Attention, sauvage

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Sauvage ?

C’est ce qu’ils disent de moi depuis que j’ai fait ces choix. À les entendre, est sauvage celui qui ne rentre plus dans les normes dressées par la société. Est sauvage celui que ladite société ne cherche plus à comprendre. Est sauvage celui qui vit à l’écart, que la démarche soit volontaire ou non.

Oui, je vis reclus, en marge. Dans un trou paumé à la campagne, une maison que beaucoup considèreraient en ruines. Pourtant, j’y suis à l’abri du vent et des intempéries, j’ai de la place pour un potager et quelques poules, et j’ai de quoi glaner de quoi compléter mes casseroles dans les bois alentours. Serait-ce là les critères qui me qualifient de sauvage ? Ce mode de vie à l’ancienne, comme j’ai pu l’entendre parfois, de la bouche de ceux qui

Les gens sont une contrainte pour moi, c’est pour ça que je m’évertue autant à les fuir. C’est qu’en société, il faut veiller à bien parler à bien paraître, gérer son emploi du temps en fonction des autres, de leur disponibilité de leur humeur, planifier, se souvenir des dates importantes, quelle perte considérable d’énergie tout ça représente pour moi ! Dans les faits, je vois donc peu de monde, et tant mieux, j’ai moins d’occasions d’entendre leurs critiques. Il en suffit de peu. L’écho des mots résonne longtemps dans le gouffre de la solitude. Et les rares fois où je sors, où je reçois vieux amis ou visiteurs de passage, j’ai systématiquement le droit à leur refrain. Quelle vie de sauvage ! Et alors, en quoi c’est si sauvage, en quoi ça vous dérange, moi je vis très bien comme ça, beaucoup mieux qu’avant !

J’ai une bibliothèque, vous savez. Je suis pas aussi sauvage qu’on le prétend. Comme je ne travaille pas, en tous cas pas au sens capitaliste du terme, c’est-à-dire que je ne vais pas troquer mon temps mon énergie mon cerveau en échange de quelques billets, mais il faut bien bosser pour que le jardin pousse et que les poules restent en bonne santé, même si tout ça me laisse bien plus de temps qu’une activité salariée, en tous cas en moyenne, il y a bien des jours où je suis occupé trente-cinq heures, par exemple le mois dernier où j’ai dû réparer la toiture et l’éolienne après une tempête, mais l’un dans l’autre, l’essentiel de mon temps est libre, je m’occupe comme bon me semble, et donc… pourquoi je racontais ça, déjà ? Ah, oui, ma bibliothèque ! Je passe beaucoup de temps à lire. Je feuillette quelques pages, je prends le temps d’y réfléchir, de les laisser infuser dans mon esprit tout en caressant le chat ou en contemplant le paysage, ce qui fait que je consomme mes lectures comme une source de culture, et non comme un simple divertissement, comme je le faisais avant, quand c’était juste un moyen de m’abrutir pour oublier mes soucis et

J’écoute pas mal la radio, aussi. J’ai pas internet, mais je capte France Culture, c’est aussi bien, même si tous leurs programmes ne m’intéressent pas. Alors sauvage, sauvage, c’est un bien grand mot : je me cultive bien plus l’esprit que la majorité des gens qui m’affublent de ce nom de sauvage. J’étais ingénieur, avant, d’ailleurs. Ça me fait bien marrer, quand j’y pense, d’associer le sobriquet d’intello qui m’a collé au train durant toute ma scolarité et celui de sauvage qui l’a maintenant remplacé. Mine de rien, toutes les connaissances acquises dans ma vie d’intello m’aident beaucoup au quotidien : avec tout ce que j’ai récupéré à la déchetterie, je me suis bricolé une éolienne, un panneau solaire, un chauffe-eau, un lave-linge, un four, et plein d’autres appareils ou outils qui, dans ma maison de sauvage, me procurent un confort certain. Ce n’est pas le luxe, certes, mais le luxe est-il vraiment nécessaire ? Dénote-t-il une forme de supériorité de l’individu civilisé sur le sauvage ? Quand je repense à tous les gens parmi lesquels je vivais, ceux dont le mode de vie surconsommateur en nourriture en loisirs en autres conneries implique une destruction, plus ou moins directe et consciente, de nos écosystèmes, je ris jaune et je me demande qui est vraiment le sauvage, entre moi qui respecte du mieux que je peux mon environnement et me contente de l’essentiel pour vivre heureux, et tous ces enfoirés, pardon pour le mot mais ça me met hors de moi, et désolé si vous en faites partie, mais merde, pardon encore, quand je vois ces enfoirés qui brûlent des tonnes de kérozène pour aller à l’autre bout du monde photographier, avec leur appareil dernier cri dont les composants ont coûté la vie à quelques enfants du tiers monde, photographier un bout de paysage naturel même pas plus beau que celui que j’ai chez moi, pour une photo plus moche que celles qu’ils auraient trouvé dans mes bouquins, tout ça pour s’en vanter devant les copains et dire qu’eux aussi ils ont fait le Macchu Picchu ou je ne sais quel autre connerie, dans un séjour authentique, en dormant chez l’habitant comme des putain de colons venant piller les autochtones, et alors que ça les rend même pas vraiment heureux, je suis sûr, ça se voit, y a

Désolé, je m’emporte. Je m’étais pourtant promis de ne pas tenir ce genre de propos, moi qui ne supporte pas les attitudes moralisatrices d’autrui. Comme quoi ils ont un peu raison, dans le fond. Pas de foutre en l’air les écosystèmes pour nourrir leurs divertissements puérils, ni de profiter d’une position de supériorité toute relative pour décider qui est sauvage et qui ne l’est pas, non. Ils ont raison de me traiter de sauvage. Il m’arrive de m’emporter, parfois, c’est vrai que je respecte pas toujours les codes de bienséance en matière de communication, les il faut dire bonjour merci s’il te plaît mettre la ponctuation au bon endroit et surtout ne pas froisser, ne dis pas au monsieur que c’est mal de jeter sa poubelle chez toi de tabasser son chien sa femme et ses gamins quand il n’est pas ivre mort devant un match nul à la télé, c’est pas sa faute tu comprends, c’est parce qu’il a souffert dans sa jeunesse alors ne le juge pas trop durement, j’en ai ma claque de ces fausses règles de communication, j’ai pas envie qu’on me force à respecter des cons, je préfère dire ce que je pense que faire semblant de mettre des formes. Non, je préfère fermer ma gueule et me barrer pour rester à l’écart de ça, c’est la solution de facilité mais j’assume. J’essaie d’ignorer les autres plutôt que de les juger, même si

Que chacun se mêle de son cul, en fait. Moi j’ai fait ces choix et je les assume pleinement, je vis ma petite vie dans mon coin, j’y suis heureux au quotidien, surtout quand je vois personne, j’essaie de pas emmerder le monde et la nature, et si ça dérange quelqu’un, il a qu’à dégager et me foutre la paix, j’ai rien demandé. Comme quoi je suis pas si sauvage que ça, finalement, je suis un peu comme les autres, parce que mine de rien j’ai passé trente ans à vivre comme eux, j’ai encore tous ces codes imprimés en moi et ça se désapprend pas comme ça, la preuve c’est que quand j’ai vu ce mot, Sauvage ?, j’ai pas pu m’empêcher de réagir, y a des trucs comme ça qui se contrôlent pas. Je m’en veux un peu, parce que cette réaction, ce discours que je tiens là, c’est à l’encontre de ce que j’essaie de prôner, enfin prôner, c’est un bien grand mot, je ne prône ça qu’envers moi-même, je voudrais pas qu’on s’imagine que j’ai la prétention de vouloir convertir qui que ce soit, que chacun se mêle de son cul, encore une fois, mais bref, j’essaie de mettre en pratique un certain je m’enfoutisme vis-à-vis de la société et du regard d’autrui mais j’y arrive pas encore complètement, c’est pour ça que je dis que je suis un peu comme tout le monde : je suis bourré d’incohérences, d’actions ou de discours qui vont à l’encontre de ce en quoi je crois, on est tous un peu comme ça, non ? tous un peu sauvages, à moins que ces incohérences ne soient une des caractéristiques intrinsèques à l’être civilisé ? Je pose la question comme ça mais en vrai je m’en fous. Enfin, à moitié. Ça m’intéresse d’y réfléchir par bribes, selon l’humeur du moment, de la même manière que je vais me perdre dans les bois au gré des dénivelés, des bruits et des couleurs, j’explore jamais tout, je me perds parfois, souvent même, j’oublie ce que je suis venu y chercher, l’autre jour je suis tombé sur une sorte de mini cirque, un grand creux fermé aux trois quarts et rempli de feuilles mortes où je suis resté allongé longtemps à contempler les mouvements du vent dans le feuillage au-dessus, j’ai même aperçu quelques écureuils, tiens, c’est pour ce genre de moments que je me plais beaucoup plus dans l’errance que dans le mouvement rectiligne, ça me gave de devoir tracer droit en passant par les chemins. Tout ça pour dire que je préfère réfléchir comme ça en vrac, tout seul à ma manière, plutôt que de débattre avec qui que ce soit, même si je me trompe ou que ça va moins vite. La perfection et la vitesse ne font plus partie de mes aspirations, de toute façon. L’un dans l’autre, je passe donc pas mal de temps à m’interroger sur ces questions d’identité, à cerner qui je suis, qui je ne suis pas, qui je ne suis plus, ça contribue à asseoir le socle de mon petit bonheur de sauvage, à la manière des moines ou des ermites ou des philosophes qui se nourrissaient de leur seule pensée et tiraient leur bonheur de cet ascétisme. Mais j’en suis pas encore là, malheureusement, et toute cette logorrhée que je viens de sortir montre bien à quel point je suis loin de cette sagesse. C’est peut-être ça qu’on qualifie de sauvage. Je ne suis plus complètement humain au sens bon citoyen du terme, mais je ne suis pas encore sage, j’erre dans un entre-deux indéfinissable, entre l’animal et l’ascète, entre le paysan du moyen-âge et l’ingénieur occidental classe moyenne dont le principal loisir n’est pas tant de consommer mais d’abord de râler. Je suis sauvage parce que je ne rentre pleinement dans aucune de ces cases, parce que j’échappe encore aux définitions Laroussables.

Je vais faire vœu de silence, je crois. De parole et d’écrit. Manière de polir mon apparence, d’en gommer toutes les aspérités où pourraient s’accrocher des reproches. Je me contenterai de penser et de lire. Ça me suffit, après tout, pourquoi m’encombrerais-je l’existence avec la parole, non seulement la mienne mais aussi celle des autres ? Je me rendrai peut-être sourd, d’ailleurs. Si j’entends plus ces conneries, ces sauvage crachés à ma gueule comme des insultes, j’y échapperai mieux. Je pourrai me concentrer sur ce qui compte, sur mon potager, sur mes bouquins, sur les changements du paysage au gré des journées et des saisons, sur

Ce serait dommage, quand même. J’aime bien écouter les oiseaux et le bruit de la pluie dans la forêt. Non, je serai pas sourd, ce serait trop con. Je vais juste m’enfermer un peu plus chez moi pour rencontrer encore moins de gens. Et j’ajouterai des pancartes autour de ma ruine et de mes bois pour prévenir les curieux : Attention, Sauvage. Peut-être que si les gens sont prévenus, ils me comprendront mieux et se sentiront moins obligés de me le faire remarquer.

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