L'albatros

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Dans un grand bureau en plein cœur de Paris, Charles est penché sur un dossier important. Il savoure le confort de son siège en cuir tandis que les fenêtres immenses filtrent la lumière du soleil d’avril. Ce luxe est tout nouveau pour lui, mais cela ne l’empêche pas de le savourer comme une liqueur absinthée. À sa porte, une main frappe trois coups qu’il n’entend pas, plongé dans sa lecture. Après quelques secondes d’attente polie, la main toque une seconde fois. Charles lance un « Entrez ! » en relevant à peine la tête de ses feuilles. La main enclenche la poignée et entre dans le bureau, aussitôt suivie du corps d’un jeune homme assez séduisant. De taille moyenne, le nouveau venu est râblé comme le sont les anciens sportifs. Sa coupe de cheveux ne surprend pas Charles. Il ne se permet jamais de juger les extravagances capillaires des autres. Il est lui même passé par trop d’états différents en la matière.

– Bien, M. Ekberg. Qu’avons-nous là ? Un texte de chanson ? En anglais ? Ça ne devrait pas me poser de problème. Bien, voyons cela.

Charles prend la feuille qui lui est tendue. Il se saisit également d’un crayon, afin d’annoter si nécessaire certaines parties.

– Alors : « Let me tell you all a story / About a mouse named Lorry. / Yeah, Lorry was a mouse / In a big brown house / She called herself the hoe / With the money money flow. »

Il y a un moment de flottement lorsque Charles finit avec ce premier couplet. Il cherche ses mots, afin de formuler au mieux sa pensée.

- C’est... intéressant. Les rimes ne sont pas fantastiques – soyons honnêtes, vous n’avez pas travaillé pendant plus d’une journée sur ça, n’est-ce pas ? Je veux dire : story et Lorry, pourquoi pas ; mais mouse et house... Vous croyez vraiment que vous êtes le premier à utiliser ces rimes ? En plus, ça ne fait aucun sens. Qu’est-ce que vous voulez qu’on en ait à foutre que cette souris habite dans, je vous cite, « une grande maison brune » ? Enfin, passons. Je suppose que tout ça, c’est pour une question de rhythme. Vous pouvez me le donner, ce rhythme, en vitesse ? Oui ?

« Bien, c’est ce que je pensais. Le rhythme d’abord et puis on pensera à coller un texte qui tient vaguement debout par-dessus. Bon, au moins, c’est entraînant, c’est déjà ça. Passons à la suite. Cette souris dit elle-même qu’elle est une catin, selon vous. Pourquoi pas, non mais pourquoi pas. Et l’argent coule à flot. Parfait. C’est pas du Edgar Alan Poe, mais ça fera l’affaire, je suppose. »

Charles pousse un soupir à l’évocation de Poe. Il ne comprend toujours pas comment il en est arrivé là. Il gagne bien sa vie, il doit l’avouer. En revenant à la vie, il a créé un certain émoi dans le droit d’auteur. Heureusement que ses avocats ont su se débrouiller pour qu’il remette la main sur les Fleurs du Mal. Aujourd’hui, il est assis sur un pactole plus que substantiel. Néanmoins, pour être sûr de ne pas se retrouver dans la dèche comme il l’avait été par le passé, il s’est offert les services d’un cabinet de gestion, qui lui a conseillé de monter cette entreprise assez lucrative. Seule ombre au tableau : être forcé de lire et de corriger un certain nombre de bouses que personne d’autre ne veut. Pas grave, avait-il dit, après avoir passé une partie de sa vie dans les caniveaux à traiter avec les rats, n’importe qui pourrait se considérer prêt pour le show-business.

– Donc, où en étions-nous. Ah oui : « She called herself the hoe / With the money money flow. / But fuck that little mouse / 'Cause I’m an albatraoz. »

Charles s’arrête dans sa lecture. Il pose la feuille sur son bureau et se pince l’arrête du nez. Un silence gênant s’installe.

– Un albatros ? Vous êtes sûr ?

En face, on lui répond d’un hochement de tête décidé. Charles le regarde fixement pendant un instant avant de lire rapidement et à voix basse le reste du texte. Une fois qu’il a fini, il pose les deux mains sur la table et regarde son interlocuteur dans les yeux.

– M. Ekberg, laissez-moi vous expliquer quelque chose : avant d’en arriver ici, dans ce bel immeuble au cœur de Paris, j’ai moi-même écrit une ou deux petites bafouilles. J’ai été critique d’art mais aussi écrivain, à mes heures perdues. Ça ne m’a pas rapporté grand-chose niveau pognon, mais j’aime à croire que cela a plu à quelques personnes. Bref, tout ça pour vous demander si, par le plus pur hasard, vous n’auriez pas un jour lu un mien poème traitant justement d’un albatros. Non ? C’est dommage, car il a eu son petit succès, en son temps. Je comprends pourtant, à la lecture de votre chanson que la narratrice oppose au succès de cette petite souris extrêmement riche la grâce et l’élégance de l’albatros, ces rois de l’azur. Seulement, c’est un peu pauvre, ne croyez-vous pas ?

« Nous pourrions – si vous le voulez bien – essayer de développer un peu ce texte afin de brosser un portrait un peu plus cruel de cette souris riche aux mœurs dissolues. Dans le même temps, nous pourrions travailler le personnage de l’albatros qui domine les cieux, mais dont les ailes de géant l’empêchent de marcher. Qu’en pensez-vous ? »

Le jeune homme qui n’a quasiment pas parlé depuis un moment acquiesce et tous les deux se mettent au travail pour accoucher ensemble d’une œuvre qui révolutionnera la chanson anglo-saxonne pour des décennies. Qui pourrait dire ce qui aurait pu arriver si Aron Ekberg, dit AronChupa, n’avait pas pu profiter des lumières d’un Charles Baudelaire revenu d’entre les morts ? Personne. Et c’est tant mieux.

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