètre explication qui le laissait satisfait néanmoins.

Les nouveaux arrivants n’évoquaient pas les forces de l’ordre habituelles. Quoique cette idée tienne d’une opinion personnelle et non d’une réalité prouvée. Haviland se fiait à ses intuitions et préférait se méfier.

Ils agissaient sur les ordres de la Reine Victoria et de son Premier ministre, Lord John Russel, l’apprit-il plus tard.

Ils prirent possession de l’ensemble des bâtiments de l’Université.

Ce contingent ne correspondait pas aux renforts idéaux imaginés par Haviland.

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