Le piège

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Lorsque j’ouvrais le double sas de la serre, je fus tout de suite accueilli par les échos de la discorde qui y avait lieu.

Cette salle était un espace faussement immense, le plafond projetait un ciel terrien virtuel en employant des illusions d’optique pour donner une impression de profondeur, les nuages virtuels étaient criants de réalismes et même les murs dépeignaient une jungle dense et sombre.

Un roulement de jour-nuit régulait la luminosité ambiante afin de respecter le cycle circadien des habitants de la serre, lesquels étaient autant des « espèces classiques » endémiques de la terre, que des types spécialement conçus en laboratoire pour répondre à un besoin précis.

Parmi ces spécimens qualifiés de Catasques, l’on trouvait des plantes — qui occupaient la majeure partie de la serre — à l’allure si étrange que l’on aurait pu les penser extraterrestres.

Les végétaux étaient alignés sur vingt cercles concentriques segmentés pour permettre le passage entre chacun d’eux, les espèces se mélangeant au sein de ces derniers.

Le centre de la formation labyrinthique était occupé par une énorme cloche de verre, silo rempli d’eau saumâtre où se mouvait silencieusement le Cephaler, son corps massif de teuthoïdé remuant ses huit tentacules dans les flots aigres.

Il tenait tellement d’attributs de différentes espèces qu’il était difficile de dire s’il était davantage poulpe, calamar, seiche ou dieux sait quoi d’autre.

Sa peau miroitait d’une multitude de couleurs, une forme de langage silencieux auquel la paroi de plexi était réceptive, cette dernière retransmettait sur un écran de contrôle, la traduction textuelle tandis des émetteurs radio reproduisais la version orale de ses propos chromatiques.

De plus Gregor disposait toujours près de lui d’une tablette pour communiquer avec le Cephaler soit par pure habitude soit lorsqu’il était ailleurs dans le vaisseau.

Ses deux gros yeux jaunes globuleux fixaient de leurs Iris le va-et-vient des animaux et biomachines de la serre tandis que les neurotransmetteurs fixés à son énorme tête lui donnaient du grain à moudre, recueillant par paquets des données bruts sur l’état de l’environnement du vaisseau ; avec comme garde-fou, l’illusion que ce dernier n’était point isolé dans une cloche afin de renforcer son impression de vulnérabilité de dépendance à ce même environnement.

Car telle était son rôle : organiser l’aspect écologique là où K-haya maitrisait la facette technique.

En se servant de tout son potentiel il pouvait faire en sorte que la serre continue à produire nourriture et air et à ce que le cycle de la vie et de la mort se perpétue, contrairement aux machines qui se montraient très frileuses de par leurs programmations, à faire courir un risque aux humains, les ordinateurs biologiques étaient plus aptes à appréhender la dure loi de l’existence… et du sacrifice.

Certains doivent mourir pour que d’autres vivent, la fange est là où tout finit et tout recommence. Et même ceux qui périssent peuvent encore se montrer utiles.

C’était la destinée de presque tous les êtres vivants de la serre : devenir des zombies biomécaniques au service de la survie des vivants.

Des cadavres d’arachnides servaient de pinces hypersensibles qui, reliées à des bras robotiques, leur injectaient de l’air afin d’actionner leurs pattes aux muscles hydrauliques.

Dans un terrarium, des fourmis parasitées par un champignon ajoutaient de la main-d’œuvre morte-vivante aux nids.

Ailleurs, c’était des organismes créés de toute pièce (comme les xénobots, cellules vivantes programmées pour fonctionner de concert au cœur des autres animaux afin d’assurer leur survivance) Continuaient de servir après leurs trépas, combinés à des composants mécaniques en remplacement de la chair putréfiée.

Et une fois les constituants biologiques trop endommagés, les cadavres ambulants allaient se jeter d’eux même dans le bac de la fange pour y être digérés par des nécrophages — vivants ou non — fournissant ainsi la terre et les nutriments pour la biosphère locale.

Gregor était plutôt en bon terme avec cette discipline qualifiée de nécrobotique, ce n’était pas de la cruauté, mais seulement une étape supplémentaire dans le cycle de la vie.

Toutefois, la limite morale l’entourant était devenue floue avec les années, l’esclavage post-mortem avait ouvert la voie à de nouvelles pratiques douteuses et crimes.

En fait, le botaniste reculait devant peu de choses pour le bien de sa serre et en ce moment où un intrus se montrait méprisant envers sa pièce maitresse, il ne pouvait qu’être hostile, leur dispute se déroulant sous les yeux mystiques de ce même grand animal marin sur qui la survie de tous reposait.

J’élevai alors la voix pour faire entendre mon entrée qui n’avait jusque-là même pas perturbé l’attention des belligérants.

« Cessez ça immédiatement !

Les deux hommes se turent et se tournèrent vers moi, quelque peu frappés par ma présence.

— Capitaine… Que faites-vous ici ? s’enquit Gregor, l’intonation tremblante et le corps parcouru de gigotement nerveux.

— À votre avis ? répondis-je, cynique, et devant leur mutisme, j’ajoutais :

— Je vous ai surpris en pleine chamaillade sur les cams, alors quel est le problème ?

Ce fut Rouruan qui répondit :

— Le botaniste à l’intention d’utiliser un ordinateur biologique pour un calcul complexe.

— Je sais ça, ce n’est pas ce que je demande, m’agaçais-je en sentant la nausée me monter au nez, pourquoi vous prenez vous la tête ?

— Une intelligence non mécanique est exposée à des biais imprévisibles, ce calcul est impossible pour le Cephaler, il va commettre des erreurs de jugement, imposa Rourouan.

— Et vos méchas vont bouder la prise de risque, voir purement et simplement rejeter les données en bloque ! répliqua hardiment Gregor en avalant une de ses pilules. »

Je leur intimai de se taire en levant les paumes sous leurs yeux, les forçant à me considérer quand soudain ce fut une voix d’outre-tombe lourde et lente, qui grésilla dans les haut-parleurs, en même temps que les écrans de communication de l’aquarium devinrent multicolores.

Le cephaler agitait ses tentacules dans un ballet complexe, sa peau miroitait de couleurs vives, agressives et zébrées, ses yeux globuleux nous fixant intensément.

« Divisezzz, divisez le problème, rugit le cephaler pour couvrir le bruit de notre discorde, chacunnn sa spécialité !

— Oui capitaine, séparez les tâches, renchérit le majordome sur la requête du Cephaler.

— Que dites-vous ? demandais-je surpris.

À nouveau, les haut-parleurs traduisirent le langage bioluminescent du céphalopode :

— Donnezzz moi les choix qui font mal et laissez aux machines les calculs, clarifia le Cephaler dont la peau se muait maintenant en cyan-violet iridescent.

— Ils veulent répartir le travail sur la simulation pour… exploiter le potentiel de chaque ordinateur, c’est bien cela ?

Gregor et Rouruan me fixèrent comme si ma question ne faisait aucun sens, leurs traits devenant presque hagard et circonspect, ils s’exprimèrent d’une même voix.

« Ça ne marchera pas, c’est imposs…, surpris par cette synchronie, ils se dévisagèrent, silencieux. L’hostilité avait changé de camp.

— En êtes-vous bien sûr ? Vous n’avez pas essayé, demandais-je.

— Il y aura incompatibilité dans les résultats fournis, invoqua Rouruan comme explication en faisant un pas du côté de Gregor qui lui aussi montrait son aversion à cette nouvelle idée.

Encore une fois la voix du Cephaler qui vint briser la discorde :

— Moiii et l’ami peuvent jauger les risques à prendre, nous créerons la simulation pour vous. Lesss unités artificielles résoudront les calculs sous forme de petites fractions séparées. »

L’ami désignait sans aucun doute Gregor qui passait le plus clair de son temps ici. Quant au Cephaler, sa vivacité d’esprit avait impressionné tout le monde, y compris son « ami » qui sortit son Chromopad pour tapoter des félicitations lumineuses :

« C’est une excellente idée, je comprends où tu veux en venir, cela pourrait bien fonctionner.

— Et comment réassembler et synthétiser les résultats ? demanda Rourouan visiblement pas encore convaincu, et il faudra revérifier la formule dans son ensemble, qui s’en chargera ?

— Je… heu, je ne sais pas, bredouillais-je.

Cette fois, K-haya résolut le problème pour moi.

— Lorsque la modélisation sera recomposée, mes sous-programmes aveugles pourront la contrôler en fournissant des réponses d’entrée valide ou invalide.

Silence d’incompréhension dans la salle.

— Reformule ta proposition en terme simple K-haya, demandais-je.

— Mes sous-programmes peuvent analyser les différentes parties de la simulation sous forme d’affirmations auxquelles ils répondront vrai ou faux.

— Ahhh, voilà qui est astucieux, mais après ?

— Et ensuite, capitaine, vous n’aurez plus qu’à fournir les résultats au Cephaler pour vérification.

Murmures d’approbation, grésillements numériques d’adhésion, bioluminescence de satisfaction.

— Et pour finir nous n’aurons plus qu’à visualiser nous même le rendu et donner notre aval, conclu le botaniste.

— Cela me semble fort bien correct, lui dis-je tout sourire, et bien vous voyiez, ce n’était pas si difficile. Il suffisait de poser la question aux bonnes personnes.

Le botaniste me lança un froncement de sourcil contrit tandis que l’archiviste terminait d’enregistrer visuellement le débat sans aucune émotion ou parole.

Il s’était déjà trop impliqué dans cette affaire depuis qu’il avait surpris Gregor avec une liasse de papier ! Et qu’il lui avait demandé ce qu’il en ferrait, la réponse lui avait presque rappelé l’odeur de la peur, s’il se souvenait encore de l’effet qu’elle procurait.

Il n’aimait vraiment pas que les organismes conscients prennent des décisions difficiles, ils les trouvaient trop infantiles pour ça, mais pour une fois les événements avaient donné tort à son initiative et raison à son attitude isolationniste. Il ne recommencerait sans doute plus.

Satisfait d’avoir résolu ce conflit, je pensais prendre congé de mon équipage et retourner à ma surveillance quand je me souvins de la mission confiée à Vinzent. Cela faisait bien quarante minutes qu’il s’était rendues à l’infirmerie et toujours aucune n’annonce à l’interphone.

Qu’est-ce qu’il peut bien foutre, ça prend si longtemps à brancher les méds ?

Bien décidé à lui sonner les cloches, je quittais la serre pour remonter le corridor principal sur son axe en direction de la proue. L’infirmerie se trouvait dans le tore des habitations sur sa frange intérieure.

La gravité y sera plus plaisante.

Après d’interminables minutes, je parvins au premier niveau du tore et me dirigeais vers le couloir de gauche, sur le mur plaqué en gros était inscrit successivement :

Dortoir B, Infirmerie et salle de détente.

J’arrivai finalement devant une grande porte à sas vert, placardé d’une croix rouge sur fond de cercle blanc.

Le panneau d’ouverture détectant le passage de ma main, ouvrit le lourd sas et entrant dans la baie médicale, la vision qui s’offrit à moi me glaça ; ce lieu normalement tenu d’être d’une propreté et d’un ordre impeccables était sens dessus dessous.

Des appareils renversés, des armoires magnétiques dont le contenu était répandu sur le sol, le scanner fumant et complètement grillé, même le détecteur vivant de fumée au plafond ne semblait pas réagir alors que la pièce était nimbée d’une légère fumée blanchâtre.

Au milieu de tout ceci se tenait Vinzent visiblement hors de lui, fouillant comme un névrosé dans les piles de vracs.

« Qu’est-ce que c’est que ce merdier, Vinzent ! m’écriais-je alors, rendu furieux tant par les images que l’odeur âcre delà fumée.

Mon entrée subreptice lui arracha un cri de surprise, lui faisant lâcher ce qu’il avait entre les mains et se tournant vers moi, il s’écria tout aussi fort.

— Ce n’est pas moi, je n’y suis pour rien !

— Alors qui a foutu ce désordre sinon ?

— Ça, c’est moi si, mais c’est parce que je dois le trouver, je te le jure !

— Et que cherches-tu, vieux hiboux ?

— Les appareils se sont subitement mis à griller, un sac de compresses a même pris feu !

Je constatais que ce qu’il avait fait tomber était un petit extincteur qui venait tout juste de servir.

« Qu’est-ce que tu cherches ? me répétais-je.

— Un Termibot.

— Fous-toi de ma gueule, un Termibot ici sur ce vaisseau ?

— Je t’assure que c’est ce que j’ai vu !

Je me tournais vers le tableau des neutrojoncteurs, situé à l’autre bout de la pièce, tous en position active.

— Il va falloir que tu aies une meilleure défense que ça mon ami, ça n’explique pas pourquoi tout est autant en désordre et surtout comment les disjoncts ne se sont pas déclenchés ?

— Je ne sais pas, je paramétrai la sonde mentale quand tout a pété.

— À cause d’un Termibot, hein ?

— Oui, il est sorti d’une aération après que le scanner se soit mis à bruler, il était trop rapide, je n’ai pas pu l’avoir, je suis désolé j’ai tout cassé en tentant de le coincer.

— Je ne crois pas à ton histoire, tu veux me faire croire qu’une machine militaire hors de prix s’est introduit sur le vaisseau et a comme par hasard détruit la baie médicale au moment où tu t’y trouves ?

— Comment j’aurais le prévoir ? Quelqu’un se l’est procuré par des moyens inconnus et…

— Mais c’est interdit, ces saletés sont illégales partout ! Même les cartels des spatiostations se les arrachent à prix d’or au marché noir.

— Je ne mens pas, il a dû pénétrer les circuits avec son corps de fluidométal et ponter les circuits.

— Bien sûr, c’est plus simple que d’avouer ce que tu as fait, fis-je m’approchant menaçant.

Je me saisis d’un défibrillateur portatif posé sur une table et en fit crépiter les plaques, les brandissant vers Vinzent telles des armes.

“Seram ? Qu’est-ce que… non, tu ne t’en serviras pas, je te connais !

— Pas assez alors parce que j’ai bien l’intention de te donner un coup de fouet.

— Non, tu ne le feras pas, ce n’est pas toi, il recula d’un pas, et ce n’est pas moi non plus qui ai détruit le matériel.

M’approchant davantage, j’ajoutais :

— Avoue tout, je t’ai pris la main dans le sac, tu es un mauvais menteur.

— Pourquoi aurais-je fait ça ? Je n’ai aucun intérêt à détruire le projet de ma vie, j’ai fait exactement ce que tu m’as demandé, je n’ai rien fait, c’est… LE PUTAIN DE TERMIBOT !

— Ouais, je sais et certainement qu’il a été envoyé par un raton laveur de l’espace.

Vinzent avait le regard figé sur moi, ses yeux saccadaient et il levait lentement un bras tendu, l’index pointé dans ma direction.

Ou plutôt un endroit situé derrière moi, tétanisé, il accentuait son geste pour m’intimer de me retourner, ce que je fis par dédain, sentant le piège venir ; mais quand je le vis, mon expression se décomposa subitement.

Un petit amas de fluidométal amorphe s’extirpa d’un régénérateur de cellules dont la chape crépitait d’étincelles, son corps coulait par une aération comme passé à travers une trappe pour se reformer aussitôt derrière. J’étais pétrifié, cela devait être une hallucination.

Non, pas les saletés de la station Shengung IV, on avait dû la détruire, car elle était infestée.

Ces trucs ne devraient plus être en service, il ne devrait même plus en exister ! Il ne doit pas trouver une source d’énergie conséquente ou il se clonera à l’infini.

Le petit monstre se tenait devant nous, rampant vers une nouvelle victime qu’il avait identifiée, un automate de dissection.

— Attrape-le, s’écria Vinzent alors qu’il s’élançait lui-même vers la chose.

Ni une ni deux, nous nous jetions sur lui dans l’espoir futile de capturer une machine plus insaisissable que l’air.

Vinzent voulut l’écraser de tout son poids sachant pertinemment qu’il ne pouvait faire de mal à la chair et qu’il aurait été vain de le saisir à la main.

Mais aussitôt le Termibot conscient de l’attaque, que celui-ci s’évada hors de portée de Vinzent qui vint s’écraser sur les piles d’objets.

Le petit vicieux se faufila derrière le scanner pour atteindre un coin de la pièce, au moment où je projetai de l’écraser en poussant ce même scanner contre le mur, mais il était trop rapide, se faufilant, se divisant pour passer un obstacle pour se reconstituer juste derrière.

Pendant quelques instants qui me parurent une éternité, nous poursuivîmes le démon de métal liquide avant que Vinzent parvienne à le flouer dans ses mouvements et le coincer sous une boite en bois de chêne — un trésor rare sur un vaisseau interplanétaire — qui ne pouvait être corrompue par le Termibot.

— Que fait-on maintenant, Seram ?

— La seule chose qui puisse le tuer, détruire ses liaisons atomiques.

Sur ce, je me saisis du défibrillateur que j’avais laissé tomber au sol et j’approchai de la boite.

— Attends, s’écria Vinzent” si je soulève la boite, il va à nouveau s’enfuir !

— Pas besoin de soulever la boite, il grillera quand même.

— Heuuu, le bois n’est pas conducteur…

— Le sol, regarde le sol, nom de dieu. Il est en métal comme tout le reste ici. »

Vinzent était à la fois honteux et surpris de sa bêtise, chose qu’on pouvait aisément lui pardonner au vu du stress qu’il venait de subir après cette guérilla qu’il avait livrée à l’engin.

Je m’employai donc à plaquer le défibrillateur sur le sol à côté de la boite où la machine était piégée, un crépitement se fit entendre sous la boite au bout de plusieurs secondes qui cessa peu après.

En soulevant la boite, nous nous aperçûmes, bien heureux, que le Termibot avait laissé place à un tas argenté fumant à l’odeur d’étain chaud. Nous regardions, penchés sur le cadavre, la lente décomposition de la chose.

Pendant un temps qui parut volontairement une éternité, nous cherchions effectivement quoi se dire, et quand nos regards se croisèrent à nouveau, ce fut sur des coups d’œil gênés que je bredouillai des excuses.

« Je suis… désolé, désolé de ne pas t’avoir cru. C’était trop in-invraisemblable et… et…

— Non, non, c’est bon, je comprends, c’est pas commun quand même, répondit Vinzent.

— Un Termi, bordel. Je ne pensais pas en revoir après le service dans le temps, l’époque on en balançait par paquet sur les navires de trafiquants, jusqu’à ce qu’ils soient désavoués par la cour planétaire.

— Tu sais que j’ai vu la fabrication du premier d’entre eux ? C’était une blague à côté, puis plus sérieux il dit, il y a toujours une psycommande pour ces machins, la question est qui télécommande ?

Je le regardais, l’air grave puis, leva les yeux au plafond.

— K-haya…, qui tenait une psycommande sur ce vaisseau durant cette dernière demi-heure ? »

L’intéressée me répondit dans sa toute neutralité une réponse qui me laissa pantois.

« Personne, capitaine. Aucun appareil illégal lié à un Termi série 10-897 n’est à décompté à bord.

— Tu as tout vu alors, éructa Vinzent, et tu n’as rien fait ?

— En effet docteur, mais les Termibots ne sont pas une menace pour la vie humaine.

— Mais pour tes propres circuits si !

— Je l’avais isolé dans cette pièce avant que vous n’entriez docteur, il n’aurait pu s’évader.

— Attends, attends, tu veux dire qu’il se baladait ailleurs avant ?

— Oui, il se dirigeait vers la poupe à travers les circuits de refroidissement.

— Tu l’as coincé dans les conduits de l’infirmerie. Te rends-tu compte des dégâts que cela a causés ?

Le Majordome resta muet.

— K-haya, le docteur t’a posé une question, dis-je sur un ton paternel.

— Les dommages matériels ne sont pas une priorité, déclara-t-elle alors.

— Mais enfin, elle n’est pas sérieuse là, elle perd la boule Seram !

— K-haya, ce sont nos vies que tu mets en danger par ton initiative !

Le Majordome réagit aussitôt par un méli-mélo de sons grinçant comme une radio qu’on module, traduisant son malaise.

— Je vous présente mes excuses, je ne savais pas que des vies humaines étaient en jeu.

— Maintenant, elles le sont, enfonçais-je.

Nouveaux grincements.

— Nous avions besoin de ce matériel pour notre survie et maintenant il est détruit…

— Pour notre plus grand malheur, m’interrompit Vinzent, on dirait que nos petits amis vénusiens ont fait des progrès d’un genre nouveau, peut être que le machin était autonome après tout.

— … alors je t’interdis de prendre des décisions de ce type sans mon aval, repris-je sans écouter mon ami, est-ce clair ?

— Oui capitaine, je suis navré d’avoir outrepassé mes fonctions.

— Laisse-nous maintenant, s’il te plait, terminais-je.

Puis regardant Vinzent.

— Que viens-tu de dire, autonome ?

— Ou quelque chose comme ça, de ce que je me souviens, les télécommandes à robot espions étaient basées sur un contrôle psychique, digital, rétinal et tout le tatouin, le style que l’on utilise sur les outils de maintenance de ce navire, précisa Vinzent en se massant le front, c’est une question de sécurité.

— Je vois, c’est assez volumineux ce genre d’équipement, je me rappelle que cela prenait toujours au moins un tiers des salles de stockages dans les vaisseaux de frets, comment K-haya pourrait louper un engin gros comme le bras ?

— Aucune idée, enfin je suppose qu’il n’y avait pas de psycommandes après tout.

— Merde, comment on va se tirer de ce mauvais pas ? »

La porte de l’infirmerie s’ouvrit alors sans nous laisser le temps de finir et dans un chuintement électronique, fit apparaitre de l’autre côté, une Dionae abasourdie par le chaos ambiant de la pièce.

Portant son regard de gauche à droite puis sur moi et Vinzent, le visage concis d’un mélange d’incrédulité et d’horreur jusqu’à en laisser tomber son bloc note de ses mains et lâcher un cri de surprise :

« Qu’avez-vous fait ?

— Seram, attrape-la, s’exclama subitement Vinzent, ne la laisse pas filer !

Je m’exécutais instinctivement, profitant de l’hébétude de l’ingénieure, je lui sautai dessus en lui enserrant les chevilles, s’ensuivit une lutte de courte durée où je parvins à l’immobiliser en lui passant les bras sous aisselles en ne serrant ma clef de bras que pour l’empêcher de bouger suffisamment, puis je la mis debout dans cette position.

— Êtes-vous fous tous les deux ?

— Navré ma chère, mais je dois vous fouiller, lui donna Vinzent pour toute réponse.

— Bas les pattes vieux pervers !

— Vous me méprenez, je dois juste vérifier que vous n’avez rien de suspect sur vous alors arrêtez de vous débattre.

Vinzent la palpa, mais bien sûr, il ne trouva rien de suspect.

— Alors ? Demandais-je, tu as trouvé ?

— Rien, désolé pour ça Dionae, lui dit-il avec une légère compassion, tu peux la relâcher c’est bon.

Libérée de son étreinte, elle recula d’un mètre et nous jaugea.

— Que cherchiez-vous, qu’avez-vous fait dans l’infirmerie, cria-t-elle paniqué, êtes-vous cinglés ?

C’est moi qui pris la parole :

— Non, pas le moins du monde. Nous avons eu affaire à un robot espion qui a détruit une partie du matos, nous devions nous assurer que vous n’étiez pas celle qui l’a envoyé ici.

— Pardon ? Un robot espion ici, c’est votre excuse pour avoir tout cassé ?

— J’ai eu la même réaction, je jetais un œil à Vinzent, mais il se trouve que c’est vrai, bon j’admets que nous avons empiré les dégâts, mais tout ce qui reste du Termibot est ici.

Je tendis un doigt vers la flaque luisante encore parcourue par des spasmes post-mortem.

— Un Termibot, mais c’est terrible, dit-elle le visage décomposé par l’évocation même du nom, il n’y a aucun doute ça y ressemble fort.

— Et comment ! Je lui ai couru derrière pendant un moment, s’exclama Vinzent.

Je pris l’ingénieure par les épaules et la fixa durement dans les yeux.

— J’en ai assez de jouer au chat et à la souris, alors on va en venir aux faits. Il y a parmi nous un intrus qui bosse pour on ne sait pas trop qui, sans doute les Vénusiens. L’incident à notre réveil n’en était pas un.

— Seram, non ! Pourquoi lui avoir dit, ça n’était pas nécessaire.

— J’en ai marre, je vais régler ça d’une nouvelle façon.

Dionae avait la mine déconfite, décomposée même, comme frappée par cette révélation.

— Mais, mais, mais… c’est totalement hallucinant votre histoire, d’où vous sortez ça ?

— Je n’ai pas le temps d’expliquer, je sais ce que je dis, c’est moi qui me suis réveillé le premier, rétorquais-je sec, quelqu’un veut notre perte ici et je vais trouver qui.

— Pour ce que j’ai vu ici, ça pourrait très bien être vous deux les coupables et tout cela serait alors une machination.

— Tu accuses ton capitaine, puis d’une voix plus grave, tu oses ?

— Qu’est-ce que vous voulez que j’vous d…

Je l’interrompis en la tirant par le bras hors de la pièce et, en hélant Vinzent de me suivre, l’un comme l’autre était surpris de ma soudaine volteface.

— Nous allons régler le problème tout de suite, finit de bavarder, je mettrais un terme à tout ça !

— Lâche-moi merde, beugla Dionae.

— Mais où allons-nous, Seram ?

Sans m’arrêter, je criai plus fort qu’eux.

— Au Fabricatorium de l’archiviste Anzi, j’ai une commande à passer ».

Pour atteindre le Fabricatorium, ils durent remonter traverser les deux premières sections pour se rapprocher des moteurs, une zone soumise à la pesanteur de l’espace.

Collé à cette section se trouvait le laboratoire de Rouruan, où lequel fabriquait ses machines en séries.

Seram remontait le corridor en trainant une Dionae ligotée derrière lui, comme une poupée de chiffon suivie d’un Vinzent hagard.

Ce n’est qu’une fois devant le labo qu’il lâcha sa captive pour passer sa carte magnétique dans le lecteur de la porte, laquelle s’ouvrit dans un grincement strident se divisant en deux partis pour laisser place à une vaste salle lugubre remplie d’engins de constructions et de lignes de montage où s’accumulaient les automates inertes.

Les machines façonnaient des machines qui en fabriquaient d’autres, une boucle infinie que l’archiviste supervisait, baptisant au passage chaque nouvelle créature dans un cycle inlassable.

L’endroit était par essence bruyant et malodorant, le vieil archiviste était adossé à une table dans un angle sombre, obstinément affairé à réparer un appareil vaguement reconnaissable à l'aide de ses tentacules d'acier.

Si bien qu’il ne se rendit compte de la présence du trio qu’une fois que ses robots de faction allèrent à leur rencontre.

En me voyant, Rouruan sourit de toutes ses dents métalliques.

« Capitaine, venez-vous inspecter l’usine ? Ce corps vous est gré d’avoir résolu la crise de tout à l’heure.

— Y a pas de quoi, répondis-je sèchement pour tenter de surmonter le dégout qui remontait de mes tripes, ce n’est pas cela qui m’amène. Je suis ici pour une commande un peu particulière.

— De quoi s’agit-il ?

— Je veux que vous me montriez la multi-imprimante.

— Elle se trouve ici, dit-il en me désignant l’imposante machine orange contre un mur, mais je dois vous prévenir que vous ne pouvez l’utiliser, elle est… capricieuse et ses ressources nous coutent cher.

— J’ai bien l’intention de l’utiliser avec ou sans votre bénédiction, j’ai besoin de six mouchards.

— Six mouchards, qu’allez-vous en faire ? À un chiffre près c’est le nombre de membres d’équipage.

— Vous en faites partie, vous avez oublié ? vous serez mis au même diapason que les autres.

L’archiviste fit une mine étrange, à laquelle mon cerveau réagit en provoquant un sursaut inconscient de ma pomme d’Adam.

— Seram, tu n’as quand même pas l’intention de nous espionner ? intervint Vinzent outré par ma demande, c’est immoral.

— Pas plus que c’qu’il s’passe ici, et c’est toi qui vas les fabriquer, lui rétorquais-je, Rouruan montrez lui la procédure.

L’interpellé se défendit :

— C’est insensé, vous ne pouvez pas…

— Je suis votre capitaine !

— Cette procédure ressemble à un cas de totalitarisme de votre part, rien ne sera fait sans explication valable, cela a-t-il un rapport avec la discussion dans la serre ?

Dionae se plaça entre les deux, la mine furieuse.

— Regardez ce que ce salaud m’a fait, dit-elle en exhibant ses liens, vous croyiez qu’il a encore toute sa tête ?

— Taisez-vous et faites c’qu’on vous dit ! »

Et pour appuyer mes menaces, je me saisis d’un des robots suspendus sur un rail — récemment baptisé au vu des odeurs d’encens l’entourant — et le projeta à l’autre bout de la pièce dans un fracas de pièces métalliques.

« Votre comportement est indigne, capitaine. Il est intolérable que l’on détruise mes enfants sans motifs logiques, Prévint Rouruan sans menace dans la voix, bien que ses excroissances mech glissèrent sous sa toge pour darder le capitaine de leurs aiguilles.

— Vous faites un piètre négociant avec votre face de brique, si vous ne m’écoutez pas je vais en casser un autre, lançais-en saisissant le bras d’un autre automate.

— Cessez cela immédiatement, vous aurez les informations que vous désirez. »

L’archiviste se montra tout de même réticent à dépeindre clairement la procédure, si bien que je dus lui forcer la main pour qu’il accède à ma demande.

Ce dernier décrivit les commandes à entrer dans la machine pour produire les mouchards, ce qui prit bien une bonne demi-heure.

À intervalle régulier, l’archiviste sollicitait ses enfants, d'un bras mécanique, pour compléter des travaux qu’il ne pouvait remplir lui-même, tout occupé qu’il était à nous surveiller, d'un autre de ses bras optiques.

Le ballet incessant des automates suivait une routine bien huilée, chacun d’eux morphologiquement adapté à son activité — certains étaient vraiment grossiers — et plusieurs d’entre eux devaient servir à l’autre bout du vaisseau, si bien que de grands rails se perdants dans le plafond, transportaient inlassablement des cohortes de robots tous neufs pour entretenir l’énorme conserve spatiale.

Une fois les engins enfin imprimés, je m’emparais d’une valise hermétique trainant sur une table et fourrais les six mouchards dedans, la scellant d’une main et attrapant ma prisonnière de l’autre, partant vers la porte d’un pas décidé, je me tournais alors vers les deux autres et leur aboya des ordres.

« Je vous veux dans la salle de séjour tout de suite, je passerais un appel à l’interphone pour un colloque d’urgence dans peu de temps, alors vous feriez mieux de vous dépêcher.

— Tu as vraiment l’intention de nous faire porter ces trucs ? s’enquit Vinzent inquiet, je ne suis pas sûr que cela nous sortira d’affaire.

— C’est radical, je l’admets volontiers, mais je suis à bout. Si ça continue, je vais exploser. Au moins personne ne pourra trouver de contre-mesure étant donné que les mouchards sous-cutanés doivent être opérés par un chirurbot… qui est cassé maintenant.

— Tu en as pris une pour toi aussi à ce que je vois.

— Je suis peut-être capitaine, mais n’as ne m’empêche pas de respecter les mêmes règles que les autres.

— As-tu l’intention de permettre à tout le monde de voir les pings de nos mouchards ?

— Parfaitement, tout le monde pourra connaitre nos positions sur la carte du vaisseau, en fait je vais fournir à tout le monde des HoloPads de poche.

— Un peu idiot non ?

— Absolument, mais je ne compte plus sur moi-même uniquement pour débusquer ce connard. La délation va devenir monnaie courante à bord, tout le monde sera méfiant et c’est pour le mieux.

— Franchement capitaine, vous avez intérêt à avoir une bonne explication à donner, parce que vos histoires d’espionnage ne valent pas grand-chose, vous feriez un piètre écrivain, s’écria Dionae, incapable de retenir plus longtemps sa colère.

— Justement, on va pouvoir en discuter tous les deux dans un instant, de mes piètres talents, répliquais-je du tac au tac.

Rouruan intervint alors pour demander des explications supplémentaires quand je le rembarrai aussi sec, non désireux d’entendre à nouveau sa voix de cadavre ambulant. J’avais eu ma dose de mal-être pour aujourd’hui.

— Je n’ai pas le temps de me justifier, réunion pour tout le monde. Exécution ! »

Sur ce, je quittais le Fabricatorium en tirant Dionae dans le couloir.

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