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La boutique avait toujours cette odeur familière, un mélange de carton neuf, de cire pour le sol et de café tiède venant de la machine posée près de la caisse. Clay ajusta son tablier noir en soupirant, passa une main dans ses cheveux blonds mal coiffés et se força à sourire. Il avait appris à en porter un, un sourire convenable, assez discret pour ne pas sembler forcé, assez sincère pour qu’on n’y voie pas l’ombre d’un masque.

Ce matin-là, le flot de clients était continu. Des sacs de provisions claquaient, des chaussures traînaient sur le carrelage, et derrière la vitre légèrement embuée par le froid extérieur, les passants pressaient le pas. Clay essayait de se concentrer sur la routine : scanner les articles, tendre la monnaie, hocher la tête. Automatisme. Rien de plus.

Mais tout bascula lorsqu’un client, la cinquantaine nerveuse, s’approcha de la caisse avec un panier à moitié rempli. L’homme posa les articles lourdement, les yeux plissés et les lèvres pincées. Clay sentit une tension immédiate.

— Bonjour, lança-t-il doucement, en saisissant la première boîte de céréales.

— Ouais. Dépêche, j’ai pas toute la journée, répondit l’homme sèchement.

Clay garda le silence, mais ses mains se mirent à trembler légèrement. Il scanna les produits, un à un, tentant d’ignorer la nervosité qui s’infiltrait sous sa peau.

— T’as pas plus vite ? grogna le client. Vous êtes vraiment pas efficaces, ici.

Un rire amer faillit franchir les lèvres de Clay, mais il l’étouffa. Il voulait répondre que son rythme n’avait rien de lent, qu’il faisait attention à ne rien abîmer. Mais il savait que ça ne mènerait à rien.

— Désolé pour l’attente, dit-il à la place, d’une voix douce.

L’homme leva les yeux au ciel.
— Désolé, désolé… toujours la même excuse. Vous bossez ici pour quoi, si vous êtes pas foutus de tenir la cadence ?

La phrase frappa Clay comme une gifle. Il sentit sa gorge se serrer, ses joues se réchauffer. Derrière lui, le bruit de la machine à café couvrait son silence. Un instant, il aurait voulu crier, renverser les articles et dire qu’il ne travaillait pas ici par passion, mais par nécessité — que ses études coûtaient cher, que sa mère était malade, que personne ne connaissait ses efforts. Mais il n’en fit rien.

Il tendit calmement le ticket de caisse.
— Voilà, monsieur. Bonne journée.

L’homme grogna encore avant de s’éloigner, les sacs ballottant contre ses jambes.

Clay resta un moment immobile, la main encore tendue, le regard vide. Puis il inspira profondément, ses poumons brûlant légèrement, et força ses épaules à se détendre.

La file suivante avança, comme si rien ne s’était passé.

Le soir, en quittant la boutique, Clay avait l’impression que la scène lui collait encore à la peau. Les mots de l’homme résonnaient dans son esprit, comme une ritournelle. Pas efficace. Pas foutu. Pas assez. Il serra les sangles de son sac contre son torse, le froid lui piquant les joues.

La rue brillait sous les lampadaires, pavée de flaques qui reflétaient les néons des magasins encore ouverts. L’odeur d’un restaurant voisin, mélange de sauce soja et de nouilles sautées, fit gargouiller son estomac. Des groupes d’étudiants passaient en riant, leurs voix s’élevant au-dessus du vrombissement des voitures.

Clay se sentait transparent, avalé par le bruit du monde. Ses pas étaient lents, presque lourds.

C’est alors qu’il le vit.

De l’autre côté de la rue, attablés en terrasse d’un bar aux enseignes lumineuses, trois silhouettes se détachaient. Des rires éclataient, une main frappait la table, des verres s’entrechoquaient. Et parmi eux, il le reconnut. Atlas.

Même de loin, Clay sentit quelque chose dans son ventre se tordre. Atlas riait, la tête renversée, ses cheveux en bataille captant la lumière artificielle. Il semblait fait pour cette ambiance, entouré de monde, une énergie rayonnante autour de lui. Leo et Zoé, que Clay connaissait de vue, étaient là, parlant fort. Malik aussi, le regard vif.

Clay ralentit, presque sans le vouloir. Il s’était arrêté devant la vitrine d’un magasin de chaussures fermées, dont la surface miroitante lui renvoyait son propre reflet fatigué. Et derrière ce reflet, à travers la rue, Atlas.

Leurs yeux se croisèrent un instant.

Clay sentit son cœur rater un battement, ses doigts se resserrer sur la sangle de son sac. Ce n’était pas un regard long, pas une promesse, juste un éclat fugitif. Mais ça suffit pour que le bruit de la rue se brouille, que le monde se réduise à cette fraction de seconde.

Puis Leo, visiblement en pleine blague, tapa dans le dos d’Atlas, et celui-ci détourna la tête en riant encore.

Clay baissa les yeux, gêné sans raison claire.

Il reprit sa marche, le pas plus rapide cette fois, comme s’il avait peur qu’on le remarque trop longtemps. Ses joues étaient chaudes malgré le froid, et chaque rire qui lui parvenait de la terrasse lui semblait lointain, presque inaccessible.

Ils doivent le trouver incroyable, pensa Clay, une pointe d’amertume dans la gorge. Toujours à l’aise. Toujours entouré.

Il ne savait pas que derrière ce rôle, Atlas cachait ses propres fêlures.

La nuit était avancée quand Clay rentra enfin chez lui. Le petit appartement sentait le linge propre et la soupe de légumes. Sa sœur dormait déjà sur le canapé, un plaid remonté jusqu’au menton. Clay l’embrassa doucement sur le front, puis se glissa dans sa chambre, où des piles de comics étaient encore ouvertes sur le bureau.

Il se laissa tomber sur son lit, les yeux fixés au plafond. Mais au lieu des reproches du client, au lieu des regards pressés de la file d’attente, ce fut celui d’Atlas qui revint, clair et insistant.

Un regard gravé comme une brûlure douce.

Clay ferma les yeux. Et dans le silence de sa chambre, il se demanda ce que ça ferait d’être, ne serait-ce qu’un instant, à la place de quelqu’un comme lui.

Le réveil vibra doucement sur la table de chevet, comme s’il n’osait pas troubler le sommeil fragile de Clay. Ses yeux s’ouvrirent aussitôt. Il n’avait pas besoin d’être tiré du lit : depuis des mois, son corps s’était habitué à ces journées découpées en morceaux trop courts. Université, petit boulot, soins pour sa mère, attention pour Mirabelle. Ses nuits étaient brèves, mais le devoir valait plus cher que la fatigue.

Il s’étira, inspira profondément. La maison, encore assoupie, exhalait une odeur de thé froid et de médicaments. Les murs avaient jauni avec le temps, mais Clay les aimait pour cette mémoire silencieuse qu’ils conservaient. Derrière la porte entrouverte, il entendait la respiration lente de sa mère et, un peu plus loin, celle plus vive, plus enfantine de Mirabelle.

Il descendit dans la cuisine. La lumière du matin filtrait par la petite fenêtre donnant sur la rue. À l’extérieur, la ville commençait déjà à s’agiter : bruits de scooters, moteurs qui toussaient, appels de vendeurs ambulants. L’air transportait une odeur de café brûlant, mêlée à celle des viennoiseries fraîches de la boulangerie voisine. Clay eut un sourire amer. Ces senteurs éveillaient la faim, mais son estomac avait appris à se taire, pour que Mirabelle ait toujours sa part en premier.

Une petite voix résonna dans l’escalier :

— Clay… tu es déjà levé ?

Mirabelle apparut, encore en pyjama, ses longs cheveux blonds emmêlés comme un champ de blé après une tempête. Ses yeux verts, si semblables à ceux de son frère, brillaient malgré la fatigue. Elle frotta ses paupières et se traîna jusqu’à la table.

— Bien sûr, dit Clay en lui caressant la tête. Quelqu’un doit préparer le petit déjeuner.

— Tu travailles encore ce soir ? demanda-t-elle, en s’asseyant.

Il hocha la tête, tout en posant une assiette devant elle.

— Seulement après mes cours. Et toi, tu as bien ton exposé aujourd’hui ?

Mirabelle poussa un soupir dramatique qui fit rire Clay.

— Oui, mais personne n’écoute jamais quand je parle…

— Tu as une voix claire, dit Clay en la regardant sérieusement. Tu verras, ils t’écouteront. Et puis… si ce n’est pas le cas, je viendrai dans ta classe pour leur faire peur.

Elle éclata de rire.

— Toi ? Avec tes bouquins et ton air sage ? Tu ferais plus rire qu’autre chose.

Clay prit un air faussement vexé.

— Tu me sous-estimes.

Leurs éclats de rire emplirent la cuisine, chassant un instant l’ombre lourde de la maladie. C’était dans ces instants simples que Clay trouvait la force de continuer : protéger l’insouciance de Mirabelle, même si lui devait porter les responsabilités d’un adulte trop tôt.

Après avoir accompagné sa sœur jusqu’à son arrêt d’école, Clay prit la direction de l’université. Les rues s’étaient densifiées. Des voitures klaxonnaient, des passants pressés contournaient les obstacles humains comme des ruisseaux débordants. Les façades s’élevaient, alternant vitrines colorées et murs défraîchis.

Clay serra son sac contre lui. Il ressentait chaque odeur : l’huile de friture des stands de rue, le parfum fort d’une femme qui passait à côté, le cuir humide d’un blouson qu’un homme venait d’ôter. Les sons s’entrechoquaient : une sirène au loin, des chaussures claquant sur le pavé, le cri d’un vendeur de journaux.

Au détour d’une ruelle, son regard se figea.

Derrière une large baie vitrée, de l’autre côté de la rue, il aperçut une silhouette familière. Atlas. Clay l’avait déjà vu passer au campus, mais jamais d’aussi près, jamais avec cette netteté. Il semblait discuter avec deux amis, un sourire assuré aux lèvres, gestes larges et confiants. Tout en lui respirait une énergie insolente.

Clay sentit une chaleur étrange monter à ses joues. Son corps se raidit, comme surpris en faute. Pourtant, Atlas ne regardait personne… jusqu’à ce que leurs yeux se croisent.

L’instant dura une seconde à peine. Mais cette seconde se grava dans Clay comme un éclat de verre. Les yeux sombres d’Atlas l’avaient fixé avec une intensité brute, comme s’ils le jugeaient et le perçaient à jour en même temps. Clay détourna aussitôt le regard, le cœur battant à toute vitesse.

Il continua sa marche, feignant de ne rien avoir remarqué. Mais ses mains tremblaient. Il s’efforça de se concentrer sur le reste de la journée, sur ses cours de littérature où il devait présenter un exposé. Pourtant, le souvenir du regard d’Atlas s’accrochait à lui, comme une brûlure discrète.

À la sortie de l’université, Clay enchaîna directement avec son travail à la boutique. La clochette de la porte tinta lorsqu’il entra, apportant avec lui le tumulte de la rue. L’intérieur, en contraste, baignait dans une atmosphère plus douce. Les étagères débordaient de livres aux couvertures colorées, de cahiers, de petits objets décoratifs. L’odeur du papier neuf et de la cire des planches cirées enveloppait l’espace.

— Clay ! appela son patron depuis l’arrière-boutique. Tu peux t’occuper de la caisse aujourd’hui ?

— Bien sûr.

Il retira sa veste, inspira profondément et se plaça derrière le comptoir. Il aimait ce travail, malgré la fatigue. Observer les clients, leurs habitudes, leur manière de toucher les objets comme si ceux-ci pouvaient changer leur vie.

Un couple entra, discutant à voix basse. Une mère tira son enfant par la main, réclamant des cahiers colorés. Plus tard, un vieil homme passa une heure entière à feuilleter des romans avant d’en acheter un seul.

Et puis… Atlas entra.

Clay sentit son ventre se nouer. Le jeune homme n’était pas seul : deux de ses amis l’accompagnaient, riant fort, remplissant la boutique de leur assurance. Atlas se tenait légèrement en retrait, mais son regard glissa rapidement sur Clay, presque distraitement, comme si leur rencontre à travers la vitre plus tôt n’avait jamais eu lieu.

Mirabelle apparut soudain dans l’encadrement de la porte. Elle revenait de l’école et passait souvent après ses cours pour attendre son frère. Elle se précipita vers lui, un sourire aux lèvres.

— Clay ! Tu ne devineras jamais ! J’ai eu la meilleure note de la classe à mon exposé !

Clay l’accueillit avec fierté, la prenant dans ses bras.

— Je n’en doute pas une seconde, dit-il doucement.

Atlas avait tourné légèrement la tête. Son expression était difficile à lire : curiosité ? amusement ? Clay ne sut le dire. Mais il détourna vite les yeux, comme si de rien n’était.

Le soir venu, après avoir quitté la boutique, Clay ramena Mirabelle à la maison. Les rues sentaient la pluie récente, les lampadaires jetaient leur lueur orangée sur les pavés luisants. Des passants pressés traînaient encore, les sacs chargés de courses.

À la maison, il prépara un repas simple : des pâtes, un peu de légumes sautés. Mirabelle racontait sa journée avec une excitation vive, ponctuée de gestes amples. Clay l’écoutait en silence, heureux de l’entendre rire.

Puis il monta voir leur mère. Elle était allongée dans son lit, le souffle court. Clay posa le plateau sur la table de chevet.

— Comment tu te sens, maman ? demanda-t-il doucement.

— Comme toujours, murmura-t-elle avec un sourire fragile. Mais je suis fière de toi, Clay. Tu prends soin de nous.

Il serra sa main.

— C’est normal. Je veux juste que tu te reposes.

Elle hocha la tête, ses yeux brillants d’une gratitude silencieuse.

Quand il redescendit, Mirabelle l’attendait, un livre serré contre elle.

— Tu peux me raconter une histoire ? demanda-t-elle avec cet air suppliant auquel il ne pouvait jamais résister.

Clay sourit.

— Bien sûr.

Il s’installa sur le canapé, Mirabelle blottie contre lui, et commença à lire. Sa voix modulait les phrases, créant des images plus vivantes encore que les illustrations. La pièce embaumait légèrement les pâtes encore chaudes, et dehors, la pluie reprenait doucement.

Mais dans un coin de son esprit, toujours, restait ce regard. Celui d’Atlas, rencontré à travers une vitre, puis dans la boutique. Un regard qui semblait s’être imprimé dans son cœur, malgré lui.

Et Clay, en fermant le livre, sut que cette image n’était pas près de disparaître.

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