Chant Initiatique
Le souffle se suspend,
Dans l'attente du chant ;
Il attend ; l'élu du moment :
Le cœur battant ?
Pas un bruit si ce n'est le vent,
À ma lente approche...
Rythme et gravité. D'aussi loin que nous arrivions, notre toute-puissance imposait le silence. Même la nature s'arrêtait. Seul le son de cloches des églises accompagnait notre approche. Un moment de fête, mais aussi de grâce, de solennité pour eux. La plupart en tous les cas, car certains n'avaient pas le cœur calme, il suffisait de jeter un œil sur le tableau des graphes pour le savoir. Rien n'échappait aux senseurs, surtout pas les graines de rebelles, et il y en avait toujours au moins une dans chaque village. Cela n'inquiétait pas la plupart d'entre nous, de toute façon leurs temps viendraient et leurs âmes s'apaiseraient, et dans le cas contraire, les communautés prendraient soin d'eux et de leurs esprits en déroute ; la paix du monde assurée. En ce jour de soleil éclatant et de voute céruléenne, je m'étais arrêté là ; ronflement et crissement de métal aidant, mon corps diamant se balançant dans l'air matinal, mes pieds démesurés chevauchant la rivière et le moulin : je dominais les maisons. J'assumai ma position.
Sur la rive, Jack attendait, cheveux au vent et vêtu de blanc : impatient et le creux du ventre noué. Rien ne trahissait cette appréhension. Il savait qu'enfant, il serait saisi, adulte, il reviendrait au sein des siens ; soumission totale à l'inéluctable ; aucun problème avec celui-ci.
Ce n'était pas le cas d'un autre jeune garçon. Bien sûr, je savais son nom : Will, riche de questions, de curiosité. Beaucoup trop pour son bien ! Il était de ceux qui rataient l'initiation ; un embryon de vagabond. Mais, on essayerait quand même, il le fallait.
Quelle tristesse, que j'oubliais, seul comptait le héros du jour : Jack. Alors, j'ai ouvert la trappe, déroulé mon tentacule mécanique pour entourer délicatement l'enfant et avec douceur l'ai conduit en mon corps diamant. En suite, je me suis éloigné …
Quand je suis revenu, la nuit tombait sur le village. Les lampes dansaient dans l'obscurité naissante. Les saveurs et les senteurs du banquet à venir flottaient dans l'air du soir, pain frais et viande grillée. Jack avait faim.
Avec précaution, je l'ai rendu aux siens. Sur son crâne brillant, la coiffe du passage : fine toile d'araignée d'acier, la réussite incrustée, l'âge de raison imposé ; la clef du bonheur. Aussitôt, il fut entouré alors que le vieux seigneur des lieux, Sir Geoffroy, s'inclinait vers moi avec respect : autant que sa vieillesse le lui permettait en tous les cas.
À l'écart se tenait Will. Le regard remplit de défit, comme toujours, et fixé sur son ami. Espérait-il qu'il n'ait pas changé ? Que les jeux partagés reprendraient ? Quelle cruelle désillusion pour lui. Je le plaignais. Je gardai l'espoir, malgré tout, qu'il emprunte le passage, avec succès, pour rejoindre Jack dans la sérénité.
Sons de métal, lumière crue perçant la sorgue, je me suis remis en route, sous la lune montante. Pas de temps à perdre ; d'autres initiations m'attendaient dans d'autres villages : un agenda bien plein pour la semaine à venir.
Les jours se ressemblaient, la roue tournait et les âges calmes perduraient.
Pour longtemps ?
Ah ces doutes qui m'empoignaient à chaque fois, même après une initiation réussie. C'était à cause des statistiques du central. De plus en plus de vagabonds, disait-on. L'esprit humain si malléable s'adaptait-il ? Certains le pensaient ; j'en faisais partie. La majorité le réfutaient ; étaient-ils aveugles ?
Ou alors le pessimisme que je ressentais n'avait peut-être pas d'objets. Finalement, le haut conseil persistait à dire qu'il n'y avait rien à redouter. Les statistiques l'assuraient ? Mais, cela étaient déjà arrivés et ensuite tout était rentré dans l'ordre n'est-ce pas ?
Je voulais faire mienne cette certitude.
Vraiment ?
Alors pourquoi l'image de Will me poursuivait-elle ? Will et son regard brillant, interrogatif, insoumis. Et, tandis que je m'éloignais, elle s'accrochait à moi comme une teigne, sans pitié. Me poursuivait dans la nuit et chuchotait à mes senseurs :
"À vous, tripodes, les jours sont comptés !"
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