19. Méditation

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Quelques minutes plus tard, en uniforme, béret sur les cheveux, nous retrouvâmes le colonel et l’adjudante dans la salle de briefing. Le colonel m’interpella :

— J’avoue que je suis agréablement surprise. Je ne pensais pas que le genre de cascades que vous aviez réalisé sur le simulateur, vous sauriez les reproduire après vous être autant faites bousculer.

— Le goût de la vengeance, éludai-je.

À mon œil qui pétillait, elle devina toute l’énergie qui me restait et ajouta :

— La séance était très courte, mais il faut que chacune apprivoise son corps et son exosquelette.

— Ce sera le thème dans quelques minutes, ajouta l’instructrice.

Ses yeux me scrutèrent avec un air de fierté ou au moins d’intérêt. Dahlia finit par nous rejoindre. Ses yeux humides ne masquaient pas l’humiliation qu’elle vivait encore. L’instructrice prit la parole.

— Asseyez-vous. Nous allons parler stratégie, illustrer quelques cas concrets. Obtenir un orgasme ne se fait pas comme on appuie sur une détente. Il y a les perturbateurs comme le stress du moment, le stress de fond si vous vivez une mauvaise période, si vous êtes en conflit avec vos supérieurs, la fatigue, la maladie, même simple rhume. Vous ne pourrez donc jamais savoir si vous allez tirer dans quatre secondes ou dix… Il est presque impossible de se mouvoir alors que tout le corps se crispe de plaisir, donc tout est question d’anticipation. Au cours des dernières années de ma carrière…

L’adjudant-chef Morvan n’était pas avare de ses exploits. Toutes les stratégies qui lui avaient permis de prendre le dessus sur une situation compliquée nous furent narrées avec fierté. Elle aborda sans pudeur celles qui n’avaient pas fonctionné et qui avaient coûté des vies. On ne s’arrêtait pas sur un échec, disait-elle, même s’il y avait eu des vies détruites. Si chacun faisait cela, la guerre serait déjà perdue.

Un peu plus d’une heure plus tard, l’adjudante nous octroya une pause. Dehors, de l’autre côté de la vitre, des tanks-araignées travaillaient leurs manœuvres de combats. C’étaient des véhicules blindés dont les roues avaient été remplacées par quatre grandes pattes agiles permettant de grimper partout. Je me demandai si Jane était dans l’un d’eux.

Lorsque l’instructrice revint, elle nous demanda :

— Poussez les chaises, faites de la place au sol et allongez-vous confortablement sur le dos.

Surprises, nous échangeâmes des regards amusés et interrogateurs entre nous. Les chaises raclèrent sur le sol pour nous faire assez de place. L’adjudante marcha au milieu de nous et reprit la suite de son cours :

— Fermez les yeux. Malgré toute la détente que procure un orgasme, vous allez être amenées à affronter des périodes de stress intense et avoir besoin de recentrer vos énergies pour une récupération rapide. Nous allons commencer par nous concentrer sur la respiration. Prenez conscience du contact de l’air quand il vous pénètre. Le nez, la bouche, la gorge, les poumons. Suivez son trajet. À présent, sentez son énergie se diffuser à chaque partie de votre corps, à chaque hémisphère de votre cerveau.

Dans le silence le plus complet, ni musique ni son enregistré, je me lançai à l’écoute de mon moi intérieur. Cela faisait étrange de ne plus entendre parler notre instructrice. Ce fut la voix douce du colonel qui prit la suite :

— Mon expérience m’a amenée à considérer que l’être humain disposait de trois moteurs. La tête, le cœur, le corps. Ces trois moteurs influent en permanence les uns sur les autres par nos synapses, par le flux permanent de nos hormones. Aucun d’entre eux ne peut vivre sans les autres, néanmoins il est possible de les isoler, de considérer tout notre être comme trois entités différentes. Si vous êtes en bonne santé, la tête peut être concentrée sur la mission, tandis que le corps se charge du pilotage. Finalement qu’est-ce qui va parasiter tout ça, c’est le cœur, c’est votre moteur le plus puissant. Si vous regardez un charnier avec votre cœur, vous allez avoir la nausée, envie de pleurer, peut-être ressentir une panique par votre dégout. Si vous pensez uniquement avec votre tête, vous allez voir des corps en charpie ou calcinés, et en déduire simplement que l’ennemi est déjà passé par là. Se détacher de l’émotion, c’est quelque chose qui ne se fait pas qu’avec le temps, c’est aussi propre à vos caractères. Le cœur c’est le moteur qui s’implique, c’est le moteur qui va décupler votre stress. Dans les jours qui vont suivre je veux que vous vous rappeliez de ces trois moteurs et que vous obligiez votre cœur à ne s’occuper que du ressenti de votre corps, car si le cœur décuple le stress, il décuplera aussi le plaisir. Pour y parvenir, il faut d’abord être en accord avec le principe de prendre plaisir par le biais d’une machine. Si vous considérez que jouir dans une machine est malsain, repartez chez vous. Si vous pensez que le plaisir que vous expérimentez dans votre ESAO est artificiel, revoyez tout de suite votre façon de penser. Ce que ressentent vos terminaisons nerveuses, que ce soit provoqué par un être aimé ou par une sellerie sophistiquée sont réels. Soyez à l’aise avec votre conscience, soyez fières d’être parmi les rares femmes capables de piloter un ESAO. Maintenant, nous allons explorer votre système nerveux dans un jeu qui fera travailler votre imaginaire. Recentrez-vous sur votre respiration, sentez l’air parcourir votre corps jusqu’à la racine de vos cheveux, jusqu’à l’extrémité de vos doigts. Ressentez la moindre aspérité du sol sous vos phalanges. Imaginez-le vibrer, imaginez ressentir le béton qui respire et ressentez l’énergie du sol. Elle remonte dans vos bras, concentrez là, sentez son énergie contre votre cœur qui bat et dirigez là vers votre clitoris. Sentez fourmiller le souffle de la terre à travers vos os jusqu’à cet unique tout petit point. Il frissonne, il durcit…

Au fur et à mesure ses mots ralentissaient, et malgré la douceur de sa voix, j’avais du mal à imaginer tout ce qu’elle disait. La présence des autres sans doute, m’empêchait-elle de m’évader.

Après une demi-heure à tenter de nous faire ressentir du plaisir par l’imaginaire, le colonel nous invita à ouvrir les yeux et à nous asseoir. Emergeant des méandres de nos synapses, c’est avec lenteur que nous revînmes à nous. Mercedes bâilla ce qui provoqua une imitation chez nous toutes. L’instructrice lâcha :

— Demain, même heure pour la séance de sport.

Trop groggy, aucune de nous ne fit de remarque. Nous quittâmes la salle de briefing d’un pas lent.

Caitlin confia :

— Je suis défoncée.

— Moi aussi, répondis-je.

Caitlin entama l’ascension des escaliers et se tourna vers nous :

— Vous avez ressenti votre clito devenir tout dur ?

Personne ne lui répondant, je me sentis obligée de le faire :

— Je dois manquer d’imagination.

Elle prit mon bras amicalement et battit des paupières.

— Moi j’étais grave à fond ! Toi, je pense que t’es trop cérébrale.

— Ben non puisque je n’ai pas d’imagination.

— Non, mais tu comprends ce que je veux dire. Ta tête, elle pense. Ton corps il ressent, et ils ne communiquent pas. Du coup, l’imaginaire et le fantasme ne fonctionnent pas, mais ton cerveau ne parasite pas les sensations que ressent ton corps quand les sensations sont vraies.

— Je n’ai rien compris, s’esclaffa Sadjia quand nous passâmes la porte de l’étage.

— Je dois passer un coup de fil, je vous rejoins, indiqua Caitlin.

Kirsten s’eclipsa également.

Dahlia et Sadjia franchirent le seuil de la chambre devant moi. J’attrapai mon smart-data avant de grimper sur mon lit. Mercedes ferma derrière elle, puis me confia :

— Quand le colonel expliquait ses trucs, j’ai repensé à ce que tu m’as dit sur la séparation du désir et du plaisir. Je crois que je vais essayer.

— Et si ça ne marche pas ?

— C’est toi qui me dis ça ?

— Mais si en fait, je ne suis pas normale.

— Je t’ai dit, la normalité, ça n’existe pas.

— Je veux dire, je n’ai jamais ressenti de désir pour quelqu’un et du coup, pendant la séance de méditation, j’ai bloqué, et je me dis que…

Mercedes me foudroya du regard.

— Stop ! On s’en fiche de tout ça. T’es heureuse de piloter un ESAO, non ? Ça te plaît.

— Carrément !

— Et bien alors ne te pose pas de question ! Sinon tu vas faire un blocage, et alors là, tu vas perdre tout ton talent. On s’en fiche de pourquoi t’es douée, l’important c’est que tu le restes. Donc sois toi-même.

— Merci.

— De rien. On va manger à quelle heure ?

— Faut demander à Caitlin, dit Sadjia, ou attendre de l’entendre jacasser dans le couloir.

Un sourire étendit les lèvres de Mercedes, puis elle opina du menton avant de s’asseoir sur sa couchette. Elle tapota un de mes pieds qui pendait à côté d’elle et confia :

— En tout cas, je pense qu’on forme un bon duo.

— Ouais. Si on s’entraîne bien, on peut devenir redoutables.

Les minutes filèrent, Dahlia partit téléphoner. Comme prévu Caitlin finit par débarquer avec sa grande gueule, et nous partîmes dîner sans que Dahlia ne fût revenue. Peter et Héloïse nous rejoignirent au réfectoire, et alors que nous nous dirigions vers les présentoirs, ma gynécienne bavait d’admiration :

— T’as été magique !

— J’ai raté ma première occasion.

— C’est normal, c’est ton cinquième jour. Normalement, tout le monde échoue.

— Donc ce qui est arrivé à Mercedes et Dahlia est normal ?

— J’ai vu le compte-rendu des autres sessions de formation. Soixante-quinze pour cent des pilotes ne tirent même pas une fois. Alors que toi ! Toi ! Toi, t’as tiré en plein vol ! Tu te rends compte la synchronisation corps-esprit qu’il faut ? En plus tu t’es retournée pour en remettre une !

— Ou bien la désynchro, supposa Sadjia.

— Oui, enfin, on s’en fout ! Ce que je veux dire Clarine, c’est que t’es née pour ça. Tu as ça dans les gènes, tu dois avoir une grand-mère pilote et une arrière-arrière-grande-mère aussi !

— Je ne suis pas au courant, indiquai-je.

— Vu le tabou qui entoure le sujet, ce serait probable, sourit Caitlin.

Héloïse secoua la tête en se mordant les lèvres et en me regardant :

— En plein saut…

— Lâche-la, lui dit gentiment Mercedes.

— C’est clair, dit Peter. Si tu lui en parles trop, elle va complexer et perdre son don.

— Boaf ! lâcha Kirsten. Nympho un jour, nympho toujours.

— Quelle élégance, grimaça Héloïse. Elle n’est pas là, Dahlia ?

— Non, elle est partie téléphoner et elle n’est toujours pas revenue, répondit Caitlin.

Lorsque nous revînmes après dîner, Les affaires de Dahlia n’étaient plus là.

— Elle a abandonné, c’était sûr, soupira Caitlin.

— J’aurais pensé qu’elle serait partie plus vite, nous dit Héloïse. Elle est en déni sur le plaisir, ça ne peut pas fonctionner.

— Hé ouais ! Faut assumer, hein Clarine ? me sourit Sadjia.

— Je pensais qu’elle nous aurait dit aurevoir, dis-je simplement.

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