Chapitre 5

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Le nain et le minotaure s’attelèrent aussi vite que possible à démonter leur campement, et se mirent en route. Deux jours plus tard, ils atteignaient Treflatre, un village frontalier à proximité du massif de Sorroch. Après avoir questionné les villageois, ils découvrirent qu’Hujir était arrivé ici depuis l’est, épuisé et blessé, quelques semaines auparavant. Suite au décret royal qui avait proclamé les minotaures membres honoraires de la maison des Guérisseurs, les habitants avaient accueilli et soigné le fugitif. Il avait ensuite demandé qu’on le guide jusqu’aux montagnes. Le guide n’étant pas rentré après deux jours, les villageois inquiets étaient partis faire une battue. Ils avaient retrouvé le corps sans vie d’Aldon, le guide, à une journée de marche au nord du village et immédiatement fait prévenir la garnison la plus proche.

  • Mais si Hujir a annoncé vouloir partir vers le nord, pourquoi les cavaliers ne l’ont-ils pas suivi plutôt que de partir vers le sud ? demanda le nain à l’homme qui les avait renseignés.
  • Hé bien ils sont en garnison ici, leurs ordres leur interdisent de passer la frontière. Du coup ils ont préféré aller au sud au cas où il aurait changé d’avis. En plus il n’y plus aucun sujet de la reine Jianna à protéger au nord.

Les deux vagabonds remercièrent leur interlocuteur et partirent sur la piste qui menait vers le nord après avoir acheté quelques provisions séchées.

  • Ces gens sont très à cheval sur les lois ! déclara le nain avec un soupçon d’agacement.

Le minotaure stoppa sa marche, fixa son compagnon et éclatât d’un rire qui sonnait comme un mugissement.

  • À cheval ! s’écria le monstre toujours riant.

Jorka le considéra avec incompréhension.

  • Mais quoi ? demanda le nain qui sentait sa patience faiblir.
  • C’est amusant, car cette expression « à cheval sur la loi », hé bien ici ceux qui font la loi sont vraiment tous à cheval, expliqua-t-il.

Le nain finit par comprendre et rit à son tour, puis tous deux poursuivirent leur route. Le froid était plus piquant que dans les montagnes et malgré le printemps déjà bien amorcé, il restait des endroits enneigés. Les nuages presque toujours présents donnaient une teinte grisâtre à tout le paysage.

  • Est-ce qu’il y a une forteresse de ton peuple dans les Sorroch ?
  • Non, les sols y sont pauvres, on y trouve ni métal ni pierres précieuses. En plus, pour ce que j’en sais, c’est plein d’orcs et de gobelins.

Magnamon resta pensif quelques instants puis questionna à voix haute :

  • Mais pourquoi les Faujir ne gardent pas la frontière plus étroitement s’il y a des gobelins ?
  • Ho mais ils la gardent. Il n’y a pas de troupes stationnées à chaque route comme dans l’empire, mais des patrouilles à cheval qui couvrent un secteur délimité par de petits postes d’observation. Ça ne retiendrait pas une vraie armée, mais ils peuvent repérer et stopper des incursions de maraudeurs.

Le nain conduisit son compagnon vers les hauteurs afin d’avoir un point de vue surélevé. En milieu d’après-midi, il s’arrêta et commença à monter le camp. Du coucher du soleil jusqu’à tard dans la soirée, le nain scruta à la recherche d’une lumière quelconque ou d’une odeur de brûlé. Pour ne pas risquer de rater un indice ou être repérés les deux compagnons s’interdirent eux-mêmes de faire du feu, même enterré. Le lendemain ils étaient bredouilles, gelés et fatigués car le froid les avait empêchés de dormir. Ils ne se mirent pas moins en route, tantôt marchant, tantôt escaladant pour trouver un nouveau point d’observation et recommencer. C’est après cinq jours de cette routine, que fatigués, les jambes et les dos douloureux, les deux compagnons découvrirent finalement ce qu’ils cherchaient. Un point rouge en contrebas ; la lumière tremblotante d’un feu ! Le camp qu’ils avaient repéré se trouvait au sommet d’une petite colline boisée juste au dessus du point d’observation choisi la veille par le nain. Afin de ne pas perdre la trace, ils avancèrent vers le point lumineux avec les dernières lueurs du jour. Au moment où le noir fut total, ils avaient atteint la base du monticule de terre, cachée par les arbres clairsemés ; ils pouvaient néanmoins sentir l’odeur du bois en train de brûler. Jorka avançait avec prudence, mais la fatigue rendait tout plus difficile. Les brindilles, gorgées d’humidité, produisaient un son spongieux en s’écrasant sous leurs bottes. Tout à coup, le nain se figea. Son compagnon l’imita.

Un bruit de raclement résonnait doucement entre les arbres, il trouvait sa source à quelques mètres devant eux. Le feu était maintenant si proche qu’ils pouvaient voir par moment des éclats de lumière entre deux arbres. Le nain hésita debout dans le noir, puis porta ses pas vers le bruit, en s’approchant il réalisa que cela ressemblait plutôt à un grognement. Ses sens brusquement alertés par la peur, il localisa la source du son derrière un arbre, il dégaina un poignard et se dirigea vers la gauche en faisant signe à Magnamon de passer par la droite. Avec une extrême précaution, il franchit le dernier mètre et observa. Un tas informe était appuyé contre l’arbre. Il crut discerner des bras et des jambes, mais l’obscurité était si épaisse qu’il ne pouvait pas en être sûr. Soudain une flamme plus haute que les autres éclaira le corps aux reflets verts. Jorka reconnut alors ce qu’il avait sous les yeux. Un orc ronflant, sa tête était appuyée sur son épaule gauche et il tenait dans ses mains un long bâton muni d’une tête de pierre massive. C’est cette arme incongrue qui avait confondu le nain, maintenant il savait ce qui lui restait à faire. Il avança et planta son poignard dans la gorge du peau-verte. De l’autre main il vint bloquer l’arme en attrapant le manche. Les yeux de l’orc s’ouvrirent pleins de peur et de surprise. Il ouvrit la bouche pour crier, mais seul un misérable gargouillis et un flot de sang se déversèrent de ses lèvres. Le prince ne quitta pas sa victime des yeux avant que la mort ne s’y soit complètement installée.

Il retira son arme, et l’essuya comme il put dans le noir sur les vêtements du cadavre. Sans un mot les deux compagnons s’approchèrent un peu plus du feu. Ce n’était pas vraiment une clairière, mais plutôt un éclaircissement dans le bois suite à la coupe de quelques arbres, dont le foyer occupait la place centrale. Réparties en cercle se trouvait, au milieu des souches mortes et des branches coupées, cinq créatures allongées. L’une d’elle était un minotaure ; ses cornes le trahissaient immédiatement.

Jorka attira l’attention de Magnamon, puis il désigna le dormeur le plus proche de lui et fit glisser un doigt contre sa propre gorge pour faire comprendre son intention, puis il désigna un autre orc à Magnamon pour qu’il se charge de l’expédier avant que les autres ne se réveillent. Les deux compagnons s’avancèrent à pas feutrés vers leurs cibles respectives. Jorka avait sa hache dans la main gauche et son poignard dans la droite. Il enjamba une branche, puis une souche et encore une branche, mais ses muscles fatigués ne lui permirent pas de lever suffisamment le pied. Il s’accrocha dans le morceau de bois mort. Il gesticula pour retrouver son équilibre, mais une crampe le saisi au mollet et il s’effondra dans un craquement de bois.

Magnamon vit sa victime en devenir ouvrir les yeux, au moment où il arrivait sur lui, il laissa tomber le petit couteau dont il s’était muni pour brandir sa hache des deux mains. Son adversaire essayait de se relever, il ne lui en laissa pas le temps et frappa d’un coup précis et violent en pleine poitrine. La hache traversa les côtes du peau-verte, qui poussa un cri de douleur. Magnamon fut saisi de honte en réalisant qu’il avait attaqué un adversaire au sol. Il voulait l’achever au plus vite pour mettre fin à ses souffrances et que cette bassesse disparaisse de sa vie, mais les autres s’étaient réveillés et deux orcs lui fonçaient dessus. Magnamon recula prestement pour avoir le temps d’évaluer ses adversaires, pendant ce temps le peau-verte qu’il avait attaqué si lâchement continuait à hurler de douleur et à perdre son sang dans l’herbe humide.

Jorka, quant à lui, se releva en même temps que la créature dont il avait espéré trancher la gorge en silence. Fort heureusement dans sa chute il n’avait pas laissé tomber ses armes. Il se jeta sur l’orc, espérant une victoire rapide sur un adversaire encore somnolent, mais son ennemi l’attendait de pied ferme, armé d’une massue qu’il avait attrapé en se levant. Il arrêta net le nain et le força à reculer. L’orc était agressif et fort, mais Jorka savait qu’il ne perdrait pas ce duel, il lui suffisait de rester hors de portée, le temps que son adversaire se fatigue. Ce qui arriva assez rapidement. Le prince se rapprocha de l’orc pour lui porter le coup de grâce, mais à ce moment là, un nouvel adversaire entra dans la ronde en mugissant. Le minotaure à la tête blanche tacheté avait essayé d’assommer le nain avec une lourde branche. Ce dernier ne devait son salut qu’au fait d’avoir fait un pas de côté au dernier moment pour attaquer le flanc droit de l’orc plutôt que le gauche. La branche lui érafla l’épaule, il se tourna pour pouvoir faire face à ses deux adversaires.

Jorka déploya tout ce qui lui restait de concentration pour esquiver les coups d’Hujir. Mais mort de fatigue, en reculant dans ce terrain accidenté, il fini par faire un faux pas et le monstre s’empressa pour l’encorner. Jorka vit sa dernière heure arriver, le pied coincé dans le creux d’une racine, il ne pouvait pas bouger. Le minotaure dévia de sa course au dernier moment, poussé par l’orc qui avait aussi voulu profiter de l’ouverture pour tuer le nain. Les deux attaquants s’emmêlèrent les jambes et l’orc s’effondra au pied d’Hujir qui dut reculer. Jorka ne laissa pas passer l’occasion, il abattit sa hache dans la colonne vertébrale de l’orc. Aussitôt la branche fondit sur sa tête, il recula mais son pied toujours coincé lui fit perdre l’équilibre, il tomba sur le dos. Un deuxième coup ne tarda pas. Jorka bloqua l’attaque avec sa hache. D’un coup de pied, le monstre cornu repoussa le bras du nain derrière sa tête, puis lui écrasa le bras sous sa botte. Le prince profita de l’opportunité pour poignarder son adversaire au mollet avec sa main gauche, mais Hujir refusait de lâcher prise. Un nouveau coup de massue tomba sur son bras et il poussa un hurlement de douleur en voyant l’angle improbable que formait maintenant son avant-bras. Le minotaure leva sa branche pour une ultime attaque et frappa le nain en plein visage. Le sang gicla sous l’impact et un craquement sinistre d’os brisé résonna dans le bois. Essoufflé Hujir s’arrêta et recula pour retrouver son calme. C’est à ce moment que Magnamon qui venait d’écraser ses deux adversaires le saisit par derrière avec le manche de sa hache et commença un lent travail d’étranglement. Il tenait l’arrière de la tête du traitre avec son mufle, les cornes tachées de sang d’orc empêchant sa tête de tourner et du manche de son arme il lui comprimait le cou. Hujir essaya bien de se débattre, mais sa branche lui échappa des mains et ses griffures sur les mains de son adversaire ne suffirent pas à le libérer. Magnamon maintint sa prise quelques instants après que son adversaire ait cessé de se débattre, puis il le ligota sommairement à un arbre avec les cordes de la tente. Il se précipita ensuite sur le nain qui ne bougeait plus du tout depuis le dernier coup qu’il avait reçu. Il constata qu’il respirait toujours, mais avec difficulté, le sang de son nez brisé s’écoulant dans sa gorge. Il lui releva la tête et la lumière du feu révéla qu’il avait l’arcade et la pommette gauche cassée, quelques dents tombèrent de sa bouche entre-ouverte ainsi qu’un filet de sang.

Le prince toussa et cracha :

  • Par la pierre et par le fer, il m’a pas raté ! maugréa Jorka.

Magnamon soupira de soulagement.

  • Soit heureux d’être nain, camarade. La tête d’un homme aurait éclaté comme un fruit trop mûr sous un coup pareil, répondit le minotaure avec ce que son ami avait appris à reconnaître comme un sourire.

Jorka aidé de son camarade s’assit contre une souche près du feu pour reprendre ses esprits. Il observa les orcs tombés cette nuit, ils avaient la peau verte, mais les nuances allaient du vert épinard au vert jaune pâle en passant par le bleu-vert. Ils portaient des haillons probablement volés et des peaux mal tannées « Du bon travail de s’être débarrassé de cette vermine ! » pensa le nain satisfait. Pendant ce temps, Magnamon fit le tour des orcs agonisants pour les achever. Une fois sa triste besogne accomplie, il revint vers le nain et lui offrit à boire. Le nain encore sonné déglutit avec difficulté. C’est à ce moment qu’Hujir se réveilla, Magnamon dans une colère noire oublia ses précédentes allégations et demanda immédiatement :

  • Où sont les plans que tu as volés ?
  • Là, répondit le traître en désignant de la tête un sac de cuir posé près de l’endroit où il dormait.
  • Quel sont ces créatures avec qui tu t’es accoquiné ?

Ce fut Jorka qui répondit :

  • Des orcs, me dit pas que t’en avais jamais vu avant !

Les deux minotaures firent non de la tête, le nain poursuivit :

  • Sacré beau pays que vous aviez s’il n’y avait pas un seul orc. Ils ressemblent à des gobelins, mais plus grands et plus forts… pas plus malins en revanche.
  • Pourquoi est-ce que tu étais avec eux ? reprit le minotaure.
  • Ils m’ont attaqué alors que je me rendais dans ces montagnes. Ils ont tué mon guide. Moi j’ai tué leur chef. Après cela les six autres ont embarqué son cadavre et m’ont suivi, ils parlaient la langue des hommes alors je leur ai commandé de m’aider à réaliser mon plan.

Etonné de trouver son adversaire si loquace, Magnamon décida d’en profiter.

  • Et c’était quoi ton plan ?
  • Certain de ces documents sont d’une grande valeur pour les ennemis des nains, j’ai compris cela en parlant avec leurs sages. Je me suis dit que si j’arrivais à trouver ces fameux elfes noirs dont ils parlaient avec une telle haine, je pourrais en tirer un bon prix.

Interloqué par cette réponse le chef de clan fixa Hujir d’un air d’incompréhension, puis d’un ton ou perçait la colère il demanda.

  • Un bon prix ??! mais il y a trois ans de cela tu ne savais pas même que les monnaies de métal existaient ! Qu’en ferais-tu ?
  • Ce que tu n’as pas pu faire ! Trouver une terre pour les minotaures, dit-il avec véhémence persuadé d’être dans son bon droit. J’utiliserai ces monnaies de métal pour acheter des bonnes terres aux humains du sud, ceux qui vivent en dehors de l’empire. Ainsi je pourrais y faire venir notre clan.

Magnamon garda le silence un moment pour digérer la réponse puis déclara :

  • Tu es donc parti chercher ces elfes noirs et tout ce que tu as trouvé ce sont ces orcs stupides et puants.

Jorka rit de la pique acerbe, mais la douleur dans son visage le ramena vite au calme.

  • Non, l’une des mes recrues est partie il y a des jours dans un tunnel qui mène chez ces elfes noirs pour négocier avec eux.
  • Les elfes noirs ne négocient pas, ils tuent ! trancha le prince. C’est pour cela qu’ils n’ont pas encore conquis le monde. S’ils arrivaient à arrêter de s’entre-tuer, ils auraient déjà fait tomber tous les royaumes des hommes, des nains et des autres.
  • Ils ne négocient pas avec le petit peuple barbu, mais moi je saurais leur imposer mes conditions, déclara Hujir.

Jorka s’esclaffa une nouvelle fois nonobstant la douleur. Si la situation n’était pas si grave il aurait adoré voir ce pauvre minotaure essayer de négocier avec les elfes des profondeurs … « parlent même pas la langue » pensa le nain moqueur. Jorka fixa Hujir et dit :

  • Alors c’était ça ton plan pour sauver ton peuple ? Voler un trésor nain pour le vendre à des elfes noirs et utiliser l’argent pour acheter des terres à des humains. Mais même si les deux premières parties avaient fonctionné, sais-tu ce qui se serait passé quand tu serais allé à Oled pour leur acheter des terres ? ils auraient pris ton or, ils t’auraient donné des terres et le lendemain ils seraient venus te faire la guerre sainte. Pourquoi ? car tu ne respecte pas leur croyance des quatre dieux égaux.

Hujir se tourna vers son chef de clan et dit :

  • Il n’en sait rien. Magnamon, en tant que chef c’est à toi de protéger notre clan, tu dois m’aider à terminer mon œuvre. Il nous suffit de nous débarrasser de ce nain. « Notre peuple passe avant tout » c’est toi-même qui le disais. Pense à Heka et Firain !

Jorka sentit un frisson glacé lui traverser le dos. Il resta coi et observa Magnamon pour essayer de deviner ce qui pouvait bien se passait entre ses deux cornes blanches tachées de sang d’orc. Incapable de déchiffrer l’expression du minotaure, il chercha en déplaçant imperceptiblement sa main vers le manche de sa hache, mais elle était restée là où il était tombé plus tôt. Démuni et à bout de force, il décida de ne plus lutter. Son sort était à présent entre les mains de son compagnon de voyage et il l’accepta comme peu de gens en sont capables, il n’avait ni peur ni espoir. Il se contentait d’attendre, impatient de voir s’il avait jugé le minotaure aussi bien qu’il l’avait cru.

  • Tu es fou, tu as brisé les règles de l’hospitalité ! finit par annoncer Magnamon.

Le nain laissa un soupir silencieux s’écouler de sa bouche douloureuse, puis il sourit à la providence qui lui avait amenée un si honorable compagnon.

  • Le monde a changé ! les vielles règles ne nous permettent plus de survivre, il faut nous adapter à ce monde sinon nous ne nous en sortirons pas, répondit Hujir
  • Tu te trompes, le monde change, comme il a toujours changé, mais certaines règles seront toujours bonnes. Voler celui qui t’a hébergé restera toujours une faute impardonnable, argua Magnamon.
  • Je fais ça pour notre peuple. Tu ne peux pas me juger ! rétorqua le traitre.
  • Notre peuple croupit dans une cage sans lumière depuis ton crime ! Et je tiens la certitude qu’ils sont encore vivants car le prince qui m’accompagne a promis qu’aucun mal ne leur serait fait et qu’on les nourrirait correctement. Une promesse ! C’est la seule chose qui protège notre clan de l’extinction.

Cela fit taire Hujir, qui ne répondit plus à aucune sollicitation de la nuit. Jorka prévint Magnamon :

  • S’il y a vraiment des elfes noirs qui doivent venir ici, on ferait mieux de ne pas traîner.

Le nain se releva avec difficulté, il tâtonna dans la lumière décroissante du feu que personne n’avait alimenté depuis un moment pour retrouver sa hache. Sa tête le lançait terriblement, chaque pas lui vrillait les os. Malgré la douleur, la fatigue et le reste, ils se mirent en route. Ils marchèrent aussi vite que possible pour rejoindre la frontière de Tal’AMORTH. Après trois jours, ils atteignirent finalement le royaume des loups. Dans la journée même où ils passèrent la frontière, ils furent interceptés par quatre cavaliers. Jorka ne reconnut aucun de ceux qu’ils avaient croisé à l’aller. L’un des garde-frontières, après avoir échangé des salutations d’usage, leur dit :

  • Le minotaure à tête blanche, nous devons l’amener à Tal’Morod pour qu’il soit jugé pour le meurtre d’Aldon de Treflatre.

Il avait parlé poliment, mais son arc avec une flèche encoché laissait entendre qu’il n’accepterait pas « non » pour réponse.

  • Chevalier de Faujir, ce minotaure est effectivement un criminel, mais il n’est pas responsable de la mort du votre compatriote, déclara le nain. Cependant, nous sommes prêts à vous suivre à Tal’Morod pour éclaircir la situation.

Les cavaliers se concertèrent et acceptèrent, puis escortèrent les trois marcheurs jusqu’à la tombée de la nuit. Ils s’éloignèrent du camp de fortune que montaient à la hâte le nain et le minotaure pour attacher leurs chevaux à proximité d’un ruisseau. Pour la première fois depuis longtemps, les deux compagnons se réjouirent car ce soir ils dormiraient au chaud à coté du bon feu qu’ils étaient en train d’allumer. Le minotaure pris la parole un peu abruptement :

  • Jorka, je souhaiterais que tu m’assistes lors du jugement d’Hujir, car sans toi je n’aurais jamais pu laver l’honneur de ma tribu.

Le nain qui grattait un silex avec une tige de métal pour embraser des feuilles mortes leva les yeux de son office. Malgré les pansements improvisés par les cavaliers sur son visage, une émotion intense s’y lisait. Il hocha positivement la tête pour toute réponse.

Jorka et Magnamon levaient le drap de leur tente pour l’arrimer à une branche quand le nain entendit un sifflement suivi d’un bruit mat. Il tituba, le drap échappa à ses mains ondulant gracieusement sous le vent du soir. Le nain tanga puis le sol se jeta sur lui. Les herbes masquaient sa vue et un gout de terre s’imprégna dans sa bouche. Il voulait pousser sur ses bras pour se relever, mais rien ne fonctionnait. Il vit Magnamon se précipiter à ses côtés, il voyait sa grande gueule bovine s’agiter, mais aucun son n’en sortait. En fait, il n’entendait rien du tout, le monde semblait si calme. Puis survint une horreur sans nom, il cligna des yeux et l’instant d’après l’empennage noir d’une flèche dépassait de l’orbite de Magnamon. Le minotaure poussa un râle douloureux et s’effondra. Jorka tourna la tête il voulait hurler aux Faujir de venir s’occuper de son compagnon, mais il avait déjà du mal à respirer. Il tourna la tête une nouvelle fois avec difficulté, sa barbe coincée sous sa poitrine l’empêchait de relever le menton. Il tira plus fort et sentit ses poils s’arracher de sa peau. Il vit une silhouette encapuchonnée s’avancer vers Hujir toujours ligoté à côté du bois. La silhouette tenait un grand arc et un carquois de flèches à empennage noir lui battait le flanc. Sous la longue cape sombre qui le couvrait, le prince vit étinceler une épée et une cote de maille. Derrière lui venait un orc portant des vêtements noirs et un collier de fer. Avant que l’assassin n’ait eu le temps d’atteindre le prisonnier, les quatre chevaliers de Tal’Amorth débarquèrent à cheval et debout sur leurs étriers dans le champ de vision du nain. L’un d’eux décocha un trait sur l’orc qui s’effondra, un autre visa la silhouette, mais en un éclair noir, l’épée dévia la flèche. La cape noire vola et retomba à terre, Jorka eu la confirmation de ce qu’il soupçonnait depuis un instant. Celui qui avait tiré sur Magnamon était un elfe noir, personne d’autre n’aurait pu être aussi précis à cette distance. Deux cavaliers sautèrent au bas de leur monture l’épée au clair et foncèrent contre l’elfe. Ce dernier recula en parant toutes leurs attaques. Le prince remarqua que l’elfe noir n’avait pas l’air en difficulté. Il semblait attendre que ses adversaires se fatiguent ou fasse un faux pas. Un des archers sauta à terre épée et couteau en main pour venir prêter main forte à ses camarades. Pendant ce temps, le dernier homme tournait à cheval autour des combattants son arc levé et flèche encochée attendant l’opportunité. Au moment où un des épéistes fit une erreur, ne reculant pas assez vite après un assaut, l’elfe noir lui embrocha la cuisse. Ce mouvement était aussi une erreur, car il l’immobilisa un bref instant. Il n’en fallait pas plus à l’archer qui décocha son trait. L’assassin frappé en plein dos par le projectile trébucha et un des épéistes lui lacéra l’épaule. La douleur lui fit lâcher son arme. Alors qu’il attrapait un poignard à lame noire un autre chevalier lui transperça le flanc d’un estoc. Dans son dernier souffle, il tenta de poignarder son bourreau, mais un nouveau coup d’épée l’atteignit à l’avant-bras. L’elfe noir s’effondra et le cavalier sauta à bas de sa monture pour porter secours à son camarade blessé à la cuisse. Après avoir percé la gorge de l’assaillant avec une épée, les deux autres combattants se dirigèrent vers Jorka et Magnamon, mais le monde se troubla et tout devint noir pour le prince.

Jorka s’éveilla dans une chambre douce et bien chauffée. Une guérisseuse se démenait pour lui faire ingurgiter de l’eau sans l’étouffer. Il cracha le liquide clair et demanda :

  • Où suis-je ?
  • À Tal’Morod, tout va bien.
  • Où est Magnamon ? … Le minotaure à tête noir ? insista Jorka.

La vieille femme secoua la tête d’un air désolé et lui dit :

  • Reposez-vous.

Mais Jorka ne pouvait pas se reposer. Il savait, depuis qu’il avait vu cette maudite flèche noire, il savait, mais il ne voulait pas y croire. Il ne s’imaginait pas devenir ami avec cette créature si différente, mais c’était pourtant arrivé. Il savait que c’était réciproque car la dernière chose qu’avait faite le chef de clan était de lui venir en aide, à lui le prince du peuple qui avait enfermé son clan pour le crime d’un autre. Il n’avait pas songé à fuir, il n’avait pas non plus songé à le trahir quand l’occasion s’était présentée.

  • Pourquoi faut-il qu’il soit mort ? demanda le nain au bord d’un précipice de désespoir.
  • Il appartient aux dieux et à eux seul de décider celui qui vivra et celui qui mourra.

Cette phrase lui semblait aussi vide dans la bouche de la guérisseuse que dans celles des prêtres du dieu ours qui lui avaient parlé après la mort de sa mère. « Les dieux ?? Qu’ils aillent crever alors, et tous leurs prédicateurs avec eux ! C’est pas un foutu dieu qui a emmené Magnamon loin des siens pour rattraper un voleur » ragea le nain sans pouvoir ouvrir la bouche tant la fatigue et la douleur pesaient sur lui. Il repensa à cette minotaure qui avait échangé un « au revoir » avec le chef de clan quand ils étaient partis de Kardhir et qu’Hujir avait appelé Hecka. « Hé bien non, personne ne reverra personne. Mensonges ! ».

Il fallut plusieurs semaines aux meilleurs guérisseurs et magiciens du royaume pour finir de traiter les blessures de Jorka. Quand le poison de la flèche finit par se dissiper, il put de nouveau bouger les bras, en revanche ses jambes resteraient à jamais immobiles car la flèche avait touché sa colonne vertébrale. Quand il fut en état de parler, il fut autorisé à plaider son cas devant le bailli royal de Tal’MOROD, ce dernier accepta sa version des faits, corroborée du reste par Hujir qui ne tenta même pas de mentir pour sauver sa peau. La maison Faujir représenté par le seigneur Vorak, protecteur de Tal’MOROD, accorda une escorte armée pour ramener Jorka, son prisonnier et le corps embaumé de Magnamon jusqu’à la citadelle de Gorm. À partir de là, le prince Deymak après avoir présenté ses condoléances à son cousin lui fournit une escorte de soixante nains pour ramener le prince et sa suite auprès du clan Céren à Kardhir.

En premier lieu, Jorka se présenta devant les minotaures. Il aurait voulut porter la dépouille de Magnamon lui-même mais son corps brisé le lui interdisait. C’est rouge de honte et accablé de tristesse qu’il présenta ses condoléances à Heka et à toute la tribu. La veuve se mit à pousser un hurlement déchirant, et tour à tour tous les membres du clan selon leur statut et leur proximité avec le défunt joignirent leurs voix à celle d’Heka. Jorka aurait voulut pleurer avec eux, mais il avait peur de faire quelque chose de déplacé alors il resta là a attendre. Après quelques minutes la veuve se tut et les autres suivirent son exemple. Elle attrapa son fils Firain et le mena au centre du clan et tous les autres tendirent leur mains vers le jeune minotaure en s’agenouillant. Jorka laissa les Chasta à leurs traditions et demanda discrètement à son porteur de le mener à sa famille.

Une fois dans les quartiers royaux, il raconta son histoire à son père et son frère. Torra demanda :

  • Ainsi le minotaure est resté loyal jusqu’au bout ?
  • Oui.
  • Comment crois-tu que le traitre ait réussi à convaincre les elfes noirs ? ils ne sont pas connus pour être crédules, rajouta Torra.
  • Je n’en sais rien, j’ai eu peur qu’il leur ait envoyé une partie de ce qu’il avait dérobé, mais il n’y avait pas pensé. Hujir était sûr d’avoir compris notre monde, mais il était passé à côté des choses les plus importantes. Celui que les elfes noirs ont envoyé était un assassin. À mon avis, il voulait soit tuer l’impudent qui les avait dérangés, soit le capturer pour engendrer une nouvelle race d’esclaves.
  • Mon fils, c’est tout de même une bonne nouvelle, tu as ramené les plans et le traitre. Quel châtiment proposes-tu pour le punir ?

Jorka contempla pensivement ses jambes mortes et se souvenant de la légende d’Ismalia il répondit avec hargne :

  • Laissons son clan le juger, assena-t-il froidement.

Le roi accepta sa décision et fit envoyer un ministre exécuter l’ordre, en même temps que la libération des minotaures et la restitution de leurs biens. Les sujets du clan Céren qui avait reçu des possessions des minotaures firent grand bruit quand les soldats débarquèrent chez eux pour les reprendre. Un conseil extraordinaire fut convoqué à la hâte. Pohmar s’autoproclama chef des mécontents et demanda au roi Oddar :

  • Mon roi, tu voles ton propre clan, la vieillesse et son cortège de maux te guète et tu n’as plus d’héritier, il est temps que le clan te choisisse un remplaçant !
  • N’est pas volé ce qui jamais ne fût à toi ! Les biens confisqués par la justice de Kardhir devait être utilisés dans le meilleur intérêt de la citadelle jusqu’à la fin du jugement du traître Hujir. J’ai deux héritiers, ce qui fait un de plus que toi et si tu me crois trop vieux pour mener nos armées, viens donc tâter de mon marteau ! menaça le vieux roi.

De ces trois déclarations, seule la première était vraie, Jorka le savait. Étant incapable de se battre ou de mener une armée, il ne pouvait monter sur le trône. Son frère avait en public et de lui-même renoncé à jamais exercer le pouvoir. Pour finir il savait que son père n’était plus en mesure de défaire Pohmar en duel. Il fit signe à son père pour lui murmurer :

  • Père, ne prenez pas la voie des armes contre notre propre clan. Il faut que notre famille cède la place, demandez-lui de respecter les engagements que vous avez pris envers les minotaures et en échange, organisez vous-même une nouvelle élection.

Le vieux nain jeta un regard fatigué à son fils. Il se plia aux conditions de Jorka. L’élection désigna timidement Pohmar comme nouveau roi du clan Céren et roi de Kardhir. Lorsque Jorka vint rendre hommage au nouveau roi, Pohmar déclara humblement :

  • Ça aurait dû être toi qui recouvre ma main ... Je suis désolé de ce qui t’es arrivé. Sans cette flèche, tu aurais fait un bon roi. Ton père et ton frère ont fait de nombreuses erreurs, mais pas toi. Tu as respecté nos plus anciennes traditions alors que rien ne t’y obligeait. Tu as rattrapé un traitre et un voleur pour protéger notre peuple et notre forteresse. Tu es le nain le plus honorable que je connaisse.

Jamais Jorka n’avait entendu un tel éloge de sa personne, même s’il n’appréciait pas de voir sa famille critiquée, il accepta le compliment.

  • Merci mon roi.
  • Tu ne peux plus te battre pour moi sans quoi j’aurais fait de toi le général de mes armées. Quel poste pourrait te faire honneur ?

Le prince déchu était très surpris de l’attitude de son ancien rival, mais il accepta le bon comme il avait accepté le mauvais, il réfléchit murement avant de donner sa réponse et sa main tendu, paume vers le ciel. Le roi la recouvrit et tous les nains de Kardhir saluèrent cette réconciliation.

Torra fut écarté de la hiérarchie militaire de Kardhir, il s’exila à Karmino où il devint capitaine des barbes grises, une troupe d’élite combattant les elfes noirs et leurs esclaves orcs et gobelins dans les tunnels.

Oddar mourut peu de temps après son départ, l’âge et la mélancolie eurent raison de sa volonté.

Les minotaures du clan Chasta durent s’astreindre à un mode de vie sédentaire, copiant les méthodes agricoles et artisanales des nains. Ils bâtirent un petit village fortifié en lisière est de la forêt Bleu, bien loin des terres des hommes. Ils déboisèrent une grande parcelle de la forêt pour y planter des champs. D’autres clans, diminués par les traques des impériaux et dépourvus de tout, les rejoignirent et bientôt le village devint une petite cité.

Hujir fut condamné à devenir l’esclave de sa tribu, il travailla tous les jours pour racheter les torts qu’il avait causés à son clan. Jorka en fut frustré tant il aurait voulu voir le traitre expier pour la mort de Magnamon et son propre handicap.

Le nouveau roi Pohmar, sous l’influence des maîtres du savoir et surtout de Jorka, échangeât avec ces nouveaux voisins des pactes de non-agression et commença un long travail de réconciliation avec le clan Ogher.

Jorka, quant à lui, finit sa vie avec les maitres du savoir de Kardhir, prodiguant conseils moraux, sagesse et modération au roi. Chaque année de sa vie, il dessina moult plans avec les maîtres architectes, puis il dirigeât la consolidation des fortifications extérieures. Le dernier projet que mena Jorka fut de lancer la réparation du tunnel reliant Kardhir et Asgaral. Il présenta ces plans aux rois des deux forteresses, les souverains furent enthousiasmés par la réouverture des routes commerciales et les travaux débutèrent immédiatement. C’est après avoir posé la première pierre de l’édifice que Jorka mourut paisiblement à l’âge vénérable de 226 ans. Sa tombe dans la crypte des honneurs est une des plus élogieuses épopées de tout Kardhir.

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