1. Conférence

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Nous étions deux mille, filles et garçons, tous dans l’année de nos dix-neuf ans. Nous nous engouffrions dans l’immense amphithéâtre bruyant de l’école militaire de Clermont-Ferrand. Cela formait un pêle-mêle hypnotique de treillis couleurs crème tacheté de couleurs cendre et bois brûlé.

Je me fondais parmi les conscrits, avec mon t-shirt écru, noyée à cause mon mètre soixante. Mes longs cheveux blonds étaient tendus impeccablement et enroulé en un chignon serré.

— Clarine ! Par ici.

Mon regard se porta sur Mako, l’une de mes quinze camarades de chambre. Un mètre quatre-vingt-trois, brune, les yeux bridés, ma voisine de lit était tout mon opposé, mais ces différences nous avaient soudées dès notre premier jour.

Je me glissai devant les jambes d’autres élèves, puis pris la place qu’elle m’avait gardée. Au centre de l’hémicycle, le drapeau européen projeté sur l’écran flottait, arborant en son milieu le logo de l’armée de terre. Nous arrivions au terme de notre année de service militaire. Durant le dernier mois, des officiers des différents corps d’armée étaient venus promouvoir leurs métiers. Ce soir, c’était le dernier d’entre eux, et celui que j’attendais avec impatience. Un colonel de l’infanterie motorisée devait nous parler des exosquelettes de combat.

Avant le service militaire, j’avais entendu parler de ces armures, surtout par les campagnes de recrutement et quelques rumeurs comme quoi les filles auraient été nues à l’intérieur. Dans la bouche des garçons, cela ressemblait un peu au mythe des sirènes, je pensais qu’il s’agissait d’un de leurs fantasmes.

Au foyer de l’école militaire, il y avait une borne d’arcade qui simulait des combats à bord de ces machines. De nombreux soirs, après les journées d’instruction, j’avais tenté d’inscrire mon nom dans les records, et l’idée de mon enfance de piloter l’un de ces engins avait refait surface. Et, à moins qu’il fallût réellement être nue à l’intérieur, j’aurais adoré grimper à bord, même pour un simple baptême.

Des encadrants debout en extrémité des rangées firent signe que le brouhaha devait baisser en volume. Une femme colonel, casquette d’officier décorée sur la tête, gagna l’estrade dans son bel uniforme blanc et noir. Elle attendit patiemment que chaque retardataire eût pris sa place. Elle avait une bonne cinquantaine d’années, le visage fin et austère. Ses yeux se plissèrent de ridules en dévisageant l’assemblée, puis sitôt le silence complet, sa bouche esquissa un sourire narquois :

— Mesdemoiselles, Messieurs. Votre service militaire arrive à échéance dans quelques jours, et vous pourrez retrouver vos proches pour les fêtes de Noël. Je vous demande une petite heure de votre attention. Je me présente, je suis le colonel Orinta Paksas, chargée du recrutement pour des groupes de combat très particuliers. Tout au long de cette année, vous avez pu apprendre la vie en collectivité, le maniement des armes et les rudiments de divers métiers au sein de l’armée de terre. Mais notre corps d’armée forme, entraîne et dispose de groupes combat incontournables.

Sur l’écran apparut une photo d’une compagnie d’une centaine de militaires regroupés autour de deux exosquelettes de trois mètres, ressemblant à des oiseaux de proie. Les sourires sur les visages, tout comme les ruines du décor, illustraient la célébration d’une bataille gagnée. Une main sur une carlingue, un visage tourné vers l’un d’eux, plusieurs détails de la photo laissaient penser que ces hommes devaient la victoire aux deux majestueux guerriers mécaniques. Franchement ! Je m’imaginais bien aux commandes d’un de ces joujoux meurtriers, et je trouvais même excitante l’idée de la diriger nue, comme si l’armure était un vêtement comme un autre.

— Ces exosquelettes sont pilotés majoritairement par des femmes capables de sang-froid entraînées à vider leur esprit dans des situations de stress les plus intenses. Il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir en piloter un, encore moins sur un champ de bataille. Mais pour comprendre la naissance de ces groupes de combat dont j’aimerais vous parler, un petit cours d’Histoire s’impose. Je vous prierai d’avance de m’accorder toute votre attention et de ne pas vous disperser le temps de ma présentation.

J’étais toute ouïe. Le colonel frappa l’assemblée d’un regard dur avant d’entamer sa narration :

— En 2247, Farah Burgmeester, une chercheuse en énergie renouvelable se persuade que son orgasme est bien plus qu’une impulsion électrique ou qu’une décharge d’hormones. Si le sexe est une autre forme d’énergie, alors il est possible de capter un orgasme pour le convertir en puissance consommable. Evidemment, nullement prise au sérieux par ses pairs, elle tente l’expérience depuis chez elle. Elle provoque alors le célèbre black-out de Bruxelles. — Des rires parcoururent l’amphithéâtre — En 2258, les colons en provenance de la Terre, rencontrent ceux qui allaient devenir nos ennemis jurés : les crustacés de l’espace. Vous connaissez bien leurs deux principaux représentants.

L’image afficha deux de ces créatures. Leur corps était écailleux, plutôt résistant et couvert de pièces de carapaces qu’ils peignaient de motifs personnels. En effet, nous les connaissions bien, ils étaient au cœur de notre entraînement. Ils possédaient tous quatre bras, deux jambes robustes, et un caractère farouche. Leurs quatre yeux étaient disposés sur des excroissances, six antennes partaient de leur front et six autres de leur menton. Leur bouche était jalonnée de dents régulières et élastiques qu’ils pouvaient projeter pour agripper leur proie. Comme nous autres Humains, ils savaient s’adapter, ils disposaient de technologies, et voyageaient dans l’espace. Jamais aucune relation diplomatique n’avait pu être engagée tant leur volonté viscérale de nous détruire les animait. Nous avions donné des noms de crustacés à leurs différentes castes. Les Crevettes étaient employées à toutes les tâches ingrates, ou tâches ouvrières. Elles étaient en moyenne plus petites que les humains, et leur carapace translucide ne couvrait que partiellement leurs membres. Celle-ci, assez fine, pouvait être traversée par des munitions de calibre 5,56 sans problème. Ceux que nous rencontrions le plus étaient surnommés les Homards. Ils mesuraient en moyenne 2,50 mètres de haut. Leur carapace formait un bec qui profilait leur museau et ressemblait à une pince de crabe. En sus, ça leur faisait un casque redoutable. Leur carapace était si épaisse qu’elle nécessitait de l’artillerie lourde ou perforante. Leur fonction au sein de leur société semblait uniquement militaire.

— Les échauffourées sur les colonies deviennent monnaie courante, ils disposent évidemment de leur taille et de leur solidité en atout, mais suivent un schéma d’attaque aléatoire, comme des actes de piraterie. Mais, en 2261, nos ennemis mènent un assaut sur notre propre planète, en Croatie. Nous faisons alors connaissance avec une caste spécialisée dans les assauts : les Tourteaux.

Le colonel afficha la photo d’une caste dont la carapace était si lourde, qu’ils étaient obligés de se déplacer à quatre pattes. La légende indiquait qu’ils mesuraient quatre à six mètres d’envergure, et la conférencière détailla la photographie :

— Ils n’utilisent aucune arme, mais chargent en tournant sur eux-mêmes comme des toupies. Le rebord dentelé est capable de briser sans effort les structures des buildings. Les missiles, lorsqu’ils ne sont pas interceptés par des Homards spécialisés parviennent à peine à les érafler. Les premières victoires se font à l’aide de tirs orbitaux, couteux, lents, et très vite anticipés par nos ennemis. Alors que les combats font rage, le nombre de victimes civiles atteint le million. Tandis que d’un côté on étudie le développement des missiles perforants, de son côté, le général Silvio Esposito mise sur l’impensable. Il contacte donc Farah Burgmeester et lui demande si l’orgasme qui a mis en péril l’alimentation électrique de Bruxelles ne peut pas être concentré dans une arme. — Nouveaux rires de l’ensemble des conscrits. — Deux mois plus tard, en collaboration avec le génie militaire, Farah Burgmeester elle-même, teste le canon monté sur un blindé, sur le front Est. La puissance du rayon permet de balayer plusieurs Tourteaux alignés. Avec ce seul canon, l’envahisseur est arrêté à Dresde.

Plus personne ne rit. Mako supposa dans un murmure :

— C’est un canular habituel de fin d’année ?

Le colonel poursuivit :

— Le pouvoir dévastateur d’un tel canon impressionne tant l’Etat-Major, qu’afin de soutenir la résistance humaine sur les colonies, il commande à Burgmeester des armes mobiles capables de rivaliser avec l’agilité des Homards et la résistance des castes plus grandes. Aujourd’hui, la société OBI, Orgasm Burgmeester Industrie, commercialise tant pour l’armée européenne que pour celles des pays voisins, ces magnifiques armures de combats : les exosquelettes à alimentation orgasmique, que vous appelez plus communément ESAO.

Le projecteur afficha différentes photos de plusieurs modèles allant de trois à cinq mètres de haut. Alors que les rumeurs pleines de rires et de sarcasmes parcouraient les rangs, je plissai les yeux pour concentrer mon écoute, la curiosité piquée par cette technologie.

— Ceux d’entre vous qui s’orienteraient vers une carrière d’officiers, vous aurez un jour à diriger une compagnie comportant des ESAO. Ou peut-être, et je lance l’appel surtout aux jeunes femmes présentes, aurez-vous l’envie de piloter l’un de ses engins.

L’écran afficha une coupe d’un ESAO avec son pilote installé à bord, les membres glissés à la naissance de ceux de la machine. À gauche, le pilote masculin avait le pénis emprisonné dans une gaine. À droite, la pilote féminine avait un manche à l’intérieur du vagin. Derrière-moi, un garçon marqua sont dépit :

— Pourquoi ils utilisent des dessins et pas des photos !

Dans l’amphithéâtre, les murmures bruissaient, les rires à peines étouffés. Habituée, la femme officier laissa les bavardages s’étendre dix secondes. De mon côté, le concept fit naître une chaleur au fond de mon ventre. Il m’aurait plu d’essayer juste une fois, par curiosité, dans l’intimité la plus totale, pour savoir le plaisir que ça procurait. Le véritable problème c’était la notion d’intimité totale. Un autre garçon se pencha derrière-moi :

— Hé Clarine ! On sait ce qui manque maintenant pour que tu arrives au dernier niveau.

Le colonel fit signe des mains de se taire et reprit, sérieuse :

— La sellerie qui vous fait tant rire, sert à alimenter un ou plusieurs canons. Ce qu’il vous faut savoir avant de mener des sections au combat avec parmi elles des pilotes d’ESAO, c’est la difficulté d’obtenir un tir. Bien qu’entraînées, les pilotes sont soumises à une forte fatigue nerveuse. Le stress du combat réfrène la facilité d’obtenir du plaisir et impose à leur pilote un mental d’acier. Ce n’est pas à la portée de n’importe quelle femme de devenir pilote.

— Mais les hommes, oui ! s’exclama une voix masculine.

— Nous avons arrêté de recruter des hommes. Vous êtes trop émotifs, vous débandez pour un rien, et lorsque vous y parvenez, le tir part toujours trop tôt.

Un chœur de rires féminins dont le mien déferla sur l’amphithéâtre. Une de mes conscrites leva la main :

— La pilote est nue ?

— Quasiment.

— Comment gérez-vous le comportement ? Je veux dire, si dans une équipe, un pilote monte dans son ESAO, comment on gère les tensions générées par le fait qu’elle est nue et que la majorité des autres membres sont des hommes, loin de leurs épouses…

— Les ESAO sont parqués à part. L’intimité de la pilote est toujours préservée. Et une fois à l’intérieur, tout ce qui s’y passe n’est su que d’elle seule.

Le colonel venait de m’ouvrir une porte. Si ma pudeur pouvait être sauvée, alors conduire ce genre de machine pouvait être tentant. Ma curiosité décuplée, je levai la main :

— Les données de pilotage ne sont pas collectées en continu ?

— Ne sont transmis en continue que les informations vitales, comme le rythme cardiaque, la géolocalisation et la communication radio. Toutes les données issues du pilotage sont enregistrées dans une boîte noire, réinitialisée avant chaque mission, Elle n’est décortiquée que si elle a dû être récupérée sur une épave. Je vous propose une petite vidéo à l’issue de laquelle vous pourrez poser toutes les questions que vous voulez.

Alors que le colonel se tournait vers l’écran, Mako me murmura avec stupeur :

— Tu t’intéresses ?

Je haussai les épaules. Une vidéo se lança après quelques secondes. Il s’agissait des extraits de combat filmés par des drones. Les exosquelettes se lançaient dans des corps à corps avec des Homards, utilisaient des armes blanches disposées sur les bras où dans la gueule. Roues broyeuses, lames... Les Homards étaient dépecés à mains nues, ça envoyait du rêve. La vidéo était tournée à la manière d’une publicité de film, avec une musique victorieuse, des soldats qui se lançaient en même temps que les titans d’acier qui les dépassaient et se jetaient dans la mêlée pour fracasser les ennemis. Les Homards en perdition, les Crevettes fuyaient. Des arrêts sur images présentaient certains modèles et les équipements dont ils disposaient, leur vitesse, leur capacité à sauter ou à planer. Puis quelques scènes présentèrent les tirs de rais blancs lumineux à longue portée qui venaient sabrer des escadrons entiers d’ennemis. C’était efficace, ça donnait envie de les voir en action. Rien ne survivait à pareil déchaînement d’énergie. Être une de ces pilotes m’aurait remplie de fierté s’il n’avait pas fallu y être sexuellement branchée.

Après trois minutes de propagande motivante, le logo de l’armée de terre au milieu du drapeau européen réapparût et le colonel se proposa de répondre à des questions. Personne ne broncha, les questions techniques ayant toutes trouvé leur réponse dans la vidéo. Si des filles avaient été intéressées, aucune n’aurait osé le dire devant tout le monde. Moi-même, l’idée de passer pour une nymphomane me freinait, alors que j’avais de simples questions pour ma curiosité, aucune envie de m’enrôler. Un garçon leva la main :

— Je suis étonné qu’on n’arrive pas à reproduire la même puissance artificiellement.

— Les canons des destroyers parviennent à la même puissance, mais parce qu’ils disposent derrière eux d’un générateur de plusieurs tonnes et des refroidisseurs associés. Nous n’avons pas l’équivalent pour des engins qui soient légers, tout-terrain et de taille réduite. Même l’armée de l’air a songé à équiper des chasseurs d’un poste d’artilleur qui utiliserait l’a technologie d’OBI.

— Pourquoi ne l’ont-ils pas fait ?

— Les chasseurs volent très vite, et leur fenêtre de tir n’est disponible que quelques secondes. Avoir un orgasme ne se fait par sur commande, et l’incertitude d’obtenir un tir a balayé le projet très vite.

— Logique, marmonna Mako à ma droite.

Le silence planant, le colonel nous dévisagea et questionna :

— Aucune question ? Et bien je vous rappelle qu’une brochure est consultable depuis le site de l’armée de terre. Nous manquons cruellement de pilote d’ESAO, ils sont indispensables à l’équilibre du combat. Si vous vous en sentez l’envie, ou même une once de curiosité, faites un essai. Les prochaines sessions de formation commencent le 2 janvier. Sur ces mots, je vous souhaite à tous une bonne fin de service.

Nous nous levâmes de concert puis quittâmes un à un l’amphithéâtre. La présentation aura été plus courte. Les deux filles devant moi rirent :

— Faut être une sacrée nympho pour piloter un truc pareil !

— Ne me dis pas que ça t’intéresse, me fit Mako.

La sentant sur l’offensive, je préférai répondre :

— Non. J’ai juste posé une question. Tu ne te demandes pas ce qu’ils font de toutes les infos ?

— Non.

— Comment ces filles se sont dit un jour, je vais rentrer dans un truc pareil ?

— Les filles qui acceptent ça, ce sont des délinquantes ou des filles qui veulent que l’armée leur offre une nouvelle identité.

— Ou des grosses cochonnes ! rit une fille derrière nous.

Cela faisait-il de moi l’une d’elles ? Certes je n’aurais jamais osé candidater, mais pourquoi une fille moins pudique que moi n’aurait pu ? Tout en parvenant dans le hall et tout en me dirigeant vers les WC, je me questionnais sur la possibilité d’être concentrée sur un combat tout en prenant du plaisir à côté. Les deux paraissaient si antinomique que j’en avais mal au crâne. Il aurait fallu être détendue au combat, prendre ça pour un jeu, ou être habituée au point que ça en devînt mécanique. C’était possible puisque ça existait, mais en aurais-je été capable ?

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