Chapitre 10 - La nuit de Samhain

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Quelques jours plus tard arriva la nuit de Samhain. Pour l’occasion, Hjarulf avait invité tous les notables de Drakenvik. Les capitaines, leurs familles, les guerriers prometteurs, les prêtres et les marchands influents ou assez malins pour se donner de l’importance. Plus de quatre cent convives se pressaient à l’entrée du Hall, des tables avaient été ajoutées à l’extérieurs pour l’occasion et des tonneaux d’hydromel avaient été mis en perce pour que tous ceux qui se présentent, invités ou non, puissent boire à la prospérité des hommes du nord en général, et du Jarl en particulier.

Un homme de confiance du Jarl procédait à un étrange rituel pour chaque nouvel arrivant.

— Svedra Haskellsdottir tire une boule blanche… Garik Haskellson tire une boule blanche… Arnjolf Hariksson tire une boule blanche…

— Zut alors ! Protesta Arnjolf. Il est truqué votre jeu. Je voulais une noire !

— Il y a six boule noires pour quatre cent invités, répondit le préposé impassible. Les chances d’avoir une boule noire sont plutôt réduite.

— J’aimerais bien savoir à quoi ça rime… ne me dites pas que vous allez faire…

— Nous allons sacrifier une chèvre à Thor, confirma le préposé. La coutume des sacrifices humains est tombée en désuétude, mais cela ne nous empêche pas de vénérer nos dieux comme ils le méritent. Les six heureux élus auront l’honneur d’y participer, comme au bon vieux temps… ah, Mathilde Odin-sait-qui-sdottir tire une boule blanche.

— Ah non ! s’exclama Svedra. Anciennes coutumes ou non, il est hors de question de faire participer les enfants.

— Le Jarl a donné des ordres, et il n’a mentionné aucune exception !

— De toute façon, intervint Mathilde, il n’y a rien de bien terrible à tirer une boule blanche.

— Oh, la mienne est noire ! s’exclama Helvorg. J’ai gagné quelque chose ?

— hem, hem, grogna le préposé. Helvorg Thoreinsdottir tire une boule noire.

— Ça non plus il n’en est pas question ! rugit Svedra. Il n’y a rien de bien terrible, vraiment ? Mathilde ! Helvorg ! Échangez vos boules.

L’échange se fit malgré les protestations d’Helvorg qui aurait voulu « voir ce que c’était ».

Mathilde accompagna sans enthousiasme les cinq autrés élus : une femme d’une trentaine d’années et quatre hommes d’age variables. Un prêtre en robe sombre les conduisit vers le centre du hall ou deux acolytes avaient attaché un bouc à un piquet.

Un prêtre borgne distribua à chaque élu un poignard à lame fine, puis il s’adressa à l’assemblée :

— À l’époque ou les dieux eux-même étaient faibles, ils ont été contraints de livrer bataille contre les maléfiques Jotun, alliés du grand serpent Nidhog qui rongeait les racines de l’arbre de vie. Mais la nature elle même prit le parti des dieux et, lorsque Thor était sur le point de mourir de faim, les deux boucs Tanngrisnir et Tanngiost se sacrifièrent sans hésiter pour qu’il puisse se nourrir de leur chair et reprendre le combat. Thor reçut ensuite d’Odin un bâton magique qui lui permit de ressusciter les boucs en bénissant leurs restes. N’oublions jamais que, même si les dieux ne visitent Mitgard que très rarement, la lutte contre les destructeurs de l’arbre de vie n’est pas terminé, et c’est en l’honneur de Tanngrisnir et Tanngiost que nous allons procéder au sacrifice rituel. Le ou la plus jeune des élus aura l’honneur de porter le premier coup.

Le langage employé par le prêtre était assez complexe et Mathilde se perdit dans les références mythologique. Elle ne comprit pas pourquoi tous les regards étaient braqués sur elle.

— Qu’est ce qu’on doit faire ? Demanda-t-elle naïvement.

— Tu as un poignard et un bouc à sacrifier ! clama le godi. Frappe-le à la gorge.

— Non ! Je ne veux pas, protesta Mathilde.

— Quelle cruche alors ! Soupira Svedra entre ses dents.

— Il le faut ! Ordonna Hjarulf. C’est un hommage à rendre aux dieux.

— Vous êtes sûr que les dieux veulent ça ? Demanda Mathilde.

Un des élus explosa :

— En voilà assez ! Comment pouvons nous tolérer qu’une esclave nous insulte ainsi ? D’abord elle est insolente et se comporte comme une femme libre, ensuite elle refuse d’obéir, et pour finir elle blasphème ! Ça fait trop longtemps que les bretons attaquent nos coutumes et nos dieux, ils sont comme le serpent ! C’est elle que nous devons sacrifier !

Joignant le geste à la parole, l’homme se jeta sur la petite et lui saisit les poignets. Mathilde se défendit vigoureusement et, après une mêlée aussi brève que confuse, elle repoussa son agresseur avec une force qu’elle ne pensait pas avoir.

L’homme tituba et tomba en arrière, ses bras couverts d’entailles. Il se releva et esquissa un geste pour tirer son épée, mais deux de ses compagnons le retirent par la force.

— ÇA SUFFIT ! s’exclama le Godi. Séparez-les immédiatement ! Et que deux personnes honorables les remplacent.

— Sven remplacera l’esclave, ordonna Hjarulf. Et un guerrier qui a fait ses preuves remplacera Beryar… Arnjolf ! Tu peux t’en charger.

— Vous ne pouvez pas laisser passer ça ! Elle a utilisé une arme contre moi ! Je réclame justice !

Le godi ramassa le poignard que Mathilde avait laissé tomber pendant la bagarre.

— Elle a perdu son poignard quand tu l’as agressé, déclara-t-il. Et il n’est pas taché de sang. Tu t’es blessé avec ta propre arme dans ta précipitation… à moins que les dieux ne soient intervenus pour t’apprendre à ne pas parler en leur nom.

— De toute façon, ajouta Arnjolf en se plantat devant Beryar, elle appartient à Thornald. Si tu veux réclamer justice, c’est à lui que tu devras t’adresser.

Le second de Thornald tendit la main et récupéra l’arme du guerrier.

Sven s’avança en traînant des pieds. Il adressa au passage un regard courroucé à une servante de son père qui s’amusait visiblement de sa situation… il aurait donné cher pour être ailleurs.

Svedra ordonna discrètement à un guerrier de raccompagner Mathilde pendant que le Godi reprenait son discours interrompu, en ajoutant au passage une petite pique à l’attention de ceux qui essaient de percer les secrets des dieux sans en avoir la sagesse…


« Odin a découvert les secrets des runes, mais ce savoir lui a coûté un œil ! »


* * *


À l’extérieur, la nuit était maintenant tombée. Brynjolf le berzerker éclairait le chemin à l’aide d’une torche, Mathilde le suivait de quelques pas.

— Brynjolf, demanda la petite, je peux te poser une question ?

— Tu peux… à part parler, on n’a rien d’autre à faire de la soirée.

— Pourquoi tu vis dans le hall de Thornald ?

— Parce que c’est mon capitaine tiens, quelle drôle de question !

— Oui, mais beaucoup d’autres guerriers sont mariés, ils vivent dans leur maison avec leur femme et leurs enfants…

— Oui, les autres, soupira Brynjolf. Mais pas moi. Les guerriers sans famille logent chez leur capitaine, c’est toujours ainsi que ça se passe, et c’est pour ça qu’ils ont un hall, et pas une petite maison.

— C’est justement ça qui est bizarre, insista Mathilde. Les guerriers sans femme sont soit vieux, soit moches, soit bêtes… enfin les autres… mais pas toi.

Le guerrier s’arrêta brusquement et se retourna, arborant une mine sinistre.

— Je… je ne voulais pas te vexer, s’excusa Mathilde.

Brynjolf s’assit sur un muret et lui fit signe de s’approcher.

— Viens par ici, demanda-t-il, et écoute moi bien. Je vais t’expliquer certaines choses, mais après on n’en parlera plus jamais. Tu es d’accord ?

— expliquer quoi ?

— Approche encore !

Mathilde avança en hésitant. Le guerrier semblait avoir changé, mais elle ne comprenait pas ce qui l’avait mis dans cet état, ni ce qui pouvait lui passer par la tête.

— J’ai eu une femme, déclara-t-il. Elle est morte il y a des années… en mettant au monde une petite fille qui n’a pas survécu. Je les ai enterré de mes propres mains et Thornald, qui n’était pas encore capitaine, a été le seul à m’aider… Alors je l’ai suivi dans toutes ses aventures, j’ai participé à toutes ses batailles et j’ai tué tellement d’hommes et d’alvorcs que je ne pourrais même pas les compter… C’est pour ça qu’on me surnomme « le berzerker ».

Il fit une pause, plus longue que les autres, le regard perdu vers un monde qui n’existait plus.

— Si ma fille avait survécu, ajouta-t-il, elle aurait à peu près ton âge. Et maintenant tu sais tout.

— Si tu voulais, reprit Mathilde, ce serait facile de repartir à zéro. Il y a plein de filles qui te regardent avec envie. Je les vois bien chaque fois que je vais à la rivière pour le linge…

— Et maintenant que tu sais tout, coupa Brynjolf, on n’en parlera plus jamais. D’accord ?

— D’accord, soupira la fillette.


* * *


Le hall de Thornald était quasi désert.

Deux hommes laissés en surveillance bavassaient à une table en vidant lentement mais sûrement une cruche d’hydromel laissée à leur attention. Brynjolf leur adressa un bref salut au passage et précéda Mathilde dans les appartements du capitaine.

— Il ne fait pas chaud, grogna-t-il.

— Il reste assez bien de petit bois, remarqua Mathilde. Je peux allumer un feu tout de suite ou je devrais attendre le retour de Svedra et Helvorg ?

— Tu peux l’allumer tout de suite, elles rentreront tard… et ce n’est pas plus mal que la maison soit chauffée à leur retour. J’espère qu’elles nous ramèneront une ou deux portions de viande de bouc.

— De la viande de bouc, déglutit Mathilde. C’est dégoûtant !

— Ha ! Je veux bien manger ta part… Ça donne de la puissance dans les bras et du poil au menton.

— Je ne veux pas avoir de poils au menton.

— Ça augmente aussi le pouvoir des magiciens, des sorcières et des bardes… surtout si le sacrifice a été effectué dans les règles de l’art, par une nuit de Samhain comme celle-ci. D’ailleurs, Frilvorg garde toujours en réserve une portion de viande fumée en prévision des jours difficiles.

Tout en parlant, le berzerker s’installa confortablement dans un fauteuil en osier et étendit ses pieds sur un tabouret ^endant que Mathilde s’occupait du feu. Lorsqu’elle eut terminé cette corvée, elle remit sa veste et se dirigea vers la sortie.

— Hé ! Où est-ce que tu vas comme ça ?

— Je vais voir si les chevaux vont bien, ça ne sera pas long.

— Pas question que tu sortes ! Après ce qui s’est passé avec Beryar, tu pourrais bien faire une mauvaise rencontre… Je connais ce genre de bonhomme : incapable de faire partie d’un groupe et toujours prêt à se battre, de préférence contre les plus faibles.

— Mais j’en ai pour cinq minutes…

— Non ! En plus, tu t’es déjà occupée des chevaux avant de partir et ils allaient bien.

Brynjolf s’attendait à de nouvelles protestations, mais la petite se contenta de s’asseoir près du feu et de l’alimenter régulièrement en petit bois.

— Tu devrais dormir, suggéra-t-il.

— J’ai pas sommeil.

— Moi non plus, mais c’est une question de volonté. Il faut juste faire un petit effort…

Il accompagna ce dernier commentaire d’un long baillement.


Écoutez braves gens, oyez

L’histoire d’une maisonnette

ou un guerrier et sa fillette

goûtaient la chaleur du foyer


— hmmm… c’est joli ce que tu chantes


Ce guerrier était un bon père,

mais il se sentait un peu vieux,

il pencha la tête en arrière

et doucement ferma les yeux


et doucement ferma les yeux…


Après un dernier baillement, Brynjolf fit ce que la chanson lui suggérait. Mathilde l’observait du coin de l’œil en fredonnant, jusqu’au moment ou Brynjolf soit totalement endormi.

À ce moment là, elle s’approcha de lui et l’embrassa sur le front.

— Dors bien, mon gentil berzerker.

Puis, elle enfila son manteau et quitta la maison.

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