Chapitre 4 - une matinée mouvementée

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Cette nuit là, Mathilde ne dormit pas beaucoup. Les sœurs étaient allongées sur les bancs du grand hall tandis que deux gardes armés faisaient les cent pas. Il n’en fallait pas plus pour les surveiller, les prisonnières avaient bien compris qu’elles seraient bien plus en danger à l’extérieur.

À l’extérieur justement, d’autres hommes, mieux armés et accompagnées de chien, patrouillaient autour du hall et dans les alentours.

De temps en temps, un cri d’alarme, immédiatement suivis d’autres cris et de cavalcades venaient troubler la relative quiétude du hall. À ce moment, les sentinelles s’immobilisaient et tendaient l’oreille… puis reprenaient leur ronde et leur conversation lorsque le silence revenait.

Pendant un temps qui lui parut une éternité, Mathilde se tournait et se retournait sur son banc en cherchant vainement le sommeil, puis une lumière diffuse l’informa que le jour était en train de se lever.

Un jeune guerrier sortit des quartiers du Jarl et fit le tour des prisonnières en répétant des syllabes sur un rythme monotone… Mathilde reconnu Sven, le fils du Jarl, et elle comprit qu’il était en train de les compter.

L’activité revint peu à peu dans le hall et les sœurs sortirent de leur sommeil. Les servantes du Jarl s’activèrent autour des tables, le même pain noir que la veille apparut, ainsi que des cruches de bières et des écuelles de fruits. Les sœurs furent invitées à se restaurer tandis que de petits groupes de guerriers se dirigeaient discrètement vers les quartiers du Jarl… pas assez cependant pour échapper à la vigilance d’Adelaïde.

— Regarde Mathilde, murmura-t-elle à sa voisine. Ils sont en train de discuter pour savoir s’ils vont nous échanger contre rançon, nous vendre au marché aux esclaves ou nous couper la gorge… tiens, voilà celui qui commandait l’attaque… ses hommes ont bien failli nous violer.

— Il t’a sauvé hier, non ? rappela Mathilde.

— Il a juste sauvé son butin… nous ne sommes pour eux que des sacs d’or.

Et comme pour confirmer ses craintes, le capitaine revint un peu plus tard avec un parchemin qu’il consultait régulièrement.

— Mesdames ! S’exclama-t-il en breton. Je vous prie de confirmer votre présence à l’appel de vos prénom et titre. Pour le vicomté d’Ormonas : Emilia d’Adras et Sarah d’Ormonas. Pour le comté d’Artagon : Celadys d’Artagon — une fillette de douze ans leva le bras et lâcha un « présent » tonitruant. Pour le comté de Luros : Kayshell de Krigh, Carène de Luros et Eve de Rolfort… tiens, j’ai bien connu un certain Aleron de Rolfort, seriez vous parent ?

Sœur Eve garda un silence méprisant et détourna la tête d’un geste qui se voulait aristocratique. Thornald se mit à rire, puis reprit son énumération.

— Il a connu des chevaliers bretons, murmura Mathilde.

— Évidemment, répondit Adelaïde, il s’est arrangé pour nous infiltrer, puis il a étudié nos forces et nos faiblesses avant de frapper… ça fait probablement des années qu’il prépare son coup. Mais ne t’inquiète pas, mon père lui fera payer très cher cette piraterie.

Entretemps, Thornald était arrivé au bout de sa liste.

— Et finalement, la coduchesse Adelaïde de Galmor, qui semble un peu dure d’oreille.

La « coduchesse » haussa les épaules.

— Et bien maintenant que vous avez nos noms, vous êtes bien avancé.

— On peut le dire, admit Thornald avec un sourire. La moins renommée d’entre vous nous rapportera bien cinq-cent pièces d’or, et la plus noble plus de cinq-mille… je vous suis très reconnaissant d’être restée aussi longtemps à Saint Perceval, ma très très chère Adelaïde… mais que vois-je ? Nous avons aussi une demoiselle qui n’est pas sur ma liste. Que pourrions nous bien en faire ?

— Arnjolf pourrait la racheter, suggéra une voix de femme. J’ai l’impression qu’il la trouvait sympathique.

— sympathique ? Répéta Thornald avec étonnement. J’imagine mal Arnjolf veiller sur une gosse, c’est tout juste s’il est capable de s’occuper de ses chiens ! Tu ne me crois pas ? S’il avait un minimum le sens des responsabilités, il serait capitaine depuis longtemps, il en a la force et le prestige.

La femme en rouge s’avança et se planta devant Mathilde qu’elle examina avec intensité.

— Dans ce cas, c’est moi qui la rachèterai… j’arriverai bien à en faire quelque chose.

Mathilde tira avec désespoir sur la manche d’Adelaïde.

— Ne t’emballe pas, grogna Thornald. Voyons d’abord pour les rançons, on règlera ce détail quand on aura le temps.

Adelaïde explosa :

— Vous ne pouvez pas la vendre, comme on vendrait un âne ou un bœuf ! Elle est… la fille du baron de Mortegarde ! Votre liste n’est pas à jour.

— Du baron de Mortegarde ? répéta Thornald, un peu surpris. Je pensais connaître tous les domaines de Bretagne du nord, mais cette baronnie a échappé à ma sagacité.

— C’est… une petite baronnie créée recemment par mon père.

— Petite ? Hum… petite jusqu’à quel point ? Je veux dire : combien.

— Deux cent pièces d’or.

— C’est effectivement un très petit baron, intervint Galdlyn. Je peux surrenchérir.

— Il n’en est pas question, proclama Thornald. Une vente aux enchères est une affaire commerciale ou la seule chose qui compte est le prix qu’on est prêt à payer. Mais un échange de rançon, c’est quelque chose de sérieux… une affaire entre gentilhommes qui obéit à des règles précises. La première de ces règles est que la famille et le suzerain de l’otage ont le droit de préséance sur tout autre « acheteur »… c’est un peu compliqué, les bretons sont un peu procéduriers, mais tout cela est expliqué en long et en large dans les « chartes du droit de la guerre », je les respecte scrupuleusement.

— Comment osez vous prétendre que vous respectez quoi que ce soit ? S’indigna Adelaïde. Ça a dû vous prendre des années pour préparer votre coup…

— Pour préparer mon coup ?

Thornald semblait sincèrement surpris par ce reproche.

— Elles ne sont au courant de rien, indiqua Galdlyn.

— Impossible… des messagers circulent dans tous les royaumes bretons, et les couvents ne sont pas des prisons.

— Mais au courant de quoi ? Demanda Adelaïde.

Thornald s’assit à côté d’elle, il prit une cruche de bière et y but de longues gorgées avant de la reposer d’un coup sec.

— Ecoutez-moi bien, Madame de Galmor… ça fait maintenant trois ans que Siegfried l’usurparteur occupe le trône de Norland. Exécutions sommaires, guerres de partisans et bannissements se succèdent. Les réfugiés du Norland sont de plus en plus nombreux à fuir le pays, Hirsak en est rempli, Rock n’autorise plus les navires norlandais à accoster, le royaume d’Eriksorn manque de pain sous le nombre de nouveaux arrivants et à présent, c’est Drakenvik qui subit cette marée humaine. Mais nous savons que les nains de Khirnuk veulent récupérer des terres dans les terres perdues, mais ils manquent de troupes et de main d’oeuvre. Alors certains réfugiés ont eu l’idée de leur proposer leurs services en échange de l’hospitalité pour leurs familles et une partie des terres conquises. Le roi Tegrin IV a sauté sur l’occasion, et une première colonne de réfugiés s’est mise en route. Le chemin traversait la Bretagne du Nord, les comté de Montdragon et d’Artagon. Une fois en Artagon, un noble local a intercepté la colonne et exigé un droit de passage exorbitant, et comme ils refusaient de payer, ils les ont massacré, avec l’aide des troupes comtales.

Et comme si cela ne suffisait pas, un héraut envoyé par votre père – qui est suzerain des comtes d’Artagon, si mes souvenirs sont justes – et venu corner à nos frontières pour exiger des « réparations des dégâts causés par nos brutes »… comme je vous le disais, les bretons sont très procéduriers, mais il y a des jours de relâche.

— Cette querelle de frontière ne nous concerne en rien.

— Deux cent personnes, y compris femmes et enfants, ont été massacrés, avec l’aval de votre père puisqu’il a pris le parti des assassins. Cela vous concerne plus que n’importe qui. Votre rançon servira de Wergeld aux familles des victimes.

— Et si les seigneurs de Bretagne refusent de payer ?

— Ils ne refuseront pas, chère madame, je saurais les convaincre… et une fois cette question réglée, nous ajouterons une clause d’exemption de taxe et de droits de passages pour éviter que de tels incidents se reproduisent.

Ils furent interrompus par un brouhaha à l’entrée du Hall.

— Regardez ce que je vous ramène ! Tonna Arnjolf.

Le guerrier tirait par les cheveux un adolescent de quinze ans qu’il jeta aux pieds de Thornald.

— Oh merde ! Murmura ce dernier.

— Mon Dieu ! S’exclama Adelaïde.

C’était le jeune homme qui l’avait agressé la veille.

— Tu n’étais pas obligé de le ramener ici, remarqua Thornald en langue nordique.

— Je sais, j’aurais pu l’égorger dehors, mais j’ai préféré le ramener ici, pour que tout soit fait selon la justice du Jarl… afin que tout le monde sache que ses hôtes sont bien protégées.

— Magnifique ! Il est rare que tu te montres prévenant envers les dames, alors le jour ou ça arrive, ce sera trop bête de ne pas en profiter.

— Merci, répondit Arnjolf qui n’avait visiblement pas saisi l’ironie de la réplique.

Thornald se tourna vers Adelaïde.

— Madame, voici le guerrier qui vous a agressé hier, avec un poignard. Selon nos lois de l’hospitalité, sa vie vous appartient… vous n’avez rien à craindre de représailles de sa famille, les troupes d’Artagon les ont déjà éliminés. C’est le dernier de son clan.

Pendant quelques secondes, qui parurent interminables, Adelaïde dévisagea son agresseur en essayant d’imaginer ce qu’avait pu être sa vie. Exilé depuis quelques mois… ou depuis trois ans ? Il avait sans doute été chassé d’un refuge à l’autre pour aboutir finalement à la dernière colonie nordique, vu partir ses parents, peut-être un jeune frère ou une jeune sœur et une fiancée du même âge… et sa vie était à présent entre ses mains. D’un simple caprice, elle pouvait ordonner sa mort ou sa vie, alors qu’elle même n’était qu’une prisonnière.

— Laissez-le partir ! déclara-t-elle finalement.

Elle avait pris le temps de peser sa décision. Mais une fois prise, elle n’avait pas hésité.

— Mouais, souffla Thornald.

— Vous pensez que j’ai tort ?

— Non, c’est une décision qui évite d’envenimer la situation, je suis entièrement d’accord.

Thornald traduisit aussitôt en nordique cette dernière déclaration, et quelques murmures d’approbations lui répondirent…

— Non ! rugit une voix puissante. Moi je ne suis pas d’accord.

Hjarulf était sorti de ses appartements. Il portait encore sa chemise de nuit et une peau d’ours sur le dos et il avait besoin d’un bâton pour soutenir ses pas. Mais il n’était pas décidé à laisser d’autres prendre des décisions sous son toit.

— Il a trahi les lois de l’hospitalité en levant une arme dans les terres de son hôte, il a manqué de nous faire perdre un otage précieux et de ruiner nos plans. Qu’on lui tranche la tête, et qu’on l’accroche sur une pique à l’entrée du hall.

— C’est très risqué, Jarl. Les Normen ont tous perdus des parents à cause des bretons. Leur colère pourrait se retourner contre nous.

Adelaïde ne put saisir le sens de ces échanges, prononcés en nordique, mais elle comprit que quelque chose d’important était en train de se décider.

Elle se redressa d’un bond, se dirigea vers le prisonnier et s’interposa entre lui et le Jarl en étendant les bras.

— Moi vivante, personne ne touchera à ce garçon.

Mathilde se redressa à son tour et vint s’accrocher à la robe d’Adelaïde

— Qu’est ce qu’elle raconte ? demanda Hjarulf.

Thornald traduisit.

— Les femmes sont tellement stupides ! reprit le Jarl.

— Peut-être, répondit Thornald sans s’engager davantage, mais ce sont deux otages précieux. On ne peut pas se permettre de les perdre.

— Alors qu’on leur mette à chacune une paire de giffles, pour leur apprendre à rester à leur place !

— Peut-être qu’une punition moins cruelle nous sortirait de cette situation…

— moins cruelle qu’une paire de giffles ?

— Je parle pour le gamin.

— Ah…

Hjarulf se mit à réfléchir… laisser impuni une rébellion contre son autorité n’était pas envisageable, mais il ne pouvait pas non plus blesser ses otages ou mettre les normen en colère… ou pire encore : faire les deux à la fois.

— Si le conflit se prolonge, nous aurons besoins des épées de tout le monde, y compris celle de ce gamin. Les guerriers qui en ont dans le ventre ne sont pas faciles à trouver, autant épargner celui-là.

— Bon, conclut le Jarl. Il vivra et il ne sera pas mutilé. Mais il s’est conduit comme une bête, et il sera traité comme une bête. Qu’on l’attache au piquet des chiens de garde. Il y restera jusqu’à ce que je lève la sentence et entre-temps, il ne sera nourri que de viande crue.

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