5. Le prince des ténèbres
La moquette du bureau du DRH, 00h17.
Je n’avais jamais réalisé à quel point le velours bleu marine des bureaux de la direction était assez confortable pour s’y rouler comme une chatte en chaleur. Ou peut-être était-ce simplement l’effet de ses dents qui frôlaient ma gorge, sans mordre, juste assez pour que chaque inspiration soit un frisson.
« Vous êtes sûr que personne ne va entrer ? soufflai-je, les doigts crispés sur son col de chemise.
— Marguerite, allons, murmura-t-il en me retournant tel un contrat qu’on paraphe sans lire, à cette heure-ci, les seuls qui traînent sont les ectoplasmes du service comptable. Et encore, ils ont peur de moi. »
D’un doigt, il traça un cercle autour de nous sur la moquette. « Je viens officiellement de délimiter une zone de non-droit. Aucune convention collective ne s’applique ici.
— Vous êtes une vraie bête, Monsieur le DRH.
— Moi c’est Jean-Philippe, annonça-t-il en me soulevant la taille pour me prendre en levrette. Cadre supérieur très… motivé. »
Ses hanches cognèrent contre mes fesses dénudées avec la précision d’un tableau Excel bien rempli. « Tu veux bien tourner la tête, s’il te plaît ? » Ses lèvres capturèrent les miennes, et je sentis nettement la pointe de ses canines. Quand même assez aiguë.
La cafétéria, 23h37.
Peu avant minuit, j’avais poussé la porte de l’espace-détente-cafétéria, pour une pause bien méritée. Tout à coup, il surgit de nulle part, un sourire quasi narquois accroché aux lèvres, donnant l'impression que j’étais la seule ressource humaine qu’il comptait optimiser ce soir-là.
Drôle d’heure pour une rencontre. Seuls les « alignés sur la Côte Ouest » (des States bien entendu) traînaient encore aux alentours, des ombres courbées sur des écrans bleus, casques audio vissés comme des prothèses de survie.
« Marguerite, c’est ça ? Votre prénom est délicieusement faustien. Perle, innocence, pureté. Tout un programme. »
En juillet, déjà, j’avais trouvé le DRH assez… spécial. Me recevoir dans un bureau aux stores baissés en pleine journée, avec des lunettes noires sur le nez ! Il avait alors prétexté une ophtalmie.
Je voyais bien ses yeux à présent, d’un vert hypnotique. Son air amusé ne le quittait pas.
« Vous réalisez qu’on est payés pour être là à cette heure ?
— C’est fou. Je ne comprends pas qu’on en soit encore à travailler en horaires décalés à l’heure d’Internet…
— Je ne vais sans doute rien vous apprendre, mais le capitalisme n’a pas attendu Bram Stoker pour inventer le vampirisme. Sauf qu’ici, c’est l’énergie des collaborateurs qu’on suce, pas leur sang. D’ailleurs, vous savez pourquoi on travaille en horaires décalés ?… Pour que personne ne nous entende crier. »
Jean-Philippe T. s’adossa au distributeur de snacks, les bras croisés, l’air de trouver tout cela assez absurde. Sa chemise était légèrement froissée, comme s’il venait de se réveiller d’un long sommeil.
« C’est un peu pour cette question de travail de nuit que j’ai hésité à revenir, parce qu’honnêtement…
— Honnêtement ? Vous ne pouviez pas refuser une si belle majoration sur le salaire horaire.
— C’est ce qui s’appelle profiter de la précarité des gens.
— Vous me voyez comme un prédateur, n’est-ce pas ? Eh bien, sachez que j’ai œuvré personnellement pour votre retour dans cette entreprise. En juillet, vous… vous m’avez touché.
— Ah… Excusez-moi pour… pour ce qui s’est passé. D’habitude, je… ne craque pas ainsi.
— D’habitude ? » Le sourire malicieux, joueur… coquin était revenu. « Parce que vous vous retrouvez souvent dans ce genre de situation ? »
« Situation », mon licenciement ? Une ombre passa sur mon visage. Il comprit le manque de délicatesse de ses dernières paroles.
« Écoutez, on ne va pas remuer les mauvais souvenirs ainsi indéfiniment. J’avoue vous avoir trouvée… belle dans votre tristesse. »
Je le regardai, stupéfaite, par-dessus ma tasse de thé.
« Belle ? Les femmes qui pleurent vous excitent, ou c’est juste une technique de management ?
— J’aime les femmes qui ne s’avouent pas complètement défaites. Et votre colère était palpable. Vos larmes étaient des larmes de rage. Vous étiez telle un rapport annuel qu’on envoie directement à la broyeuse, sans même songer à le signer. Ça m’a donné envie de renégocier vos clauses. »
Un silence, et je crus entendre « et en fait d’excitation… »
Il se dirigea vers ma table, lent, comme s’il avait toute la nuit devant lui. Ce qui, techniquement, était vrai. Toute forme de distance sociale fut bientôt abolie, et se penchant vers moi, il me glissa : « Ça vous dirait, un peu de team-building, afin de parfaire votre réintégration ? »
Ses doigts glissèrent de mon épaule à mon bras, avec la minutie d’une évaluation silencieuse. Et moi, je me laissais faire, employée modèle signant un contrat sans lire les petites lignes. Avait-il un pouvoir surnaturel, ou était-ce juste l’effet de son charisme de manager ? Il faut dire qu’il avait ce je-ne-sais-quoi de magnétique. Et en fait d’excitation…
En un clin d’œil, je fus dans ses bras, coincée contre le frigo à yaourts, son corps pressé contre le mien, sans même comprendre comment cela avait pu être seulement possible. À peine imaginé, aussitôt réalisé. Le métal vibrait sous mon dos, comme un avertissement.
« Attention, chuchotai-je, on est censés être au travail.
— Justement. Les RH recommandent de briser la glace entre collègues. » Sa bouche frôla mon oreille. « Personne ne nous voit. Personne ne nous entend. À part les caméras de surveillance, mais je les ai désactivées. » Un sourire carnassier. « Un petit avantage du poste. D’ailleurs… » Il fit entendre un sifflement, et plusieurs ombres disparurent instantanément. « Voilà, maintenant, nous sommes vraiment seuls. On n’allait pas se faire reluquer ainsi toute la nuit, notamment par Madame Trocmu.
— Madame Trocmu était là ???
— Un de ses avatars, ce qui n’a aucune importance. Revenons à vous. Depuis juillet, j’ai envie de vous effeuiller, Marguerite. »
Le bureau du DRH, 00h21.
Il m’avait assuré que son bureau serait plus confortable que les grandes tables de la cafétéria. À peine la porte franchie, nous nous sommes pris les pieds dans le tapis – enfin dans la moquette – et c’est ainsi que nous nous sommes retrouvés au sol, lui me retenant à peine dans notre chute, occupé à tirer sur la ceinture de mon pantalon. Ses mains étaient curieusement froides mais très habiles.
Après sa première acquisition hostile (réussie), ses lèvres s’attardèrent le long de mon cou, sa langue traçant des motifs qui n’avaient rien de corporate.
« Tu as un rythme cardiaque très… motivant. Ça donne envie de faire des heures sup’. »
Il m’indiqua le bureau d’un geste. « Allez, assise. On va réviser ton package. »
Je m’y installai et enlevai ce qui me restait de vêtements. Bientôt, il se mit à auditer chaque centimètre de mon corps, comme s’il cherchait des opportunités de croissance entre mes cuisses largement écartées. « Je ne néglige aucune niche, souffla-t-il. Surtout pas les marchés émergents.
— Tu es en train de faire un benchmark ?
— Non, juste une analyse SWOT… mais je sens que mes Strengths vont très bientôt l’emporter sur tes Weaknesses. »
Je caressai sa verge, raide comme un objectif trimestriel impossible à atteindre. Il me pénétra d’un coup sec, me faisant hoqueter – son épieu était glacial, mais c’était intéressant. Après quelques va-et-vient, la sensation était plus que brûlante.
Un craquement. Le bureau s'affaissait. « Merde. Encore un meuble low-cost qui lâche. Je parie que celui qu’on t’a attribué n’est pas plus solide. Fournisseur à la noix.
— On devrait envoyer un mail aux Achats, lançai-je en me redressant à moitié. Objet : Urgent – Résistance des meubles en situation de crise.
— Déjà fait, répondit-il en me clouant à nouveau sous lui. J’ai classé ça sous dépenses exceptionnelles. Comme toi.
— OK… Mmm… Oui, continue… Oh nom de Dieu…
— Mais de quel dieu tu parles ? »
Il s’interrompit, le regard soudain cruel.
« Tu laisses Dieu là où il se trouve. Je ne veux pas entendre parler de Lui. Ici, le seul dieu, c’est le plan de développement. »
Il reprit ses coups de reins.
« Je vais te montrer ce qu’est un manager très impliqué. Un jour, je te mordrai. Mais pas ce soir. Ce soir, je veux juste te goûter. Te boire. Te faire oublier que tu as un contrat à durée déterminée. »
Et quand sa bouche trouva la mienne à nouveau, je sus que dès le début, il avait eu raison. Personne ne viendrait dans son bureau. Personne n’oserait.
La nuit était à nous. Et les heures sup’, enfin, étaient vraiment payantes.
Le lendemain matin, une note interne tomba : Rappel : la cafétéria n’est pas un espace de coworking après 23h. Merci de respecter les règles d’hygiène et de sécurité. – La Direction (qui ne sait rien).

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