Rupture
J’étais toujours contente de passer une soirée avec Manu et Charlotte. Nous avions fait la fac ensemble, c’est là qu’ils s’étaient rencontrés d’ailleurs. Nous avions tout accompli au même moment, le premier boulot, les enfants, avec l’agréable sentiment d’avancer en cadence.
Je leur avais suggéré d’acheter l’appartement qui venait de se libérer au 5e étage de notre immeuble. Nous pourrions être voisins, nous rendre service, garder nos enfants respectifs.
Quand leur achat s’était concrétisé, Adam et moi étions aux anges. Nous avons inauguré le petit rituel du dîner du jeudi soir, que nous attendions désormais avec impatience.
Ce jeudi là, Adam n’avait pas pu m’accompagner, coincé au boulot pour boucler un rapport.
C’est donc seule que je grimpai les trois étages qui séparaient nos appartements, me réjouissant d’avoir Manu et Charlotte pour moi toute seule. J’avais apporté une bouteille de Sancerre blanc, le préféré de Charlotte.
Charlotte avait imaginé un menu d’enfer, comme d’habitude. Contrairement à moi, elle était une cuisinière hors pair.
Tandis que Charlotte versait dans mon assiette creuse le curry de légumes qu’elle avait préparé, nous échangions des banalités sur la maîtresse de CE2, qui bombardait nos filles aînées de devoirs cette année.
Je me décidai alors à partager avec Charlotte et Manu notre découverte du samedi précédent.
« Ah, et vous savez quoi, avec Adam on a fait un changement radical ! ».
« À quel propos » s’enquit Charlotte, curieuse ?
« Nous avons décidé que nous n’irions plus chez Cora, mais chez Carrefour. On a trouvé ça beaucoup mieux. »
Charlotte se stoppa net de remplir mon assiette, qui n’avait pourtant été abondée que d’une louchette de sauce.
C’est Manu qui prit la parole en premier, « Mais enfin Charlotte, qu’est ce qui vous a pris? »
J’avais essayé d’amener les choses de manière badine, mais la vérité c’est que je savais que ça allait les blesser.
« Manu, ça n’est pas ce que tu crois. J’aime bien Cora, vraiment, mais, on a eu un coup de coeur pour Carrefour.
Charlotte se rassit, m’abandonnant à ma moitié d’assiette de sauce.
« Je savais que ça arriverait », dit-elle. « La dernière fois, déjà, quand on a fait les courses ensemble, je sentais bien que tu n’étais pas vraiment présente. »
« C’est vrai, admis-je, repentie, j’y pensais déjà. »
Je m’en voulais terriblement, mais je ne pouvais pas faire machine arrière.
« Et t’as pensé à ta carte de fidélité » me demanda Manu, inquiet?
« Je sais Manu, ça n’est pas sans sacrifice, mais crois-moi, on est plus heureux comme ça, on a trouvé un nouvel équilibre. »
« Sans nous » murmura Charlotte, qui essuyait ses yeux rouges pour empêcher ses larmes de couler.
Lila arriva dans la cuisine. « Qu’est ce qu’il y a maman, pourquoi tu pleures? » demanda la petite fille.
J’intervins tout de suite : « Non Charlotte, ne lui dis pas, elle est trop jeune, elle ne peut pas comprendre. »
« C’est trop tard, me répondit Charlotte. Lila, ma chérie, Adam et Cécile ont décidé de ne plus faire leurs courses chez Cora ».
La petite fille me regarda, avec un regard implorant une dénégation de ma part. C’en était trop.
Je me levais de ma chaise d’un seul coup. « C’est dégueulasse Charlotte, tu ne peux pas mêler les enfants à ce genre d’histoires qui ne regardent que nous. »
Charlotte se mit à hurler. « Et Adam, même pas le courage de venir nous le dire en face. Bravo hein! »
« Mais enfin Charlotte » criais-je à mon tour, « tu pensais quoi, qu’on allait rester là à faire les courses chez Cora toute notre vie. Je n’en peux plus de la routine, moi, j’ai besoin de changement ! »
« Et ben voilà , fais ta petite crise de la quarantaine, va voir une nouvelle enseigne si ça te chante. Mais faudra pas revenir pleurer ici en disant que tu ne trouves plus tes produits préférés au meilleur prix. »
Je quittai précipitamment la table de la salle à manger.
Je regardai, peut être pour la dernière fois, le décor de notre rendez-vous hebdomadaire, auquel je m’apprêtais à tourner le dos pour de bon.
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