Chapitre 1 — L’entretien
On l’avait convoqué à 8h47 précises. Pas 8h45, pas 9h. 8h47.
Parce que, selon la directrice des ressources humaines, « cela démontre la créativité temporelle de notre organisation ».
Déjà, ça commençait bien.
Stéphane Maé arriva à 8h44. Trois minutes d’avance : trop tôt pour paraître détendu, trop tard pour paraître brillant. Il patienta dans un hall conçu pour humilier : sièges bas, musique d’attente qui hésitait entre méditation et torture, slogans géants sur les murs.
NÉANTIS GLOBAL™
Make Nothing Happen, Together.
Le slogan lui rappela une phrase de son grand-père :
« Dans la vie, faut travailler dur, même si ça ne sert à rien. »
La boucle était bouclée.
À 8h47, pile, une femme aux yeux brillants et au sourire inoxydable l’appela :
— Bonjour Stéphane ! Moi c’est Hortense, Directrice du Bonheur et de la Croissance Personnelle. Ici, on n’a pas de salariés : on a des Talents.
Elle insista sur le mot comme s’il brillait en néon.
— Et moi, je suis quoi, alors ? demanda Stéphane.
— Toi, tu es un Potentiel. Et crois-moi, on adore les Potentiels.
Ils entrèrent dans une salle de réunion où un vidéoprojecteur affichait :
“Bienvenue Stéphane : Ose. Ris. Crois. Meurs.”
— C’est notre devise provisoire, expliqua Hortense. On la change tous les mois. Ça prouve qu’on est agiles.
Stéphane eut un ricanement nerveux.
— Vous changez même le mot “crois” ?
— Non. La croyance, c’est notre socle. On change surtout le verbe “mourir”. On a testé “grandir”, “vendre”, “servir”. Mais “mourir” donne plus d’énergie, tu ne trouves pas ?
Stéphane ne savait pas quoi répondre. Il pensa que Kafka aurait adoré ce moment, puis se dit que non : même Kafka aurait trouvé ça un peu lourd.
La réunion d’accueil commença à 9h01.
On expliqua à Stéphane ce qu’était un KPI : une sorte de thermomètre de performance. Mais comme personne n’avait jamais vu le mercure, on se contentait de secouer le thermomètre en espérant que ça monte.
— Ici, poursuivit le manager, on mesure l’engagement.
— Comment ? demanda Stéphane.
— Simple. On envoie un questionnaire aux employés tous les trimestres : “Êtes-vous heureux de travailler ici ?” avec trois cases : Oui, Oui, Oui.
Tout le monde éclata de rire. Un rire mécanique, presque militaire. Stéphane tenta de suivre.
Un PowerPoint se lança. 68 diapositives. Graphiques, flèches, pyramides, photos de jeunes gens qui lèvent les bras sur des plages désertes.
— Vous voyez, dit le consultant, le bonheur est une courbe ascendante.
— Jusqu’à où ? osa demander Stéphane.
— Jusqu’à l’infini scalable.
Un silence solennel accueillit ce terme. On aurait dit une prière.
À midi, Stéphane reçut son premier mail. Objet :
URGENT – Questionnaire de satisfaction sur la réunion d’intégration
Il cliqua. 42 questions, dont la plupart étaient identiques :
- “Êtes-vous satisfait de l’accueil reçu ce matin ?”
- “Êtes-vous extrêmement satisfait de l’accueil reçu ce matin ?”
- “Dans quelle mesure votre satisfaction de l’accueil ce matin peut-elle inspirer d’autres à être satisfaits ?”
Stéphane soupira.
Il comprit soudain que sa vie allait désormais tenir dans une boîte aux lettres électronique.
Et que chaque mail serait une pierre tombale numérique, gravée de mots creux, empilée jusqu’au vertige.
Il ferma l’ordinateur.
Regarda par la fenêtre.
Et se dit : Putain. Ça recommence.
Annotations
Versions