7. Bar à biffins

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Au rez-de-chaussée, je traversai l’immense hall, mémorial des morts lors de la première attaque des homards contre la Terre. Mon père m’attendait sur les marches de l’esplanade.

— Alors Clarine chérie. Comment ça s’est passé ?

— Je suis prise.

Il serra les dents.

— L’armée de terre ? Pourquoi t’as choisi l’armée de terre ?

— Parce que c’est là que j’ai fait mon service, et pour poser le pied sur d’autres planètes.

Il opina du menton. N’ayant pas envie de mentir, je feignis de ne pas remarquer sa déception.

— On mange où ?

— Dans une brasserie un peu plus loin. Tu seras dans l’ambiance, il y a souvent des biffins. Et on n’y boit rien sans alcool.

— Ils doivent bien servir de l’eau.

Il secoua la tête en souriant, et nous longeâmes la rue dans la fraîcheur du soir. Je regardai la pointe des buildings en souriant béatement. Je n’en revenais pas de m’être donnée en spectacle devant deux autres femmes. Mais je n’avais aucun regret.

— Et bien, ça a l’air de te rendre heureuse ?

— Oui, tant pis si Maman n’approuve pas. Mais je sais que l’armée c’est fait pour moi.

— T’as du sang de Fontaine, c’est plein de gênes anti-Crustacés !

Nous rîmes puis pénétrâmes dans le bar. Un homme au comptoir leva la tête dans sa direction. Mon père se présenta :

— Major Fontaine.

— Je vous ai mis à la petite table près de la vitre.

Nous nous installâmes, puis nous affichâmes l’hologramme de la carte au milieu de la table.

— Allez ! tu vas me prendre quelque chose avec laquelle on peut trinquer.

— Du jus de tomate ?

— Clarine ! Faut célébrer ton recrutement. Et qui ne boit pas dans l’armée, n’est pas le meilleur camarade. Vodka-ananas ?

Je cédai et le laissai commander. Mon père commença par raconter deux trois anecdotes qu’il avait vécues dans le bar, ce qui m’arrangea bien car cela évitait le sujet qui pouvait fâcher. Moi, je bus ses histoires passées et en observant les soldats autour de nous, je m’immergeai complètement dans l’ambiance qui confortait mon choix d’avenir.

C’est lorsque nos assiettes furent vides que nous fûmes interpellés par la voix enrouée et enjouée d’Héloïse, le béret crème passé dans sa boucle de ceinture.

— Hé ! Hé ! Lieutenant ! Bonne fin de repas !

— Merci !

— Lieutenant ? s’étonna mon père. Sans passer par une école d’officier ?

— J’ai un excellent service militaire.

— C’est une pilote d’ESAO ?

— Qui ?

— La petite caporale épaisse comme un cure-dent a caché son insigne en mettant son béret à la ceinture. Il n’y a que les filles des unités d’ESAO qui font profil bas quand elles sont seules dans les pubs.

— Non, elle n’est pas pilote, elle est gynécienne, un truc comme ça.

— Mécano trifouilleuse de chatte ?

Il rit comme un gamin. Je souris pour faire celle qui se détachait du sujet et répondis :

— En résumé.

— Je suis rassuré que tu sois lieutenant.

— Pourquoi ? m’étonné-je.

— Il n’y a pas d’officier supérieur pilote d’ESAO.

— Non. Et je ne vois pas ce que j’irais foutre là-dedans !

— Ce serait du gâchis. Tu es trop intelligente pour être pilote, et puis t’es une fille équilibrée. J’espère que tu ne dirigeras pas des cas trop difficiles.

— La caporale est très particulière, mais pas désagréable.

— Elle a l’air joviale en tout cas. Tiens, voilà mes copains de l’aviation.

Je tournai la tête alors qu’entraient trois hommes et une femme en costume gris. Le patron leur indiqua une table ronde à cinq mètres de nous. Un des hommes interpella Héloïse :

— Salut Carlier ! — Elle sursauta et se retourna sur son tabouret de comptoir. — Je savais que c’était elle.

Elle posa les pieds au sol et s’avança vers eux :

— Salut les gars ! Ça fait un bail !

— Alors, tu nous quittes pour l’infanterie ?

— Ben, une opportunité. Ça reste un moteur, un piston, un automate, ça ne change pas grand-chose. Et je pense passer sergent.

La femme lui décocha un sourire moqueur :

— Je m’en doutais que fourrer des chattes, c’était ton truc.

— Je t’aurais bien proposée comme pilote, mais vu que tu t’es tapé toute l’académie, il ne doit plus rester de libido là-dedans.

— Mais va te faire foutre !

Héloïse s’éloigna victorieuse, alors que je me retenais de rire. Héloïse venait de gagner encore un point dans mon estime. Mon père sourit :

— Elle a du répondant. Ta mission ? Tu as le droit d’en dire quelque chose ?

— Je peux juste dire que ça a pour but d’éradiquer les crustacés de l’espace.

Héloïse vida son verre et quitta le comptoir, mal à l’aise en présence de ses anciens frères d’armes. Trois filles au visage fermé entrèrent et les regards se tournèrent tous vers elles jusqu’à ce qu’elles s’installassent. Mon père se pencha et murmura :

— Voilà les pétasses d’ESAO.

— C’est juste trois filles.

— Ça reste des pétasses d’ESAO

Il secoua la tête, alors je répliquai :

— Tu vas encore me dire que je suis trop cérébrale, et que je ressemble à Maman, mais je ne comprends pas ce que vous reprochez à ces filles. Il y a quoi d’abjecte dans le pilotage d’un ESAO ? D’y prendre du plaisir ? Si elles y arrivent, tant mieux pour elles, non ? Et puis sur le terrain, elles représentent un avantage notable.

— Vu sous cet angle purement cartésien, oui.

— Je demande ça, car il y aura un ESAO qui va protéger mes expéditions, je veux comprendre. Au fond de toi. Tu les détestes ?

— En tant qu’homme, je sais toutes les conversations qu’on en fait et ça me ferait mal qu’on dise la même chose de ma fille. Mais il faut reconnaître que sans elles, les crustacés ne reculeraient pas, ou alors il faudrait des frappes nucléaires sur toutes nos colonies.

— Ça c’est un raisonnement logique, c’est bien, Papa.

— Mais ces trois-là, ce sont des pétasses, crois-moi, elles servent sur le même destroyer que moi.

Je soupirai, alors il changea de sujet :

— Tu l’as annoncé à ta mère ?

— Non, je suis avec toi depuis que je suis sortie.

— Je voudrais être là rien que pour voir sa tête.

Nous discutâmes famille, m’éloignant des discussions escarpées.

Je ne rentrai pas directement après l’avoir embrassé. Je m’installai dans un square et jetai un regard vers les fenêtres illuminées des gratte-ciels. Je savourais encore les sensations du pilotage. Cela avait beau avoir été une simulation, c’était le truc le plus dingue que j’avais fait. J’ouvris mon smart-data, puis cherchai ma mère. Son visage maigre m’apparût, les cheveux noirs très courts, avec juste deux mèches roses le long de la joue. À chaque appel, l’âge semblait davantage la marquer.

— Bonsoir ma chérie.

— Bonsoir Maman.

— Ça se passe bien avec ton père ?

— Oui, nous nous sommes fait un restaurant asiatique avant-hier, et un bar militaire ce soir.

— C’est bien ton père pour choisir ce genre d’endroit.

— J’ai bien aimé, ça m’a mise dans l’ambiance de ses histoires.

— Il t’a donné des nouvelles de ton frère ?

— Maman, pourquoi il m’aurait donné des nouvelles de lui ? Marin est parti en opération, personne n’aura des nouvelles.

— Il l’a peut-être croisé.

— Tu sais, l’armée européenne, c’est vaste, surtout éparpillé dans une galaxie.

— Qu’est-ce qu’il t’a raconté de beau ?

— Pas grand-chose de neuf. On a simplement arrosé mon nouveau travail.

— Chica Burritos ?

— Non. Un nouveau.

— C’est bien ça, ma chérie ! Et que vas-tu faire ?

— Officier dans l’arm…

— Non ! Non ! Clarine ! Non ! Tu ne crois pas que j’ai assez de ton frère qui a suivi l’exemple de ton père ?

— Maman ! C’est ce que j’ai envie de faire.

— Je ne comprends pas ! Comment on peut avoir envie d’aller risquer sa vie ? Où est la logique là-dedans ? Tu as réfléchi ?

— La vie c’est aussi faire des choix qui défient la logique, Maman. Et puis nous n’avons pas le même rapport à la vie. Défendre l’humanité, pour moi ça a un sens, même si ça ne me sert pas directement. J’ai mûrement pesé le pour et le contre depuis le service militaire.

— Votre père et ses histoires, il vous en a mis dans la tête toute votre enfance…

— Tu ne vas pas rejeter la faute sur Papa. Dès qu’on a une discussion avec toi, tout de suite, nos problèmes viennent de lui, et dès qu’on a une discussion avec lui, il ne parle que de toi.

— Et qu’est-ce qu’il dit ?

— Que si tu ne pensais pas qu’avec ta tête, vous seriez encore ensemble.

— A cette époque, il ne pensait qu’avec sa bite, ma chérie.

— Parce que tu ne couchais plus avec lui.

— Si ! Au moins une fois à chacun de ses retours de mission, si on avait le temps.

— Vous l’avez souvent eu le temps ?

— Bah…

— Je te laisse, Maman. Je dois y aller. Je te recontacte la semaine prochaine. Bisous.

Je fermai mon écran, en colère. J’étais peut-être comme ma mère, mais au moins, je ne m’engageais pas dans des relations humaines pour les détruire après. Je regagnai mon appartement, le pas lent. Un bip me demanda de rouvrir mon smart-data. Je pensais à un message de ma mère, mais c’était bien mieux, c’était un courriel du colonel Paksas. Le début de l’instruction était dans deux semaines. Il faudrait annuler mon bail, faire mon sac pour me lancer vers cette nouvelle vie qui me souriait. Le planning de la première journée était le suivant :

Lundi 2 juin 2279

- 9h00 Visite du régiment et remise des uniformes

- 10h00 Visite médicale

- 14h00 Premier exercice d’entraînement supervisé par le colonel Paksas

Autant dire que nous serions rapidement dans le bain. Je le validai, acceptant par ce geste le contrat me liant à l’armée. Il fallait maintenant annoncer à Maman que je viendrais déposer mes affaires chez elle, sitôt le bail rompu. Mais avec une réquisition de l’armée, le proprio ne pourrait pas m’obliger à payer plus d’une semaine supplémentaire.

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