Carnation, Lily, Lily, Rose, 1886 John Singer Sargent
Je parie ne jamais vous avoir raconté cette nuit à Barcelone.
Début de soirée à Barcelone donc, sur le toit-terrasse de l’Hôtel Jazz. La douceur de l’air n’est rien en regard de la lumière qui baigne l’endroit. Une brume à peine perceptible venue de la mer se mélange aux halos mauves des spots ondoyant dans la piscine. Une fête, un anniversaire, une promotion, des retrouvailles ? J'ai oublié. Des jolies filles dansent pieds-nus, des types en chemises blanches discutent, une musique genre « The Avener » habille l'ambiance, des cocktails colorés et du champagne circulent. Au-dessus de ma tête, les lanternes chinoises se balancent doucement, leur éclat timide et tremblotant donne un caractère fragile et précieux à l’instant. Barcelone palpite tout en bas. Loin. Allongé sur un transat, sur le roof-top de l’Hôtel Jazz, je rythme du bout du pied le souffle léger des lanternes chinoises et je suspends le temps, la nuit, rien que ça !
Et Estelle, vous ai-je parlé d'Estelle ? Cette fois où elle déboule dans l’appart, le casque à la main et le blouson ouvert. Ses mèches violettes encadrent son visage. C’est une sorte d’elfe en plus réel. Putain ce que je la trouve belle. Elle sort ses lanternes chinoises et les déplie avec délicatesse dans un froissement craquant d’ailes de libellules. Elles sont accrochées façon guirlande et la voilà montée sur une chaise pour trouver où la fixer, cela semble le truc de sa vie, je l’aime pour ça aussi. On se retrouve finalement sous les lampions qui traversent le séjour, baignant dans une soirée orientale tamisée dans les tons mauves et roses. Sa bouche a le goût des mûres. Pas étonnant.
Sinon, ce petit village du Lot l'été dernier, je vous ai raconté ? J’ai oublié le nom, mais l’endroit est incroyable. Des vieilles pierres, des ruelles étroites, une fontaine sur une petite place toute blanche. Comment ça s’appelle déjà ? Bref, c’est la fête de je ne sais quoi, un saint patron du village je crois. La journée a été chaude et poudreuse, remplie de fanfare, de stands en tous genres, des chants, de gamins qui courent partout et de vin rosé glacé. On est un peu étourdi dans les derniers rayons du soleil qui étirent les ombres en semblant vouloir les aspirer. Et voilà que des lanternes chinoises apparaissent un peu partout, accrochées à des perches qu’on porte au-dessus de sa tête. Des lueurs vacillantes commencent à se promener sur la place et trouent la pénombre ici et là en un ballet maladroit. La mienne est d’un lilas tendre et son halo me suit partout. Un pur moment de magie.
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J’ai raconté des milliers de fois ces souvenirs, ceux des lanternes chinoises. Au gré de mon auditoire, au gré de mon humeur, au gré de mon imagination. Je les partage avec l’émotion du gars touché par la grâce parce que je le suis, pris à mon propre récit.
Je confesse qu’il s’agit de mensonges, des souvenirs inventés de toute pièce qui me semblent pourtant plus réels et véritables que tous mes autres souvenirs.
Ils ne pourraient être plus beaux de toutes les façons. Parce que mon seul et vrai souvenir originel est si intense que je ne peux le raconter à quiconque. Je risque de le voir s'étioler, se flouter, perdre son éclat si je le mets en mots. Je ne peux que me le remémorer, le maintenir gravé telle une précieuse matrice de sculpture.
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C’était à la Tate Britain, lors d’un voyage scolaire à Londres. Je devais avoir douze ou treize ans et la sortie au musée n’était pour la plupart d’entre nous qu’une occasion de mater les filles en racontant des conneries sur leurs fesses ou leurs seins en misant sur leur méconnaissance du français.
Je me souviens avoir manqué d’air quelques secondes en levant le nez sur une toile, presque par hasard, happé tout entier, sourd à tout ce qui m'entourait.
Jamais je n’avais ressenti une aussi brutale sensation de faire partie d’un moment simplement parfait. Je crevais d’une envie inexplicable de me retrouver dans ce jardin irréel de lys suspendus, de me tenir auprès de ses fillettes en robes blanches vaporeuses et d’allumer avec elles les fragiles lanternes chinoises, les posant çà et là au pied des feuillages endormis, souriant dans la lumière de papier.
Quelques secondes de pure lévitation avant qu’un de mes copains ne me pousse du coude en lorgnant une fille à la jupe assez courte qui se baisse pour remonter ses chaussettes.
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Depuis ce jour, ma vie n'est qu’une suite de moments sous des lanternes chinoises.
Leurs lueurs tremblantes éclairent un jardin imaginaire où se réfugie mon esprit quand le monde ne veut plus rien dire, quand il m'étreint par sa course folle.
Quant à mes souvenirs... celui que j'inventerai demain sera le plus beau...
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