2 - Deux êtres sur la glace

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Bande-son :

https://youtu.be/UzG2VOGGoAg

La neige tombait depuis des semaines ou des mois, comme si elle ne devait jamais s'arrêter.

Toute la montagne était blanche, enrobée d'un nappage moelleux ; ses rocs et ses pics, adoucis par ce manteau féérique, auraient presque attiré les caresses.

Derrière le rideau léger des floconcs, doucement agité par la brise hivernale, filait une silhouette éclatante. Telle un renard argenté, elle bondissait dans le vent, dansait et virevoltait au milieu des congères. Son pas semblait léger, si léger qu'on l'aurait crue spectre ou pur esprit ; parfois, elle paraissait voler. Dans son sillage scintillaient des vagues d'éclats de neige, projetés par sa course effrénée. Une file d'empreintes, derrière elle, retraçait les arabesques de ses jeux.

Quelqu'un suivait ces marques. Un homme, seule silhouette sombre perdue au milieu de ce rêve aveuglant, filait la piste encore fraîche. Autour de lui valsaient les flocons, dans des voltes délicates et sinueuses.

Des fumerolles légères s'élevaient de sa bouche à chaque respiration ; on ne voyait de lui, sous sa cape bordée d'une fourrure noire, que ses yeux sombres et pleins d'émerveillement.

Devant lui, la bête d'argent filait dans son écrin de glace. Elle disparaissait un instant, surgissait à nouveau, enchaînait les cabrioles dans cet univers meurtrier ; sa silhouette était floue, cachée par la pluie de coton blanc. Le froid glissait sur elle, ne l'atteignait jamais. Il préférait mordre les os de l'homme, aiguiser ses crocs sur ses muscles et ses nerfs. Il le faisait trembler comme un vieillard, alors qu'il avait la force et la carrure d'un guerrier.

L'esprit de la neige, loin devant lui, se figea soudain. La créature le regardait. Elle l'avait vu.

L'homme s'immobilisa dans un souffle inquiet. Leurs regards ne pouvaient se trouver ; trop de bourrasques les séparaient.

Doucement, la bête fit un pas en arrière, puis un deuxième. Elle recula lentement, tournée vers lui comme pour l'appeler.

Alors l'homme, les yeux fixés sur cette blanche sirène, se remit à marcher.

Nacrée dans son pelage de velours, l'oeil taquin, la bête reculait chaque fois qu'il avançait, se dérobait lorsqu'il pensait la tenir enfin. C'était un jeu ; un jeu qui n'avait pas de fin. Cela dura si longtemps que l'homme perdit le compte des heures. Ou étaient-ce des jours ? Il n'aurait su le dire. Il ne mangeait pas, ne buvait pas. Ne s'arrêtait pas. Cesser sa marche, c'était perdre sa proie irrémédiablement. La créature était plus vive qu'une étincelle, s'évanouissait dans le vent et se diluait dans la neige, avant de le narguer à nouveau. Il put seulement, dans des éclats fugaces, apercevoir ses yeux d'or. Pareils à des gemmes éclatantes, ils miroitaient dans le silence, laissant dans leur sillage des étincelles brûlantes.

Lorsqu'elle s'arrêta enfin, des mois ou des années après, l'homme n'était plus qu'une ombre douloureuse. Il n'avait plus de nom ; il n'avait plus de voix. La silence l'avait rendu sourd. Sa peau était devenue froide et insensible, comme celle d'une statue. Seuls demeuraient, dans ses iris pleins de folie, cette montagne et cet être si pur qui se jouait de lui.

D'un pas grinçant, lourd d'épuisement, le pas d'un homme à l'agonie, il traîna sa carcasse vers la bête immobile.

Elle ne bougea pas.

Abasourdi et craintif, il avança encore.

Ses iris malicieux fixés sur lui, l'esprit blanc comme neige n'ébaucha nul mouvement. Il l'attendait.

Dans un souffle tremblant, chargé d'espoir, l'homme marcha vers lui. Au fil de ses pas, l'émotion nouait sa gorge, l'angoisse lui prenait tout le ventre ; dans ses yeux voilés, rendus à moitié aveugles par la lumière, brûlait l'émerveillement d'un enfant.

Un craquement fissura le silence ; il baissa les yeux et, dans un éclair de lucidité trop tardif, décela enfin le lac gelé qui était caché sous la neige.

Des brèches scintillantes s'étoilèrent sous ses bottes ferrées, puis s'étirèrent autour de lui dans une toile de craquelures mortelles.

Immobile, assise au centre de la glace, la créature soutenait son regard. Elle se leva dans un élan gracieux et, comme jadis sur les versants de la montagne, se mit à virevolter et à danser. Le lac gémissait sous ses bonds endiablés, sous ses sabots légers ; mais elle savait exacement où les poser, et ses cabrioles pleines de joie ébranlaient la glace sans jamais la briser. La poudreuse jaillissait dans son sillage en de grandes gerbes scintillantes.

Elle était si proche ! L'espoir réchauffa les poumons de l'homme, déjà presque morts. Il aurait presque pu la toucher, tendre le bras vers ce ballet féérique ; mais quelques mètres, silencieux et mortels, les séparaient encore.

Il ferma les paupières et écouta, doucement, ralentir son coeur à l'agonie. Puis, perdu dans l'obscurité de sa tête, il fit un pas sur le lac. Et se mit à danser lui aussi.

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