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La lumière du matin traversait les stores comme des filets de soie, projetant sur les murs blancs des zébrures dorées. L’appartement baignait dans un calme irréel, seulement troublé par le ronronnement discret du réfrigérateur et le cliquetis régulier d’une horloge au-dessus du canapé.
Atlas se tenait pieds nus sur le parquet clair, vêtu d’un simple pantalon de jogging. Sa main gauche soutenait la tige souple d’un ficus, tandis que la droite passait délicatement un chiffon humide sur ses larges feuilles vert sombre. L’eau, à peine tiède, faisait briller les nervures comme si elles avaient été cirées. Il avait appris à ne jamais trop arroser, à éviter le soleil direct… un savoir qu’il n’aurait jamais avoué posséder à qui que ce soit.
Il se pencha vers une feuille un peu pâle, fronça les sourcils, comme un médecin sur un patient fragile. Puis il recula, observa l’ensemble, et hocha la tête. C’était bien.
Le vibreur de son téléphone coupa ce moment suspendu. Il se redressa, traversa le salon moderne aux lignes épurées, et attrapa l’appareil posé sur la table basse en verre.
« En voyage pour deux semaines, amuse-toi bien, on t’aime. » — Maman et Papa.
Le message était bref. Aucune question. Aucune photo. Juste… une habitude.
Atlas resta un moment à fixer l’écran. Ses yeux clairs ne clignaient presque pas, comme si le silence derrière ces mots l’avalait tout entier. Puis il souffla, longuement, et reposa le téléphone sans répondre.
— Au moins toi, tu restes, murmura-t-il en revenant vers le ficus, ses doigts caressant une feuille comme un secret partagé.
Un sourire discret étira ses lèvres. Pas le sourire éclatant qu’il montrerait ce soir, non. Celui-ci était minuscule, fragile, presque invisible.
Il se détourna vers la cuisine. Le carrelage lisse et clair renvoyait la lumière du jour. Tout était impeccable : les verres alignés dans un placard vitré, les assiettes classées par taille, le plan de travail dégagé, presque clinique. L’ordre, chez Atlas, n’était pas une habitude de propreté : c’était un besoin. Un contrôle.
Sur le plan de travail, un petit pot en terre cuite abritait une pousse d’orchidée. Les pétales étaient d’un blanc pur, veinés d’un rose délicat au cœur. Atlas passa ses doigts dessus comme s’il craignait de les froisser. Puis, machinalement, il attrapa un torchon propre et recouvrit la plante. Ce soir, il y aurait du monde. Et les plantes, comme le violon dans le coin du salon, devaient rester invisibles.
Le bip discret du lave-vaisselle brisa à nouveau le silence. Il ouvrit la porte : un souffle chaud s’en échappa, accompagné de l’odeur de verre chauffé. Atlas sortit les verres un à un, les posa sur le comptoir. Leur éclat reflétait le ciel pâle de la matinée. Ce soir, ils contiendraient du vin, des cocktails improvisés, peut-être même un peu de champagne — pas parce qu’il avait envie de célébrer quoi que ce soit, mais parce que c’était ce qu’on attendait de lui.
Il passa dans le salon, ses pas amortis par le tapis gris perle. En chemin, son regard accrocha l’étui à violon posé contre le mur, près de la bibliothèque. Noir, discret, fermé. Ses doigts effleurèrent la poignée… mais il se ravisa, détournant les yeux. Pas maintenant.
Sur la bibliothèque, les bandes dessinées et comics se mêlaient à quelques livres d’art. Les premières éditions étaient dissimulées derrière des volumes plus banals, comme pour ne pas attirer l’attention des rares visiteurs curieux. Les objets que les gens ne devaient pas voir étaient toujours en retrait, protégés, cachés — comme lui.
Atlas traversa le couloir jusqu’à la chambre. Le lit était déjà fait, draps tirés au cordeau. Sur la commode, quelques flacons de parfum soigneusement alignés, une montre de luxe dans son écrin, et une paire de lunettes de soleil. Il se regarda dans le miroir : cheveux en bataille mais maîtrisés, regard perçant, mâchoire crispée. Il fit un test de sourire. Une fois, deux fois. Chercha le bon angle, celui qui donnerait l’impression d’assurance, celui qu’on attendait. Ce sourire-là n’était pas pour lui. C’était un masque.
En revenant au salon, il ouvrit la baie vitrée donnant sur le balcon. L’air frais d’avril entra, portant l’odeur de pluie sur le béton humide. De là-haut, la ville s’étendait, vivante et bruyante. Atlas observa un instant les passants qui se pressaient, leurs parapluies comme des fleurs éphémères. Ce soir, certains d’entre eux monteraient peut-être dans cet immeuble, sonneraient à sa porte, entrer dans sa vie… mais jamais vraiment.
Il referma doucement la baie vitrée. Dans un coin, l’horloge indiquait presque midi. Bientôt, il commencerait à préparer la soirée : choisir la musique, acheter quelques bouteilles supplémentaires, vérifier que l’éclairage soit parfait.
Mais pour l’instant, il prit une chaise, s’assit face au ficus et resta là, en silence. À l’extérieur, les voitures passaient. À l’intérieur, tout était immobile, suspendu entre deux mondes : celui qu’il vivait… et celui qu’il montrait.
Midi quatorze. L’horloge, fidèle complice, marquait les minutes avec une régularité presque militaire. Atlas se leva du fauteuil, étira ses épaules, et passa en mode préparation.
Il commença par le plus important : effacer ce qui comptait.
Le ficus fut déplacé dans la chambre, derrière le rideau épais couleur lin. Il prit soin de tourner le pot de manière à ce que la feuille jaunissante reste cachée, comme si un regard étranger aurait pu y lire une faiblesse. L’orchidée suivit le même sort : il la glissa dans le placard à linge, entre deux piles de draps, pour la protéger autant que pour la cacher.
Le violon… là, il hésita. Ses doigts caressèrent l’étui noir. Le cuir était tiède, comme s’il gardait la mémoire des heures de jeu. Il le souleva, pesant dans sa main, puis le rangea tout au fond de la penderie, sous un manteau d’hiver. En refermant la porte, un petit claquement sec résonna dans le silence, lui donnant la désagréable impression de fermer une cellule.
Dans le salon, il fit disparaître les piles de comics les plus précieuses, glissées dans un tiroir fermé à clé. Les vinyles de jazz furent remplacés par une sélection plus “neutre” : pop internationale, quelques albums vintage de rock que n’importe qui pourrait trouver “cool”. Les traces de lui s’étiolaient pièce après pièce, comme si un inconnu s’installait à sa place.
Une fois l’effacement terminé, il attaqua la mise en scène.
La lumière, d’abord. Les stores furent ajustés pour que le soleil couchant baigne le salon d’un halo doré. Quelques lampes basses furent allumées, créant des zones de lumière chaude et d’ombre douce. Rien d’agressif, rien qui trahisse le moindre effort — l’illusion devait être celle du naturel.
Ensuite, la table basse : verres disposés en cercle parfait, bouteille de gin ouverte “par hasard”, tranches de citron posées dans un petit bol de céramique. Une bougie parfumée au bois de santal, allumée, mais discrète, juste assez pour donner une impression subtile de chaleur.
Atlas ouvrit son téléphone, parcourut rapidement sa playlist. Pas de morceaux qu’il écoutait seul — jamais. Il lança une sélection de titres énergiques, rythmés mais pas trop exigeants, calibrés pour créer un fond sonore qui ferait hocher la tête tout en permettant de discuter.
Dans la salle de bain, il se prépara comme un acteur avant une scène. Douche rapide, parfum maîtrisé, chemise noire légèrement ouverte au col, jean sombre impeccable. Il passa du temps à ses cheveux : juste assez ébouriffés pour sembler naturels, mais parfaitement calculés. Puis, devant le miroir, il répéta le sourire. Le vrai, celui qu’il réservait aux inconnus, ce masque affûté qui donnait l’impression qu’il était exactement là où il voulait être.
À dix-sept heures, tout était prêt. L’appartement n’était plus vraiment le sien. Les plantes dormaient derrière des rideaux, le violon respirait dans le noir, et les murs avaient perdu l’écho de sa vraie vie.
Le premier coup de sonnette retentit à dix-sept heures vingt. Atlas inspira profondément, colla un sourire sur ses lèvres, et ouvrit. Deux visages familiers, mais pas intimes : un collègue d’un ami, et une fille croisée à quelques soirées. Rires légers, embrassades, compliments sur l’appartement. Atlas servit les verres, écouta les anecdotes, distribua des sourires comme des cartes à jouer.
Au fil des minutes, l’appartement se remplit. Des voix montaient, des rires éclataient, le gin descendait. Atlas circulait comme un hôte impeccable, posant une main légère sur une épaule, relançant une conversation, plaisantant juste assez pour qu’on le garde en mémoire.
Mais derrière ses yeux, une autre scène se jouait.
Chaque fois que la sonnette retentissait, son cœur accélérait, puis ralentissait aussitôt. Ce n’était jamais la bonne personne. Il ne savait même pas qui il attendait — peut-être un visage qu’il n’avait pas encore vu, mais dont il avait déjà besoin.
À dix-neuf heures, il se pencha sur le balcon pour fumer une cigarette. La ville s’assombrissait, les lampadaires allumaient leur lumière pâle. Derrière lui, les éclats de voix semblaient venir d’un autre monde. Atlas tira une longue bouffée, souffla la fumée dans l’air frais, et se dit que peut-être… ce soir, quelqu’un traverserait enfin ce masque.
Il écrasa la cigarette, retourna à l’intérieur, et reprit son rôle comme si de rien n’était.
La lumière tamisée de l’appartement d’Atlas baignait la pièce d’une lueur chaude, presque rassurante. Une playlist pop entraînante diffusait une ambiance de fête, ponctuée par les rires et les conversations animées de la dizaine de personnes présentes. La soirée battait son plein, et Atlas évoluait au milieu du petit groupe comme un chef d’orchestre, distribuant sourires et verres d’une main assurée.
Léo, l’un de ses meilleurs amis depuis le lycée, était le premier à le remarquer. Il s’approcha d’Atlas, le sourire large et confiant, la bière à la main. Léo était de ces personnes à l’aise dans n’importe quelle foule, capable d’animer une soirée d’un simple mot. Ses cheveux noirs, en bataille naturelle, donnaient à son visage une expression espiègle, presque éternellement joviale.
— Eh mec, t’as l’air ailleurs, lança-t-il en posant sa bière sur la table basse. Tu penses à quoi, hein ? À une fille ? Une idée de business ? Ou à ton marathon du week-end ?
Atlas haussa les épaules, un sourire poli flottant sur ses lèvres. Ce sourire-là, celui qu’il gardait toujours pour les autres, celui qui ne laissait rien paraître.
— Rien de tout ça, répondit-il, d’une voix claire mais sans enthousiasme. Juste un peu fatigué, je crois.
Léo fronça les sourcils, visiblement peu convaincu.
— Fatigué ? Mais mec, t’es Atlas ! Tu sais courir plus vite que tout le monde, tu fais la fête comme personne, et t’as toujours le smile. Tu devrais être content, non ?
Atlas prit une gorgée de sa boisson, les yeux rivés vers le verre, observant les petites bulles qui montaient lentement. Il voulait répondre qu’il n’était pas vraiment « content », que ce sourire était un bouclier contre un vide qu’il gardait secret. Mais il savait que ça ne servirait à rien. Alors il se contenta d’un haussement d’épaules.
— Ouais, content, c’est ça.
Max, son autre ami proche, vint les rejoindre. Max était tout le contraire de Léo : calme, posé, sérieux. Avec ses lunettes rondes et son regard doux, il avait l’air de toujours réfléchir deux fois avant de parler.
— Tu as l’air un peu tendu ce soir, Atlas, dit-il doucement, les mains enfoncées dans les poches de sa veste. C’est la pression au travail ?
Atlas fit un pas en arrière, évitant le regard direct de Max. Il se sentait étrangement vulnérable face à cette gentillesse sincère qu’il ne méritait pas.
— Ça va, je gère, répondit-il, évitant soigneusement leurs regards. Juste… beaucoup de choses en même temps.
Léo hocha la tête en riant.
— Ouais, t’es le roi des soirées, mec. On t’imagine jamais stressé. Même quand tu fais des kilomètres à la course, tu gardes toujours ton sourire. C’est impressionnant.
Atlas esquissa un sourire un peu forcé. Ce que Léo ne savait pas, c’est que ce sourire, c’était souvent le dernier rempart contre ses pensées les plus sombres.
— C’est surtout du paraître, pensa-t-il.
La pièce vibrait autour d’eux, rires, musique, discussions enflammaient l’atmosphère. Mais pour Atlas, tout cela ressemblait parfois à un théâtre dont il ne connaissait pas le scénario. Il jouait son rôle à la perfection, ce garçon sportif, charismatique, sûr de lui, celui que ses amis admiraient.
Léo fit un signe vers une autre pièce, où plusieurs invités s’étaient regroupés autour d’un jeu vidéo.
— Allez viens, on va montrer à ces newbies comment on fait vraiment, rigola-t-il. Ça te changera les idées.
Atlas les suivit sans un mot, tentant de dissiper l’étrange boule au creux de son estomac. Ses doigts effleurèrent la poche intérieure de sa veste, où il avait glissé un petit carnet où il griffonnait parfois des mélodies de violon — un secret qu’il gardait jalousement. La musique classique, le violon, était sa bulle, son refuge où personne ne pouvait le juger. Mais personne ici ne savait.
— Tu joues peu ce soir, remarqua Max, tout en s’installant à côté de lui sur le canapé. Tu préfères rester là, à regarder ?
— Je suis fatigué, répondit Atlas, jetant un coup d’œil distrait à l’écran.
Max le regarda, un peu inquiet.
— Tu sais, tu peux nous dire si quelque chose ne va pas. On est là, tu sais.
Atlas sourit, un sourire qui voulait dire « merci, mais non merci ».
— Je suis bien, vraiment. Pas besoin de m’inquiéter pour moi.
Plus tard, dans un coin plus calme de l’appartement, Atlas se retrouva seul un instant. Il se glissa jusqu’à un petit coin discret où il avait soigneusement installé ses quelques plantes en pots, des succulentes et un petit ficus. Ces plantes, il les chérissait, mais les cachait même à ses amis — pas assez « cool » pour elles, pensait-il. Il passa la main doucement sur les feuilles vertes, un geste apaisant mais silencieux.
Il sortit de sa veste un étui mince et y déposa délicatement un petit archet. Son violon était caché derrière un rideau dans sa chambre, à l’abri des regards. Jamais personne ne devait savoir qu’il jouait, que c’était sa vraie passion. Il se sentait trop vulnérable à l’idée que ça puisse être découvert, trop différent de l’image qu’il donnait au monde.
Un bruit dans la pièce principale l’arracha à sa bulle. Léo criait quelque chose, et les rires éclataient. Atlas prit une grande inspiration, remit son masque et retourna au salon.
— Hey, les gars ! lança-t-il avec un ton enjoué. On remet ça ?
Léo lui fit un clin d’œil complice.
— Voilà notre Atlas ! Toujours là quand ça bouge !
Max lui lança un sourire rassurant.
— T’es vraiment la colonne vertébrale de cette soirée, mec. Tu tiens tout le monde ensemble.
Atlas acquiesça, mais au fond, il sentait le poids des attentes peser lourdement sur ses épaules. Il avait créé ces soirées pour ne pas se sentir seul, pour être entouré, mais jamais il ne se sentait vraiment aimé pour ce qu’il était — juste pour ce qu’il représentait.
Les rires et les conversations continuaient, la nuit avançait. Atlas se perdit un instant dans la contemplation de la pièce, de ses invités, de ses amis. Ils le voyaient souriant, fort, arrogant parfois, le garçon qui pouvait conquérir le monde à coups de foulées et de bonnes blagues. Mais eux, ils ne voyaient pas la peur qui le rongeait de l’intérieur, le vide qu’il cachait derrière ce sourire.
Une fois de plus, il dut ravaler un soupir, replonger dans le rôle. Il devait rester ce garçon qu’ils croyaient connaître.
Et personne, pas même Léo ou Max, ne devinerait jamais que sous ce masque, Atlas vivait une solitude bien plus profonde que tout ce qu’ils pouvaient imaginer.
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