Ce que porte le silence
Dame Velna dit souvent que l’harmonie commence dans la manière dont on verse le thé. J’ignore encore ce que ces mots signifient, peut-être ne le saurai-je jamais. Pourtant, je m’applique soigneusement.
Elle est assise face à moi, ses genoux noueux dissimulés sous ses longues robes de lin. Son regard aux pupilles verticales est calme, presque absent, mais je sais qu’elle observe tout, même la façon dont je tiens la théière.
Elle ne parle pas tout de suite. Elle attend, comme toujours, que la vapeur ait eu le temps de se dissiper entre nous. Puis sa voix grave fend le silence.
- Un pacte n’est pas une promesse, Naëlya. Une promesse peut se briser. Un pacte... il vit, même rompu.
Je fronce les sourcils. Elle ne me regarde pas, ses doigts se referment lentement sur sa tasse.
- Comment peut-il vivre s’il est brisé ?
- Parce qu’il lie deux volontés, deux âmes. Même si l’une d’elles oublie, ou fuit.
Je ne réponds pas. Les paroles de Dame Velna sont comme des graines. Il faut du temps pour qu’elles germent.
Je termine mon thé en silence pendant que le jour grimpe lentement sur les murs d’argile. Dehors, les premiers bruits du village s’élèvent : le frottement des sabots contre les pierres, les murmures des vents chantés par les veilleurs de brume.
Dame Velna reste encore un instant, puis se lève sans un mot. Je sais qu’elle ira cueillir les herbes du matin, celles qui n’apparaissent que sous la rosée.
Moi, je vais au puits.
Les enfants me saluent avec leurs sourires larges, leurs yeux brillants d’iridescences étranges. Leurs peaux, marbrées de teintes minérales, scintillent à la lumière comme si des veines de cristal y coulaient. L’un d’eux, Lio, a des pousses de corail qui lui sortent des tempes ; il aime me les faire toucher, comme s’il voulait vérifier que mes doigts sont bien réels.
- Tu es trop lisse, dit-il parfois. Comme si tu n’avais pas fini de pousser.
Je ris avec eux, souvent, sincèrement. Pourtant parfois, en me penchant sur l’eau claire du puits, mon reflet me paraît faux. Trop terne. Trop… uni.
Mon teint n’a pas les reflets opalins des autres. Ma peau est mate, tirant vers ce gris étrange que Velna appelle « la teinte de l’ailleurs ». Il n’y a rien qui pousse sur moi. Rien qui brille. Rien qui murmure sous la peau.
Et pourtant, ils ne m’ont jamais rejetée.
Mais je le vois. Dans leurs regards, dans le silence bref entre deux mots, dans la façon dont on me confie rarement les choses les plus fragiles.
Je suis « la fille de Velna ». Pas vraiment « des leurs ».
Le sceau trouble la surface de l’eau et mon reflet avec. Je sais que je suis différente, même si Dame Velna et les autres n’ont jamais pris la peine de m’expliquer pourquoi.
Que ce soit mon apparence, trop lisse, ou ma magie, inexistante, je ne suis pas comme eux.
Je sens bien quelque chose, là, dans mes doigts, mais ça ne s’est jamais manifesté. Lio, lui, peut chauffer n’importe quelle surface avec ses mains — pas assez pour brûler, mais assez pour être utile. Certains humidifient le sol, d’autres prédisent la pluie ou sentent l’état des récoltes. Quant à Dame Velna, elle ne fait pas de magie, mais personne ne prépare le thé comme elle. C’est sa magie à elle.
Je retourne à la maison et retrouve la vieille femme agenouillée près de la table. Sur le bois, plusieurs fleurs, racines et feuilles sont éparpillées. Une fois le sceau d’eau posé près d’elle, je prends place en face.
Mes yeux n’osent pas la regarder lorsque je pose enfin ma question.
- Pourquoi suis-je différente, Dame Velna ?
Dame Velna sourit doucement, sans lever les yeux.
- Différente, dis-tu... Oui, tu l’es. Ce n’est pas un fardeau, Naëlya, c’est un chemin.
Elle prend une racine entre ses doigts ridés et la fait tourner lentement, comme pour l’examiner.
- Le monde est fait de liens invisibles, de pactes anciens. Chaque être porte une part de cette magie. Certains ont la flamme en eux, d’autres l’huile pour l’activer.
Ses yeux se posent enfin sur moi, empreints de bienveillance.
- Toi, tu portes un sceau. Pas une prison, mais un secret. Il te faudra du temps pour le dévoiler. Ce que tu cherches n’est pas une magie comme celle des autres, mais quelque chose d’encore plus rare.
Je baisse les yeux, sentant l’ombre d’un espoir fragile poindre au creux de ma poitrine.
C’est la première fois qu’elle me répond. La première fois que je comprends, ne serait-ce qu’un peu, de mon existence.
- Tu ne m’as jamais dit qui étaient mes parents. Ils ne viennent pas de ce village, n’est-ce pas ?
Le silence fut déchirant. J’attendis, aussi longtemps que nécessaire. À cette question-là non plus, elle n’avait jamais voulu répondre.
- Je l’ignore, Naëlya.
Mes yeux se levèrent, surpris, sur la vieille femme. Elle eut un soupir résigné.
- Je t’ai trouvée dans les anciennes ruines d’un temple, seule, bébé. Tu venais à peine de naître, lors d’une nuit rouge.
- Une nuit rouge ? Qu’est-ce que c’est ?
- Je l’ignore également, mon enfant. C’était la première fois que j’en voyais une.
Son menton se leva vers le toit de la maison d’argile et sa mémoire sembla remonter.
- Il faisait froid. Le ciel était dégagé au début, puis un épais brouillard rouge s’est levé. Enfin, la lune elle-même a changé. Elle était devenue rouge sombre, comme si elle saignait dans le ciel. Aucun oiseau ne chantait, aucun insecte ne bruissait. Tout le monde dormait... sauf moi.
Ses doigts cessèrent de bouger, figés sur une fleur fanée.
- Quelque chose m’a guidée. Une intuition, une force... peut-être un pacte plus ancien encore que moi. J’ai marché jusqu’aux ruines, et je t’ai trouvée là. Nue, endormie dans une vasque d’eau claire, malgré le froid. Tu respirais doucement, sans peur.
Elle me regarde alors avec une intensité inhabituelle.
- Tu n’as pas pleuré. Pas un son.
Un frisson me traverse. Ce récit, je l’imaginais mille fois, mais jamais ainsi.
- J’ai compris ce soir-là que tu faisais partie de quelque chose de grand. Je devais te protéger, t’inculquer mes valeurs, pour que tu sois guidée vers le bon chemin.
Elle détourne les yeux, prend une gorgée d’un nouveau thé, avant de poursuivre.
- Tu n’as pas besoin de savoir d’où tu viens. Pas encore. Ce qui importe, c’est où tu choisis d’aller.
Je serre les doigts sur mes genoux. Mon cœur bat plus fort.
Un grand destin. Une magie unique et rare. Un passé noir de tout indice. Malgré tout cela, je ne ressens ni peur, ni colère. Juste une brûlure étrange dans la poitrine, comme un feu doux mais ancien qui aurait toujours été là, endormi.
Dame Velna n’ajoute rien. Elle me laisse digérer ses mots comme elle laisse infuser ses herbes : lentement, patiemment. Elle sait que je reviendrai sur cette conversation mille fois dans ma tête.
Le silence qui suit n’est pas lourd. Il est plein. Plein de ce qu’elle ne peut pas dire. Plein de ce que je dois découvrir moi-même.
Je me lève sans un mot, prends le sceau d’eau vide que j’avais oublié. Quand je me tourne vers elle, elle me sourit et me fait un signe de tête tranquille, comme pour dire : Va. Vis.
En sortant, le vent a changé. Il transporte l’odeur des mousses humides et du feu de bois. Le village termine de s’éveiller lentement. Les enfants rient au loin. Un bruit de marteau sur l’enclume retentit près de la forge.
Et moi, pour la première fois, j’ai l’impression de ne plus porter seulement une différence.
Mais un secret ancien. Une clé.
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