1 - Châtaignes

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 Aujourd'hui, comme tous les après-midis, je me suis laissé aller, au moment du thé, à m'installer dans le fauteuil jouxtant la fenêtre du salon. J'ai laissé mes yeux vaguer à l'extérieur. Comme souvent encore, ma femme m'en a fait reproche. « Encore cette foutue fenêtre ! » Elle ne comprend pas ce que j'ai avec la fenêtre. Moi non plus, je ne comprends pas ce qu'elle a avec la fenêtre. Finalement, j'en suis réduit à regarder mon reflet.

 Aujourd'hui, elle a commenté : « Puisque l'extérieur t'intéresse tant, tu n'as qu'à sortir ! Une promenade te fera du bien. Tu pourras en profiter pour apporter de quoi faire le dîner ! ». Elle l'avait tout de même dit sans animosité, alors je suis sorti. L'air était pur, les arbres, le ciel et les lampions rougeoyaient de concert. Cette atmosphère chaleureuse m'accueillait, paraissant me dire « Pourquoi ne pas nous rendre visite plus souvent ? ». J'ai donc marché un peu dans les alentours de la maison, et c'est là que je me suis pris un marron en pleine figure.

 En fait, je pensais que c'était un marron mais tout compte fait, c'était une châtaigne. Je me suis penché et l'ai ramassée, et l'ai examinée un instant. C'était bien une châtaigne. J'ai regardé autour de moi. Il n'y avait pas de châtaignier. En fait, je ne saurais pas dire complètement, je n'ai jamais vu de châtaignier, mais enfin ces arbres ressemblaient à des arbres convenables, tout à fait comme il faut, ils ne s'amusent certainement pas à jeter des châtaignes sur les gens. Je me suis dit que ce devait donc être quelqu'un qui m'avait fait cette farce, mais il n'y avait personne non plus. Je suis demeuré un moment, circonspect, immobile, ne pouvant démêler cette affaire. Finalement, j'ai décidé de rentrer.

 En chemin, comme pour passer le temps, je me suis dit que c'était sans doute ça qu'on appelait une "châtaigne". Je ne savais pas que les châtaignes pouvaient heurter les honnêtes gens, comme ça sans raison à des heures tardives, mais apparemment c'était parfois le cas. C'est si déroutant qu'il faut employer un mot pour ça. Et donc on appellerait ça une châtaigne. Du reste, ce serait illogique d'appeler pamplemousse le fait de se prendre une châtaigne, tout autant que ce le serait d'appeler châtaigne le fait de recevoir un pamplemousse sur la figure. Mais, du reste, ce dernier problème ne se pose pas, puisque les pamplemousses nous épargnent d'une si curieuse pratique. En tout cas à ma connaissance.

 En arrivant à la maison, ma femme m'a demandé ce que j'avais pris. J'ai répondu "une châtaigne". Et je me suis assis sur le fauteuil, ai soupiré mélancoliquement comme pour communiquer et développer cette expérience curieuse de la journée, puis me suis pris à contempler à nouveau l'extérieur. Ma femme, après un instant de silence, a réagi : « Euh... Mais non, qu'est-ce que tu as acheté pour le dîner ? ». « Tiens, il pleut des châtaignes ! » ai-je simplement répondu. Cette réponse ne plut pas à ma femme. D'une part, elle n'aime pas que je raconte n'importe quoi (bien que ce ne fût pas n'importe quoi, il pleuvait réellement des châtaignes), d'autre part, cela ne répondait pas à sa question (à laquelle je ne pouvais réagir que par un silence coupable, puisque j'avais de fait oublié de m'en occuper). Elle a alors insisté et poussé un murmure de colère, et moi, je ne voulais pas la froisser, alors j'ai pris un panier et je suis ressorti.

 Le problème, c'est qu'il pleuvait réellement des châtaignes. En fait, je ne sais pas si on peut dire "pleuvait". Peut-être faudrait-il dire "grêlait", car ça correspondait mieux à ce phénomène. Quand il pleut, c'est comme une humidité générale, on perçoit à peine les gouttes, on perçoit plutôt le filet, les cordes. Mais les grêlons, on n'a pas le choix de les percevoir individuellement, en tout cas ceux qui nous tombent dessus. Surtout moi qui oublie de mettre un bonnet. Ah mais justement, je devais arrêter là mes méditations métaphysiques, car les châtaignes me tombaient sur la tête et ça faisait mal. Alors je me suis abrité avec mon panier. Une bande-son sourde couvrait le ciel, et quand je dis le ciel j'inclus le panier, car il était au-dessus de ma tête et c'était un peu comme le ciel. Il y avait la foudre, et il y avait ce bombardement comme ce qu'on entend sous un toit d'orage. Je ne sais pas s'il faut dire les choses ainsi, mais sous cette pluie de châtaignes j'avais du mal à réfléchir.

 Le panier s'est rapidement alourdi. Et finalement, je me suis dit qu'après tout, ça faisait sans doute un dîner. Alors je suis rentré une nouvelle fois. J'ai posé le panier sur la table de la cuisine et suis reparti m'asseoir sur le fauteuil. Ma femme est arrivée dans la cuisine. Elle m'a demandé ce que j'avais apporté. J'ai montré le panier d'un signe de tête. Je ne voulais pas être dérangé. Ce spectacle naturel (enfin, je ne sais pas s'il était naturel après tout, mais pourtant c'étaient des châtaignes. L'action était peut-être un peu surnaturelle, mais les acteurs étaient naturels) était passionnant.

 Ma femme s'est fâchée. Je ne sais pas si c'était de me voir moi sur le fauteuil regarder la fenêtre (ce qui est beaucoup moins intéressant que de regarder la fenêtre) ou bien ce panier de châtaignes, ou bien les deux. Elle m'a demandé, d'un ton un peu inquisiteur : « Où les as-tu achetées ? ». J'ai répondu : « Je ne les ai pas achetées, je les ai cueillies. » « Où ça ? » a-t-elle demandé. « Dans le ciel ». Cette réponse ne lui a pas plu. « Encore cette foutue fenêtre ! » (ce qui n'avait aucun sens, je n'avais pas parlé de fenêtre) a-t-elle réagi, s'approchant et éteignant la fenêtre.

 À mon tour, ça ne m'a pas plu. Je rouvris les rideaux, et là, la surprise, la frustration et le désarroi se mélangèrent. "Mais ? Où sont passées les châtaignes ?". Il ne pleuvait plus de châtaignes. Il n'y en avait même pas sur le sol du jardin. C'était vraiment très bizarre. Ma femme se redirigea vers la cuisine, optant pour une soupe, ce qui me mit en appétit. « Si au moins tu participais ! » Là, je fus pris d'un élan d'affection. Je la suivis, et elle m'assigna un titre de préposé à la surveillance de la température de la marmite. Je ne savais pas ce que ça signifiait, et elle non plus peut-être, mais je me tins loyalement à mon poste, me laissant stoïquement embaumer du fumet marron. Nous nous sommes regardés. Je crois qu'elle perçut quelque chose dans l'éclat de mes yeux bruns, car elle dit : « Allez ! je suis sûre que tu vas la retrouver, cette fenêtre ! »

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